L'AUTRE QUOTIDIEN

View Original

La liberté d'obéir, un thème nazi repris par l'actuel gouvernement managérial de Macron

Saisissant : ce que l’on peut tenter de comprendre et d’inférer de la gestion du plus grand centre allemand de formation au management d’entreprise, entre 1960 et 1980, par un idéologue nazi avéré. L’essai de Johann Chapoutot n’a pu que déplaire au milieu des DRH et des cadres supérieurs, qui s’est plaint qu’on lui rappelle les origines pas très claires du concept et des méthodes de management qu’ils utilisent. On les comprend aisément. Le lien direct avec l’Allemagne nazie fait un peu mal. Et pourtant, Johann Chapoutot n’a rien inventé. Il a simplement procédé à une étude généalogique du management dont il donne toutes les clés dans son livre. Sans pour autant considérer comme des nostalgiques d’Hitler les managers d’aujourd’hui, évidemment.

Ils nous semblent résolument étrangers et étrangement proches, presque nos contemporains. « Ils », ce sont les criminels nazis dont un chercheur en histoire spécialiste de cette période observe la vie et les actes, lit les écrits, reconstitue l’univers mental et le parcours.

Résolument étrangers, ils le sont par leurs idées et par les expériences de leur vie. Nous ne sommes pas des reîtres ou des chiens de guerre comme un Dirlewanger ou un Krüger, anciens combattants des tranchées devenus professionnels du massacre et de la terreur. Nous ne sommes pas les passionnés de violence et de contrôle, les professeurs d’assassinat que sont Heydrich ou Himmler. Leur dureté, leur fanatisme, mais aussi leur médiocrité, nous les rendent aussi lointains que le signale le noir et blanc des images ou la coupe de leurs uniformes.

Cela vaut aussi pour Herbert Backe. Backe est un homme d’un autre temps et d’un autre lieu, rendu opaque et lointain par un état-civil exotique et par une vie que personne d’entre nous ne connaît ni n’imagine. Il est né dans l’Empire des Tsars, en 1896, parce que son père, commerçant, y faisait des affaires. Il a fréquenté le lycée de Tiflis, capitale de la Géorgie, où le jeune Staline vivait aussi. Il a été emprisonné comme civil allemand entre 1914 et 1918, avant de rejoindre l’Allemagne, et de faire des études d’agronomie. Spécialiste autoproclamé de la Russie, qu’il prétendait bien connaître, il est devenu un raciste convaincu, persuadé de la supériorité biologique et culturelle des Allemands, qui étaient selon lui appelés à dominer les vastes espaces fertiles de l’Europe orientale. Membre du parti nazi, exploitant agricole, il a mené une carrière politique. Responsable de section, député au Landtag de Prusse, il n’a pas négligé le travail théorique. Dans sa brochure de 1931 intitulée Paysan allemand, réveille-toi !, il prône la colonisation de l’est de l’Europe et le mépris assumé des populations locales, simples auxiliaires, au mieux, de la prospérité allemande.

Backe, derrière ses lunettes cerclées et ses traits fins, est un violent, un radical. Cela plaît à Himmler, chef de la SS, et à son spécialiste des questions agricoles, Richard Darré, que Backe suit comme secrétaire d’Etat au ministère de l’Agriculture en 1933, avant de le remplacer comme ministre de fait en 1942. Entre-temps, dès 1936, il est devenu l’expert agricole de l’administration du Plan de Quatre ans, dirigée par Hermann Goering, à qui il inspire, en 1941, une politique d’affamement systématique des territoires de l’Est que le Reich se prépare à conquérir et à coloniser. Père d’un « Plan Famine » qui prévoit d’alimenter le Reich en prélevant la nourriture des populations soviétiques, Herbert Backe assumer froidement la mort, probable et, à ses yeux, souhaitable, de trente millions de personnes à moyen terme. Un nazi intégral, encore ému, en prison, à Nuremberg, par les mots d’encouragement et de félicitation que lui prodiguait Hitler. Ministre, général de la SS, planificateur en chef du ravitaillement à l’Est, Backe a fait une carrière splendide sous le IIIe Reich, dont il ne pouvait accepter l’effondrement. Il s’est suicidé dans sa cellule, en 1947, quarante années exactement après que son père s’est donné la mort.

