L'AUTRE QUOTIDIEN

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Russie, tortures et condamnation d'anarchistes à des peines de "camp sévère" : le réseau sans Nüremberg, par André Markowicz

C’est une histoire monstrueuse. Pendant l’été 2017, le FSB avait arrêté, à Petersbourg et dans la ville de Penza (la province russe profonde), un groupe de jeunes gens présentés comme terroristes et qui, disait-on, voulaient agir pendant le championnat du monde de football pour « déstabiliser le pays ». Ce groupe — la majorité des membres de ce groupe, ceux de Penza — viennent d’être jugés par un tribunal militaire, et condamné à des peines qui vont jusqu’à 18 ans de camp à « régime sévère ». — Quand on regarde ce qui s’est passé, on découvre que les jeunes gens impliqués dans cette histoire invraisemblable ont été torturés systématiquement dès le début de leur incarcération — la chose est établie, personne ne le conteste (le FBS, si, malgré les certificats médicaux), et qu’ils ont avoué sous la torture.

Qui étaient-ils, ces jeunes ? — C’était, de fait, un groupe dont la plupart (mais pas tous) s’entraînaient à faire du « strike ball » (je découvre ça, — il s’agit d’un jeu à base militaire, un genre, si je comprends bien, de paint-ball en plus sophistiqué) et certains, tout à fait officiellement, étaient membres d’un club de tir. Mais, surtout, ils étaient “libertariens”, comme on dit en russe, c’est-à-dire libertaires, se proclamaient d’extrême-gauche et faisaient, quand c’était nécessaire, une protection aux cibles des groupes néo-nazis qui prolifèrent en Russie depuis des années. Ces groupes s’en prennent aux étrangers dans les quartiers, aux SDF, à tout ce qu’ils considèrent comme « dégénéré », — et eux, ces jeunes gens, ils militaient pour aider les SDF. D’autres aidaient les animaux abandonnés ; ou bien ils organisaient des « free-market », c’est-à-dire des systèmes de troc de biens tout simples. Bref, ils essayaient, concrètement, d’être utiles. Et là, d’un coup, quelqu’un dans la police (où les néo-nazis ont, bien sûr, leurs entrées) a voulu construire une affaire, et, sans doute, se gagner une belle promotion. Et c’est parti. C’est devenu « l’affaire du réseau » : qu'aucun des jeunes pris dans la nasse ne connaissait.

Ils ont été torturés pendant plus de deux ans. Et le verdict vient d’être rendu. 18 ans de camp à « régime sévère » pour Dmitri Ptchenlinstev, présenté comme le leader du groupe.16, 14, 12 pour les autres. Par un tribunal militaire.

On leur a laissé dire un dernier mot avant le verdict. Chacun a parlé. Voici ce qu’a dit Ptchelinstev :

« Messieurs les juges, messieurs les acteurs du procès. En principe, tout ce que j'aurais pu dire a déjà été dit plusieurs fois, tant par moi que par les autres, au cours du procès et de l'enquête, pendant les débats entre les parties. Sans doute faut-il juste dire que, malgré tout, sans doute, nous sommes coupables. Mais pas coupables, bien sûr, de terrorisme. Non pas seulement nous, mais nous tous qui sommes présents ici dans cette salle, et même ceux qui n'y sont pas. Parce que, sans doute, nous avons commis une erreur, si nous avons admis qu'une telle chose est possible dans notre pays. Et que, visiblement, nous avançons depuis très longtemps vers je ne sais pas où, puisque nous en sommes arrivés... là.

Je voudrais dire que, dans notre pays, c'est très dur avec la justice, et précisément maintenant. Avant, peut-être, c'était mieux. Je ne me suis jamais trop intéressé à la politique, ni à la justice, ni à rien de tout ça. En principe, surtout parce que ça ne m'a jamais intéressé et que je ne pensais pas qu'il se ferait un jour que j'y suis confronté. Et néanmoins, après m'être retrouvé pendant deux ans et demi dans une cellule à l'isolement, j'ai analysé la façon dont, en général, je me suis retrouvé ici et ce qui m'y a amené. Et, naturellement, je n'ai pu tirer qu'une seule conclusion qui est, je pense, évidente pour tout le monde. C'est vrai que nous avons fait quelque chose de travers avec tout le pays. Et il y a quelque chose que nous n'avons pas fait, et que nous devions faire, dont c'était même notre devoir de le faire.

