L'AUTRE QUOTIDIEN

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Brigades de solidarité populaires - l’exemple de Saint-Étienne

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Les Brigades et le confinement

            Après la déclaration du premier confinement le 17 mars 2020, la plupart des associations d’aides tournent au ralenti[1], un certain nombre de publics en situation de précarité se retrouvent sans aucun recours[2]. Des familles qui subsistaient grâce à des petits boulots (sur les chantiers, dans la restauration, emplois au noir, etc.) n’ont plus de source de revenu. Auparavant autonomes dans la gestion des besoins courants, elles se voient entrer en précarité. Même la mendicité, dernier rempart pour certains, n’est plus possible.

            Les associations essayent de mettre en urgence des distributions de colis alimentaires et des réseaux de solidarité pour aider les personnes les plus isolées dans les démarches de la vie courante (Secours populaire, Petit Frère des pauvres, Armée du Salut, Société de Saint-Vincent-de-Paul...). Les institutions sont à l’arrêt, l’absence d’interlocuteurs, déjà initiée par la dématérialisation s’est accentuée avec l’interdiction à sortir de chez soi et la fermeture des accueils laissant les plus fragiles dans la détresse. Pour les précaires, le confinement conduit certains à l’impossibilité totale de sortir de chez soi : que cela soit lié à des problèmes de santé (souvent générés ou accentués par la pauvreté) les rendant particulièrement fragiles, à la difficulté de produire les attestations (mauvaise maîtrise de la langue, accès quasi nul au numérique), à payer une éventuelle amende de 135€ ou encore d’être arrêté et renvoyé à la frontière pour les personnes en situation irrégulière… Pour les militants, il faut parvenir à jongler avec le renforcement des contraintes et l’obligation de s’inscrire sur la Réserve Civique pour légaliser leurs déplacements. Cela modifie sensiblement les pratiques des acteurs de ces mouvements d’habitude plus « spontanés et nébuleux » : autonomes, antifascistes, ultras, communistes, anarchistes,...

            C’est dans ce contexte, inspiré des « Brigate di soliedarita attiva » italiennes[3] que les réseaux militants antifascistes organisent en France les « Brigades de Solidarité ». Ce mouvement qui distribue et collecte des denrées alimentaires et d’hygiène pour les plus démunis, ne se résume pas à un mouvement à vocation humanitaire et ne se limite pas à l’amélioration matérielle de la condition des hommes et des femmes, mais essayent de la dépasser par un projet politique de transformation de la société et d’émancipation. Porteur d’un message politique contestataire, il se situe dans une logique de solidarité de classe : « seul le peuple sauve le peuple »[4]. Dans le cadre de la crise sanitaire, les militants des Brigades créent, face à la disparition de la « main gauche »[5] de l’État, leur propre organisation pour pallier l’urgence sociale.

  « On est pas mal de réseaux qui avaient l’habitude de militer ensemble depuis un bout de temps sur différents mouvements sociaux […]. C’est la JC qui a lancé un communiqué très politique le 7 avril, ça a donné naissance au groupe Les Brigades de Solidarité. L’idée c’était d’amener que c’était pas un collectif caritatif […]. Cette démarche elle vient, à la base, d’une considération et d’une réflexion qui est que l’État a juste abandonné absolument toute la population française, en particulier les hôpitaux c’est ce qui se voit de manière cruelle mais derrière ça, c’est toute la population. Il y avait une grosse analyse politique de départ qui est de dire que si l’État fait rien pour nous, c’est à nous de nous organiser par le bas pour pouvoir nous en sortir »[6].

Cette organisation populaire fondée sur le principe de solidarité de classe « par le bas, pour le bas »[7] n’est pas inédite : déjà en 1923la branche française du Secours Rouge International, portée par le Parti Communiste Français (PCF) a pour vocation de soutenir aussi bien les prisonniers communistes et antifascistes que les ouvriers syndicalistes licenciés, les militants anticolonialistes, etc. Le Secours Rouge International participe activement aux manifestations demandant la grâce de Sacco et Vanzetti en 1927, et dès cette période il développe des activités sociales à l’attention des enfants de chômeurs, en organisant entre autres, des colonies de vacances. Afin d’élargir son champ d’action et pour s’inscrire dans la lignée du Front Populaire, le mouvement change de nom en 1936 en devenant le « Secours Populaire ». Tout en poursuivant ses activités de soutien aux réfugiés politiques et des victimes des guerres coloniales, le Secours Populaire élargie ses missions de solidarité en proposant une aide « morale et matérielle »[8]. A l’heure actuelle, et depuis les années 60, le Secours Populaire se revendique davantage comme une organisation humanitaire apolitique[9], que comme une organisation de solidarité politique et prolétaire. Les militants des Brigades, conscients de cet héritage, précisent :