L’étrangeté d’un tel parcours, de telles idées, d’une telle personnalité, nous est absolue. Même l’historien qui est familier de ces gens-là et des textes qu’ils ont produits, qui tente de comprendre comment des êtres humains peuvent arriver à penser et à agir ainsi, ne peut, quand il lève la tête de ses archives, quand il pose ses lunettes et prend un peu de distance à l’égard de son objet, éviter la nausée et l’effroi que les mots et les portraits du petit homme fin, de l’idéologue convaincu, du technicien consciencieux, provoquent.

Explorer la vie et l’univers de ces gens-là conduit sur des terres étrangères, lointaines, pétries d’angoisse et de brutalité, des temps révolus, qui ont pris absolument fin, pense-t-on, en 1945.

Reinhard Höhn en 1935

L’historien Christian Ingrao avait déjà abattu un énorme et passionnant travail en se penchant de très près sur les années de formation initiale et de formation continue des élites opérationnelles nazies (« Croire et détruire », 2010, issu de sa thèse soutenue en 2001, « Les intellectuels du service de renseignements de la SS, 1900-1945 ») et sur la gestion pour le moins chaotique des grandes planifications millénaristes du IIIème Reich (« La promesse de l’Est », 2016). Dans une forme de subtile continuité de ces travaux indispensables, son collègue Johann Chapoutot nous propose en ce début 2020, dans la collection NRF Essais de Gallimard, une brève et robuste investigation historique autour d’une figure pas si secondaire que cela parmi ces croyants destructeurs d’un genre particulier, celle de Reinhard Höhn, qui fut membre du parti nazi dès 1933 et SS dès 1934, premier adjoint de Reinhard Heydrich de 1932 à 1939, et, après un effacement clandestin surprenant et une dénazification quelque peu à la va-vite en 1955, fondateur en 1956 de l’académie de Bad Harzburg (Akademie für Führungskräfte der Wirtschaft), véritable temple de l’enseignement du management des entreprises en Allemagne de l’Ouest, jusqu’à la large révélation du passé jusqu’alors relativement confidentiel de son fondateur au début des années 1980, et à sa faillite en 1989.

Les deux chercheurs se connaissent bien, et ont signé ensemble en 2018 un « Hitler » controversé, qui s’écartait néanmoins de leurs terrains de recherche privilégiés, à savoir l’histoire intellectuelle et culturelle du nazisme, et la forme de fabrication du consentement qui en fit partie intégrante – terrains de recherche patiemment arpentés en y intégrant à chaque fois les plus récents progrès de l’historiographie en langue allemande, et l’utilisation d’archives déclassifiées au fil des années récentes par l’ex-Allemagne de l’Est et l’ex-URSS.

Notre propos n’est ni essentialiste, ni généalogique : il ne s’agit pas de dire que le management a des origines nazies – c’est faux, il lui préexiste de quelques décennies – ni qu’il est une activité criminelle par essence.

Nous proposons simplement une étude de cas, qui repose sur deux constats intéressants pour notre réflexion sur le monde dans lequel nous vivons et travaillons : de jeunes juristes, universitaires et hauts fonctionnaires du IIIe Reich ont beaucoup réfléchi aux questions managériales, car l’entreprise nazie faisait face à des besoins gigantesques en termes de mobilisation des ressources et d’organisation du travail. Ils ont élaboré, paradoxalement, une conception du travail non autoritaire, où l’employé et l’ouvrier consentent à leur sort et approuvent leur activité, dans un espace de liberté et d’autonomie a priori bien incompatible avec le caractère illibéral du IIIe Reich, une forme de travail « par la joie » (durch Freude) qui a prospéré après 1945 et qui nous est familier aujourd’hui, à l’heure où l’ « engagement », la « motivation » et l’ « implication » sont censés produire du « plaisir » de travailler et de la « bienveillance » de la structure.