Notre pays, ou, plutôt pas tout à fait le nôtre, mais celui qui a vaincu le fascisme, et les gens qui ont vaincu le fascisme, eux aussi, ils sont encore vivants, et leurs descendants sont encore vivants. Leurs descendants, c'est nous. Et, vous savez, en Allemagne, pour autant que je le sache, il n'y a pas ces difficultés avec la justice,même si, en leur temps, ils ont eu le troisième reich et qu'ils brûlaient les gens dans les fours. Simplement, nous, nous n'avons pas eu notre procès de Nüremberg. Et tous les commissaires qui ont énoncé des sentences de mort et qui les ont exécutées ont pris ensuite leur retraite, ont eu une vieillesse tranquille dans le cercle familial, dans un lit bien douillet, et, pour eux, tout était bien. Tout va bien aussi pour leurs disciples. Et ce que nous avons maintenant, c'est que, quand on m'arrête et qu'on me torture à l'électricité, après ça, les collaborateurs du FSB partent commémorer le centenaire de leur organisation. C'est-à-dire qu'ils indiquent clairement qu'ils se considèrent comme les héritiers du NKVD. Où, tout le monde le sait parfaitement : il n'y avait aucune idée du droit et de la justice. Il n'y avait que du banditisme.

Notre tâche aujourd'hui, sans doute, c'est d'arrêter ça et de faire un pas du côté de la raison. Parce que, si nous continuons à avancer comme ça en pilote automatique, sans avoir la moindre idée de vers quoi nous allons, nous n'avons pas la moindre possibilité de comprendre vers où ça va nous mener. Nous pouvons nous arrêter en général, regarder où nous sommes (vous savez bien, ce qui est grand, c'est à distance qu'on le voit). Il faut faire un pas de côté et voir où nous nous sommes arrêtés. Et penser à ce que nous pouvons faire pour avancer dans la bonne direction, dans la direction nécessaire. Peut-être, bien sûr, pas d'un seul coup — ça, ça ne marche pas, ça ne marchera pas chez nous. Peut-être même, ça ne marchera pas dans les deux années à venir. Mais un jour, il faudra bien, de toute façon, reconnaître ces erreurs, il faudra bien faire un procès de Nüremberg, parce que c'est la seule façon, je crois bien, de guérir les traumatismes. C'est tout ce que j'ai à dire. »

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Il a parlé ainsi après avoir été torturé pendant toute sa détention, et sachant qu’il le sera encore — pendant les 16 ans de camp qu’il lui reste à accomplir.

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Non, il n’y a pas eu de Nüremberg en Russie, et, oui, on a fêté, en grande pompe, en 2018, le centenaire de la création de la Tchéka en 1918, et oui, Poutine (puisque c’est Poutine en personne qui dirigeait le KGB) se revendique de la Tchéka puis du NKVD. Et cette affaire de « terrorisme », pour « destabiliser l’Etat », c’est exactement le vocabulaire du stalinisme.

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Après les manifestations de l’été 2019, et après avoir compris qu’il avait perdu totalement le soutien populaire, Poutine est en train de durcir son pouvoir en transformant la constitution (j’y reviendrai plus tard). En même temps, la corruption est telle, et la lutte à l’intérieur du pouvoir est si violente, qu’on en vient, par exemple, voici deux semaines, à arrêter pour corruption le chef adjoint de l’Etat major des armées (pour des centaines de millions de dollars). L’homme qui, concrètement, était chargé de la coordination entre les différentes armes. Celui qui, concrètement, dirigeait toutes les opérations militaires de la Russie.

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Il faut aider Dmitri Ptchelintsev et ses compagnons, et que les réseaux d'information défassent cette affaire du « réseau ». En Russie même, des voix s’élèvent de toute part pour protester — ce qui prouve que l’opposition est toujours aussi forte. Je suivrai cette affaire, évidemment, autant que je le peux.

André Markowicz, le 11 février 2020


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.