 « On n’est pas là pour remplacer la Croix Rouge ou le Secours Populaire. On ne cherche pas forcément à se pérenniser. On est là parce qu’en face de la situation de crise il faut agir en s’organisant de manière solidaire pour pallier les manquements de l’État tout en dénonçant ce système de classe »[10].

            Face à une situation de misère sociale inédite, Hélène et Hedi alertent. Ils évoquent notamment la situation d’un jeune étudiant qui survivait grâce à quelques biscottes et qu’il a fallu aider en urgence.

« Saint-Étienne, une ville solidaire, cosmopolite et prolétaire »

            La Loire et Saint-Étienne qui ont longtemps été des acteurs incontournables des mouvements sociaux et du syndicalisme ont influencé profondément l'histoire des luttes sociales en France. Dès 1868, avant la légalisation des syndicats, Michel Rondet créé à Saint-Etienne la première caisse de solidarité pour les mineurs[11].  Dans les années 1930, touché par la crise et la répression, c’est également un des principaux lieux d'organisation des comités de chômeurs[12].

            C’est dans cette continuité qu’à Saint-Étienne (une des Brigades les plus actives du mouvement) que les Brigades sont créées le 7 avril 2020 à l’appel du Comité Antifa Saint-Étienne et des Jeunes Communistes de la Loire[13] : des dizaines d’organisations et d’associations les rejoindront [14]. Ce sont 250 bénévoles et militants (tous les volontaires n’ont pu être retenus car les Brigades comptent déjà trop de candidats) qui se mettent en action pour collecter, trier, désinfecter des centaines de colis alimentaires. Leur activité sera variée : distribution de colis alimentaires, d’hygiène, de meubles et d’objets de premières nécessités, de vêtements, de jouets, de correspondance pour rompre l’isolement, etc.

            Bien qu’ancrés dans une démarche militante contestataire, les responsables du mouvement ont tenu à protéger les membres des Brigades en assurant la légitimité du collectif sur le terrain légal mais balbutiant du confinement. Ainsi, l’action des Brigades est déclarée officiellement à la Direction Départementale de la Cohésion Sociale (DDCS) après avoir essuyé plusieurs refus. Cela leur permet de pouvoir circuler plus facilement pendant le confinement afin d’assurer les livraisons et les collectes, mais également de proposer des missions de volontariat sur la plateforme de la réserve civique. Malgré ces précautions juridiques, le cadre incertain dans lequel le confinement a plongé certaines actions militantes et associatives a entraîné une prise de risque pour les bénévoles, notamment lors de contrôles des forces de l’ordre. Cela modifie également, comme nous l’avons évoqué plus haut, les pratiques d’action des militants généralement plus spontanées : il a fallu composer avec le temps long de la légalisation administrative.

Un maillage associatif et militant resserré

            A Saint-Etienne, les réseaux militants et associatifs sont très actifs et travaillent de concert[15]. Dans un documentaire retraçant la genèse des Brigades à Saint-Étienne, Hedi et Hélène, nous font part de leur surprise quant à l’éclectisme des volontaires des Brigades. « Il y a de tout sur les points de collecte et c’est vraiment fou : un anarchiste peu côtoyer une personne se présentant comme apolitique »[16]. L’entrelacement des milieux politiques et associatifs est l’un des atouts de la ville et son passé industriel et syndical a favorisé une conscience solidaire parmi les acteurs de différentes organisations[17].