Assuré de l’autonomie des moyens, sans pouvoir participer à la définition et à la fixation des objectifs, l’exécutant se trouvait d’autant plus responsable – et donc, en l’espèce, coupable – en cas d’échec de la mission.

Mais n’anticipons pas. Progressons pas à pas en voyant comment l’esprit vient aux juristes et aux administrateurs. La première question qui se pose et s’impose à eux est : comment administrer un Reich en expansion permanente, avec peu, voire moins, de moyens et de personnel ?

L’Académie pour Dirigeants d’Entreprise Bad Harzburg, à Überlingen

Il serait en effet extrêmement réducteur, voire mensonger, de vouloir faire dire à « Libres d’obéir » ce qu’il ne dit absolument pas, à savoir que la théorie moderne du management découle de l’idéologie nazie du commandement et de la délégation (ce dont une partie des commentaires médiatiques en ce mois de janvier, fièvre de l’audience aidant, ne s’est pas affranchie, c’est le moins que l’on puisse dire). L’ouvrage, malgré sa brièveté partiellement dommageable, soulève en revanche deux grandes questions toujours captivantes, voire essentielles, encore aujourd’hui.

D’une part, il attire l’attention sur une donnée certes bien connue, mais encore et toujours négligée, celle de la dénazification toute relative de l’appareil techno-économique qui gouverna le « miracle ouest-allemand » à partir de 1949. Parmi bien d’autres, et chacun à leur manière – et pour ne parler ici que de la fiction, et non de l’analyse historique et politique, Heinrich Böll (qui, au-delà de son génie propre de romancier et de nouvelliste, sera resté jusqu’à son décès en 1985 le plus constant contempteur de cette réforme inachevée que fut la création de l’Allemagne de l’Ouest, victime directe de la Guerre Froide et de la paranoïa « maccarthyste »), avec par exemple son « Protection encombrante » de 1979, Reinhard Jirgl, avec ses « Inachevés » de 2003, ou encore Alban Lefranc, avec les deux versions de son « Si les bouches se ferment », en 2006 et 2014, ont souligné le rôle pas toujours réellement souterrain des élites économiques issues du IIIe Reich au sein du patronat allemand triomphant de la dite co-gestion, rôle dont témoignera, là aussi à sa manière, l’assassinat de Hanns Martin Schleyer, ancien maître nazi de la politique d’asservissement économique et co-responsable de la politique d’extermination, en Tchécoslovaquie occupée, cadre dirigeant, à partir de 1951, de Daimler-Benz, président à partir de 1967 des deux puissantes organisations patronales BDA et BDI,  par la Fraction Armée Rouge en 1977. La complaisance des autorités ouest-allemandes, certes, mais surtout du patronat du miracle économique, vis-à-vis d’un Reinhard Höhn, nazi authentifié, en idéologie et en action, déguisé opportunément durant quelques années (1947-1954) sous les apparences d’un anodin praticien naturopathe avant de ressurgir de ses « cendres » pour superviser, trois décennies durant, la formation en management de centaines de milliers de cadres d’entreprise allemands et européens, méritait en tout état de cause d’être rappelée, vingt ans après son décès et alors que l’oubli, plus que jamais, s’installe.

Hanns Martin Schleyer, lors de sa détention par la Fraction Armée Rouge, avant son exécution.

