L'AUTRE QUOTIDIEN

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Questions à Eva Copa Murga, Présidente du Sénat bolivien

Eva Copa Murga, Présidente du Sénat bolivien

Selon un rapport publié par le Washington Post et réalisé par le Massachusetts Institute of Technology (MIT), Evo Morales avait bien remporté l’élection de l’an dernier avec plus de 10 points de différence, sans aucune fraude. Le président bolivien a donc bien été renversé et contraint à l’exil par un coup d’état organisé par la droite et soutenu par l’armée et les USA. Où en est la Bolivie aujourd’hui ? Minoritaire dans la société, le gouvernement auto-proclamé de droite a dû composer avec ce qui reste d’institutions. Membre du MAS, le parti d’Evo Morales, la Présidente du Sénat, Eva Copa Murga, a joué un rôle très important dans l'accord pour l'organisation de nouvelles élections..

Représentante de la ville d’El Alto, elle a pris les choses en main et a signé un pacte avec les putschistes, renvoyant les militaires dans les casernes et permettant la convocation d’élections. Elle dénonce les menaces et dit que les dirigeants politiques et sociaux commencent à peine à sortir de la clandestinité. Elle parle du rôle des organisations et des femmes : « Nous faisons ce que nous avons promis au peuple bolivien : réaliser la loi pour les élections suivantes. Et nous, les femmes, nous l’avons fait ». Son parti, le MAS, se réorganise pour commencer la campagne contre le gouvernement de facto. On la présente comme « simple et travailleuse ». L’affection de son entourage est la première caractéristique d’Eva Copa Murga. La deuxième, la colère de ceux qui ne veulent pas d’elle, peut-être parce qu’en une semaine, elle est passée de la position de sénatrice du MAS à la responsabilité de diriger la transition avec le gouvernement de facto. Femme et jeune – elle a 32 ans –, une voix douce et des lunettes cerclées de noir, elle commence par remercier pour cette interview, tout en précisant qu’elle a peu de temps. L’interview a lieu au soir d’une journée qui a commencé tôt dans le Salón de los Movimientos Sociales, où le vice-président démissionnaire, Álvaro García Linera, avait son bureau.

Lavaca : Comment allez-vous ? Ce n’est pas juste une formule de bienvenue, nous aimerions savoir ce que vous coûte personnellement tout ce processus.

Eva Copa Murga : Cela faisait 15 jours que je n’avais pas vu mes enfants, Santiago, qui a 4 ans, et Samanta, 7 mois. Ce week-end [30 novembre-1er décembre], j’ai pu les revoir. Nous toutes et tous au MAS nous avons vécu des moments très difficiles. Ils nous ont persécutés politiquement, ils ont fait peur à nos familles. L’un des moments les plus terribles que notre pays ait connus a été l’enlèvement du président de la Chambre des députés, Víctor Borda, ils l’ont obligé à courir sur une place, nu, pour le forcer à démissionner. Ils ont saisi la maire de Vinto, ont coupé ses cheveux et l’ont aspergée de peinture rouge… Et tant de personnes, tant de la majorité que de l’opposition, qui ont subi des intimidations. Nous avons eu des semaines très dures : la peur, pas d’accès à nos fonctions, pas de garantie de pouvoir faire notre travail. Nous continuons d’avoir un peu peur en marchant seuls dans la rue, surtout les femmes. Moi, je viens d’El Alto, je n’ai pas beaucoup de distance à parcourir. Mais celles et ceux qui viennent d’autres départements, de départements où le conflit a été plus fort – Santa Cruz, Cochabamba – ont beaucoup de mal à atteindre le siège du gouvernement. Au milieu de ce conflit, qui a commencé il y a presque trois semaines, il y a eu une pause : on a pu respirer un peu de pacification, mais ce n’était pas la paix. Même les dirigeants syndicaux continuent d’être persécutés. Alors qu’il est fondamental pour nous de pouvoir convoquer des assemblées, des conseils municipaux, nous organiser pour commencer la campagne… La loi électorale est déjà prête, il ne nous reste plus qu’à désigner les membres de la commission électorale et annoncer le calendrier électoral.

Lavaca : À votre avis, pourquoi une telle politique de peur et de terreur envers les dirigeants ?

Eva Copa Murga : Je pense qu’il s’agit d’empêcher le mouvement social de se réorganiser. En Bolivie, chaque organisation sociale relève d’une structure syndicale qui doit être convoquée par ses hauts dirigeants élus selon les usages et les coutumes. Et en persécutant ces dirigeants qui convoquent, on ne nous permet pas d’avoir des organisations solides. Cela se produit ainsi et également en réduisant au silence la voix de la liberté d’expression. Beaucoup commencent à peine à sortir de la clandestinité, parce qu’avec ce qui se passait, les dirigeants se sont cachés. Mais peu à peu, ils réapparaissent et on peut se réorganiser.

Lavaca : Comment se comporte le gouvernement actuel ?