            En mars dernier au plus fort du confinement, des associations (comme le Secours Populaire) et des institutions (comme la CPAM) ont appelé les Brigades en renfort. Le Secours Populaire de Saint-Etienne a, par exemple, demandé du soutien matériel sur les produits d’hygiène féminine qui ont été difficiles à collecter pendant le confinement. Un autre exemple emblématique et contemporain de cette solidarité est le lancement de collectes de nourriture par Green Angels Solidarité, association liée à un groupe de supporters de l’ASSE. Ces derniers ont participé financièrement à certaines collectes des Brigades et récemment, une collecte commune entre les deux organisations a été mise en place.

Déconfinement, continuité et renouveau du militantisme ?

            Les Brigades de Solidarité ne se sont pas arrêtées pendant le déconfinement : avec la reprise discontinue et inégalitaire des activités économiques, certaines familles maintenues en précarité ont continué à solliciter l’aide alimentaire des Bridages. Les militants engagés ont assuré la continuité des collectes et des distributions jusqu’alors sans interruption.  Les demandes de bénéficiaires pour les colis alimentaires ont augmenté depuis le déconfinement et depuis que le mouvement a été un peu relayé dans les médias[18]. Pour Hélène, « A la dernière distribution, des anciens sont venus avec l'article du journal découpé en demandant de l'aide. Ça prouve qu'avec le bouche à oreille on n'a touché que la partie émergée de l'iceberg, donc qu'on n'aide qu'une petite proportion des gens réellement concernés par nos actions. Et ça prouve bien aussi que les confinements ont été déterminants pour plonger les gens déjà bien fragilisés dans une situation de grande détresse »[19].

            La création des Brigades et sa continuité sont à la fois le signe d’une vivacité des réseaux militants et associatifs stéphanois, mais également la preuve du désengagement des pouvoirs publics dans la gestion de la crise sanitaire auprès des publics les plus défavorisés.

            Aujourd’hui, et comme dans les années 1930, il existe dans les milieux syndicaux, une volonté de combler l’absence de dispositifs de défense pour les précaires, en créant par exemple des comités de « précaires et privés d’emplois »[20], des collectifs de livreurs, etc. Cela permet pour ces travailleurs déclassés de retrouver, dans la lutte syndicale, une place légitime et institutionnelles de leurs revendications, qui peut concourir à un sentiment de réintégration sociale[21]. Les Brigades s’inscrivent également dans cette volonté en tentant de donner à l’aide sociale une perspective politique pour transformer la détresse afin qu’elle s’exprime à terme sous la forme d’une colère organisée.

            Dans les faits, les Brigades absorbent une partie de l’énergie militante stéphanoise[22], peut-être au détriment d’autres mobilisations sociales. Pour autant, sur le long terme, ne peuvent-elles pas constituer un tremplin où la jonction des quartiers populaires et des réseaux militants peut permettre d’opérer un renforcement des mouvements sociaux ?

            Aussi, alors que le confinement et le contexte sanitaire ont rendu difficile la tenue des formes traditionnelles des répertoires d’action militantes : assemblées générales, production de matériels idéologique, organisation de manifestations, etc. L’investissement qui se joue au sein des Brigades par les militants de diverses organisations de gauche, n’est-il pas significatif d’une adaptation ou d’une reconversion des pratiques militantes dans un contexte particulier de crise sanitaire ? On pourrait alors se demander si l’on assiste à une forme inédite de revendications sociales et à un renouvellement de ces pratiques, ou bien - comme nous l’avons développé plus haut - à une réappropriation et une réactualisation des mouvements de solidarité de classe du début du XXe siècle ? D’ailleurs, ces dynamiques ne peuvent-elles pas être constitutives toutes deux de l’idéal d’engagement des participants [23] ?

*** Pour (re)joindre les Brigades de Solidarité Populaire de Saint-Étienne :
https://www.facebook.com/brigades.solidarite.saint.etienne

*

            Nous laisserons ici ces réflexions à l’état de question, par manque de données empiriques congruentes. Cependant, Le mouvement des Brigades pourrait constituer un terrain d’enquête fertile pour repenser l’engagement militant et ses répertoires d’actions.

 
BALLON Mariette , Master en science politique, mention syndicalisme, Lyon 2.

WINIARSKI Lucas, doctorant en science politique, Triangle.
Leur blog :
https://blogs.mediapart.fr/lwmb/blog/221220/crise-sanitaire-les-brigades-de-solidarite-vers-un-renouveau-militant


[1] ARCHAMBAULT Edith, « Quel monde associatif en période de Covid-19 ? Un panorama des situations et problématiques associatives sous confinement », Revue Internationale de l’Economie Sociale, Institut de l’économie sociale, A paraître. halshs-02617232. 