D’autre part, et c’est là peut-être que le propos de Johann Chapoutot, qui n’est ni historien des pratiques contemporaines de management, ni historien militaire de l’armée allemande, est contraint (dans un ouvrage court, avec seulement 140 pages, par ailleurs) à quelques raccourcis ou sauts pouvant se révéler préjudiciables à la bonne compréhension de son analyse, « Libres d’obéir » établit en effet à quel point une certaine conception moderne du management partage plusieurs présupposés essentiels avec la pratique nazie de l’encadrement et de la délégation (et cette notion de partage me semble importante, pour ne pas risquer le contresens que provoquerait l’idée de filiation). Pour obtenir une bonne vision d’ensemble de la manière dont un corpus de pratiques de gestion, particulièrement virulent depuis les années 1985-1995, s’est constitué au cœur des entreprises contemporaines (et bien pis, au cœur de services publics ou para-publics soumis aux diktats d’apprentis sorciers tardivement convertis au néo-libéralisme et ne comprenant le plus souvent pas vraiment les outils qu’ils préconisent et mettent en place), il me semble préférable de se référer, dans l’attente d’une étude d’ensemble qui reste, à ma connaissance, à mener, aux ouvrages séminaux que sont le « Exporting the American Model » (1998) de Marie-Laure Salles-Djelic (à propos de la diffusion des pratiques américaines de management en Europe dans la foulée du plan Marshall), le « Nouvel esprit du capitalisme » (1999) de Luc Boltanski et Eve Chiapello (à propos de l’extrême inventivité du capitalisme managérial lorsqu’il s’agit de sembler céder à la « critique artiste » en donnant davantage d’autonomie et moins de hiérarchie apparente à ses cadres et à ses travailleurs), ou encore le « Lords of Strategy » (2009) de Walter Kiechel III (à propos des racines intellectuelles – y compris militaires – des conceptions de la stratégie d’entreprise d’après 1970).

Johann Chapoutot rappelle avec soin – mais les lectures trop rapides constatées ce mois de janvier l’oublient visiblement – que l’Auftragstaktik (cette création intellectuelle de l’État-Major prussien des années 1820-1850, conception d’une vraie-fausse délégation de moyens qui irrigue indéniablement, sous des formes variées, discrètes ou non, les écoles de gestion occidentales d’après 1960, mais surtout d’après 1980) ne doit en effet rien au nazisme, mais peut-être beaucoup à une quête accrue de performance sous contrainte de ressources, qui entraînerait logiquement sa vogue (moyennant quelques hypocrisies) sous le IIIe Reich – confronté à un colossal déficit de ressources d’encadrement – comme sous le capitalisme tardif, récent ou contemporain, volontairement engoncé, du fait de l’avidité actionnariale presque sans limites et de la lâcheté de dirigeants complices ou apeurés, dans l’antienne permanente du « faire plus avec moins ». C’est donc bien – à mon sens et hélas – du côté des buts de guerre (si l’on me passe cette métaphore malheureusement pas si abusive) plutôt que de la méthode proprement dite, même si celle-ci en sort comme extraordinairement renforcée, qu’il faut chercher la congruence – et certainement pas, en effet, la descendance – entre une conception jusqu’au-boutiste, malgré ses airs apaisés, du management contemporain, et l’usage qu’en fit – ou voulut en faire – un nazisme précocement acculé au gouffre.

Et le mot de la fin, dans cette brève note de lecture, devrait nécessairement appartenir à Heinrich Böll, et plus particulièrement aux trois pages fabuleuses de sa nouvelle « Es wird etwas geschehen » (« Il va se passer quelque chose ») qui, dès 1956, pointait l’absurdité du management à outrance par l’idéologie et la délégation des moyens (mais non des fins, bien entendu), nouvelle que l’on peut lire en allemand, par exemple, ici (la nouvelle figure en français dans le recueil « Le destin d’une tasse sans anse », publié en 1985 au Seuil, et actuellement épuisé).

Johann Chapoutot

Johann Chapoutot - Libres d'obéir - Le management, du nazisme à aujourd'hui - Coll NRF Essais, éditions Gallimard
Charybde2, le 11/02/2020
l’acheter ici