Eva Copa Murga : Nous sommes très inquiet·es. Depuis le premier décret qu’ils ont pris pour donner carte blanche pour tuer nos frères… nous sommes toujours inquiet·es. Il y a eu des morts à Senkata, à Yapacaní, à Cochabamba… et cela nous inquiète beaucoup : nous ne pouvons pas nous entretuer entre Boliviens. Beaucoup a été fait lors des négociations, au Palacio Quemado avec les ministres transitoires, afin de pacifier le pays et d’arrêter les effusions de sang. Dieu merci, ce décret a été abrogé, quoique tardivement, mais il a été abrogé. Et les forces armées ont quitté les départements où il y avait des conflits. La place Murillo (1) a été militarisée.

Lavaca : Et aussi paramilitarisée, nous avons vu des groupes de jeunes qui n’appartenaient pas aux forces armées et qui agissaient comme si…

Eva Copa Murga : Écoutez, lorsque nous sommes arrivé·es à l’assemblée après ce qui s’est passé... je ne sais pas si on peut appeler ça une transition, après ce conflit pour le pouvoir, pour combler le vide de pouvoir dans notre pays. Nous voulions pénétrer sur la place Murillo afin de restaurer l’Assemblée législative et ses deux Chambres. Mais il y avait des groupes, de jeunes civils, qui se permettaient de vous demander votre accréditation, votre carte d’identité, de fouiller votre sac pour voir si vous y aviez mis quelque chose, alors que ce n’était pas leur compétence. Cela a duré un mois. Ce n’est qu’après que nous avons constitué et rétabli les deux Chambres qu’ils sont partis. Mais le traumatisme psychologique reste.

Lavaca : Avez-vous un dialogue avec le gouvernement ?

Eva Copa Murga : Non, je n’ai pas eu de dialogue avec eux jusqu’à aujourd’hui. Si je me suis rendue à une réunion de conciliation c’est parce qu’il s’agissait du pacte d’unité, de la loi rétablissant des garanties des droits humains. J’ai assisté à la promulgation de la loi pour les prochaines élections. Après ça, le dialogue n’a pas continué…

Jeanine Áñez présidente de Bolivie par interim (et autoproclamée) depuis le renversement d’Evo Morales en novembre 2019.

Lavaca : Comment avez-vous conclu le pacte signé avec la présidente Añez ? Comment cet accord a-t-il été tissé politiquement ?

Eva Copa Murga : Les décisions que nous avons dû prendre en tant qu’Assemblée législative, dans les deux Chambres, ont été très difficiles. Dans le cas du Sénat, nous avons dû dissoudre une commission importante, la Commission constitutionnelle, que nous avons dû céder au gouvernement afin d’avoir... non pas la stabilité, mais la capacité de parvenir à un consensus et d’adopter une loi à l’unanimité. Parce que le pays avait besoin de signaux indiquant que la législature était légalement et légitimement constituée. Que ce premier organe de l’État allait œuvrer pour donner la paix et pacifier le pays. Nous avons dû nous asseoir avec les deux autres forces pour débattre et pour tisser le règlement des élections, en réduisant les délais prévus par la Constitution. Et je pense que c’était une grande contribution pour que le pays respire un peu de paix.

Lavaca : Comment analysez-vous le résultat : s’agit-il d’un pacte qui vous convient ou était-ce le seul accord possible à ce moment-là ?

Eva Copa Murga : C’est un pacte conclu en raison de la situation de notre pays. Il y avait déjà beaucoup de morts, de disparus, de blessés, d’emprisonnés et nous devions faire quelque chose. Et c’était un des signes dont le pays avait besoin pour se démobiliser, avoir des garanties pour ses dirigeants, obtenir des réparations pour les morts, couvrir les dépenses pour les blessés et les séquelles des blessures. Nous devions prendre des décisions.

Lavaca : La photo de l’accord a été diffusée dans le monde entier, on y voit une Añez souriante mais vous, vous aviez un visage fermé. Que ressentez-vous en revoyant cette photo ?

Eva Copa Murga : J’ai assisté à l’adoption de la loi électorale. J’y suis allé parce que c’est le MAS, avec ses deux tiers, qui a impulsé cette loi, pas le gouvernement de transition. Parce que leur présence à l’Assemblée législative est minime. C’est nous qui avons travaillé pour réaliser et concrétiser ce projet de loi, ce qui nous a pris du temps et des forces. Il se peut que cela m’ait coûté politiquement au sein de mon propre parti, mais je crois que notre pays passe avant tout. Nous ne pouvions pas permettre que les pauvres, les humbles, continuent de souffrir, parce que ce sont eux qui ont été touchés.

Lavaca : Quelles sont les discussions en cours au sein du parti en vue des élections, non seulement des candidats, mais aussi des stratégies politiques pour reprendre le pouvoir ?

Eva Copa Murga : En ce moment, nous sommes en train de nous réarticuler. D’abord, cela a lieu parce que nous faisons une autocritique, nous débattons, nous analysons la conjoncture et les quatorze années que nous avons passées au gouvernement. Il faut un débat pour voir en quoi nous nous sommes trompés, comment nous rectifions, comment nous nous réorganisons et comment nous abordons l’élection. Après cela, sur ces lignes politiques, nous passerons au choix de nos candidats.