[2] REY-LEFEBVRE Isabelle, SCHITTLY Richard, ROF Gilles, GAGNEBET Philippe, KELTZ Benjamin, POUILLE Jordan. « Covid-19 : la crise sanitaire a fait basculer un million de Française et de Français dans la pauvreté ». Le Monde, 6 octobre 2020, URL : https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/10/06/un-million-de-nouveaux-pauvres-fin-2020-en-raison-de-la-crise-due-au-covid-19_6054872_3224.html

[3] https://brigatesolidarietaattiva.net/bsa-contatti/

[4] Slogan des Brigades de Solidarité Saint-Etienne

[5] La « main gauche » de l’État regroupe les services publics ainsi que toutes les professions intermédiaires de soin et de service qui essayent d’endiguer le fossé que creuse la « main droite » tournée vers la gestion de l’économie. BOURDIEU Pierre La Misère du monde. Seuil, 1993, 1460 p.

[6] Hélène, entretien avec les auteurs, avril 2020.

[7] Propos revenus dans plusieurs entretiens, notamment Hedi et Hélène, entretien avec les auteurs, avril 2020.

[8] https://www.secourspopulaire.fr/histoire

[9] BRODIEZ, Axelle. « Chapitre 6. La guerre d'algérie. Vers l'apolitisme et l'humanitaire », Le Secours populaire français 1945-2000. Du communisme à l’humanitaire, (dir) BRODIEZ Axelle. Presses de Sciences Po, 2006, pp. 111-129.

[10] Hedi, entretien avec les auteurs, avril 2020.

[11] TREMPE Rolande « Les caractéristiques du syndicalisme minier français et son apport au mouvement ouvrier français », Communications historiques, vol 16, 1981, p. 144–154.

[12] PIERRU Emmanuel. « Mobiliser « la vie fragile ». Les communistes et les chômeurs dans les années 1930 », Sociétés contemporaines, vol. 65, no. 1, 2007, pp. 113-145.

[13] http://www.jeunes-communistes-42.org/leurs-sous-nos-morts-le-capitalisme-tue-preparons-un-autre-apres/

[14] Organisations co-signataires des Brigades de Solidarité Saint-Etienne : Intercosmos, Eau et Services Publics, Union Locale des syndicats CGT de Saint-Etienne et sa couronne, OSE CGT, La CGT Précaires Saint-Étienne, La CNT de la Loire, CNT jeunes 42, Le Parti Communiste de Saint-Etienne, La France Insoumise - Saint-Etienne 42, Ensemble Jeunes Saint-Etienne, mai 2020.

[15] BEN AYED  Choukri. « 12. Mixité sociale et poids des solidarités dans la Loire », in BROCCOLICHI Sylvain, École : les pièges de la concurrence. Comprendre le déclin de l’école française. La Découverte, 2010, p 230. 

[16] Hedi, entretien avec les auteurs, avril 2020.

[17] BEN AYED Choukri, Ibid.

[18] « Saint-Étienne : les Brigades de Solidarité aident de plus en plus de Stéphanois en difficulté », France Bleu, novembre 2020. https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/x-1605120158

[19] Hélène, entretien avec les auteurs, décembre 2020.

[20] NIZZOLI Cristina. « Quel renouveau pour le syndicalisme contemporain ? », Chronique Internationale de l'IRES, vol. 160, no. 4, 2017, pp. 3-18.

[21] « [L’engagement militant] permet à certains de trouver une utilité, une visibilité, un rôle social gratifiant. Il peut être l‘occasion d‘une revanche sur les expériences  de  désinsertion  familiale  ou  professionnelle,  de précarité, de chômage ou de marginalité » in GAXIE Daniel « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective » The Swiss Political Science Review, vol 11, issue 1, 2005, p 163.

[22] Les bénévoles les plus actifs des Brigades sont issues d’organisation politiques stéphanoises de gauche. Source : listing des bénévoles fourni par Hélène, mai 2020.

[23] Nicolas, entretien avec les auteurs, novembre 2020.