Lavaca : À quel stade en est ce débat ?

Eva Copa Murga : Samedi [8 décembre], l’analyse et le débat vont commencer au sein du Mouvement vers le socialisme (MAS) et de l’Instrument politique pour la souveraineté des peuples (IPSP) à Cochabamba. Parce que le MAS est composé de cet Instrument, des organisations sociales, professionnelles, de la classe moyenne et des jeunes. Dès samedi, une fois que nos plus hautes autorités nationales nous auront donné les lignes directrices, nous commencerons à débattre dans nos départements.

Lavaca : Quelles sont ces autocritiques dont vous avez parlé ?

Eva Copa Murga : Je pense qu’il faut d’abord avoir le débat dans nos organisations. Les meilleurs pour faire ces critiques sont celles et ceux qui ont vu de l’extérieur ce que nous avons raté à l’intérieur. Je vais attendre les conclusions de ces discussions larges, et nous respecterons les décisions qu’elles vont prendre.

Lavaca : Le rôle des organisations sera donc important dans la suite des événements...

Eva Copa Murga : Il est fondamental pour nous de savoir ce qu’elles pensent. Il est fondamental de connaître la position qu’elles adoptent. Le MAS ce sont les organisations sociales. Nous ne pouvons donc négliger aucun avis donné par ces assemblées larges.

Lavaca : Pensez-vous que le rôle des femmes dans la rue et au Parlement devrait également être valorisé ?

Eva Copa Murga : Beaucoup pensaient que nous allions échouer dans ce domaine. Surtout parce que d’où je viens, c’est-à-dire El Alto, nous avons toujours été gouvernés par des hommes. Ils pensaient que nous n’allions pas prendre ce genre de décision. Et je crois que nous avons fait nos preuves. Il est possible que nous ayons commis des erreurs, beaucoup ou peu, mais l’important est que nous avons maintenu la stabilité dans les deux Chambres, que nous sommes restés fermes à l’Assemblée législative, et que nous faisons ce que nous avons promis au peuple bolivien : réaliser la loi pour les élections suivantes. Et nous, les femmes qui venons du peuple, nous l’avons fait.

Lavaca : Sur quoi travaillez-vous ces jours-ci ?

Eva Copa Murga : Nous sommes en train de reprendre notre programme après avoir été paralysés. Nous avons donné la priorité à la loi (pour les élections), récemment nous avons présenté le projet de sélection des membres de la commission électorale, qui doit être terminée le 18 décembre, et maintenant nous travaillons avec l’Assemblée législative. J’ai beaucoup de textes à envoyer aux commissions. C’est à moi, en tant qu’Assemblée, de les faire parvenir à la commission afin que l’exécutif transitoire décide ce qui est bon ou pas. Je suis pratiquement en charge des questions administratives et législatives.

Lavaca : Êtes-vous préoccupée par les décrets qui sont promulgués, des mesures qui ne passent justement pas par l’Assemblée ?

Eva Copa Murga : Nous sommes très inquiets, en effet. Une chose qui nous préoccupe beaucoup, c’est la nomination de l’ambassadeur aux États-Unis, alors que cette nomination devrait être soumise à l’Assemblée. Nous n’allons pas l’imposer, mais nous avons besoin d’un minimum de respect et de conformité avec la Constitution. C’est le Comité des relations internationales qui s’occupe de cette question et doit la renvoyer à l’Assemblée législative. Et je ne sais pas pourquoi ils ne l’ont pas fait, parce que cette commission n’est pas dirigée par le MAS, mais par le PDC, et ils sont au gouvernement.

Lavaca : On dit qu’à travers ce type de mécanisme, le gouvernement de fait prépare des élections à sa mesure et fait perdre des forces au MAS. Quelle est votre analyse ?

Eva Copa Murga : Nous appelons le peuple bolivien à être tous des inspecteurs pour qu’une élection transparente puisse avoir lieu. Évidemment, nous aurons des mécanismes de contrôle. Le MAS a toujours été un parti très présent au niveau national. Les régions rurales sont nos bastions électoraux. Et je crois que la maîtrise de soi que nous allons avoir dans les différentes municipalités et départements va nous permettre de maintenir les votes en notre faveur. Ils ont toujours parlé de démocratie, et je ne sais pas si les gens veulent vivre dans cette démocratie de deux semaines ou dans une démocratie de quatorze ans comme la nôtre.

*Cet entretien a été publié le 5 décembre 2019 par la page web de la coopérative argentine Lavaca (https://www.lavaca.org/notas/entrevista-con-eva-copa-murga-presidenta-del-senado-de-bolivia/), qui édite également le mensuel Mu, produit des émissions de radio et de TV et assure la formation aux métiers de presse (dont un module sur la communication féministe) dans son Universidad de Lavaca. (Traduit de l’espagnol par JM)