Cambodge. Le rude apprentissage syndical d’une ouvrière de l’industrie du luxe
Le 31 mars 2020, alors que la pandémie de Covid-19 continuait à se propager comme un feu de forêt à travers les États-Unis, une grande partie du monde était confinée dans une tentative désespérée d’arrêter la propagation du virus. Des millions de travailleurs et travailleuses étaient licenciés, mis à pied ou, pire encore, obligés de se présenter au travail de toute façon – que des mesures de sécurité adéquates soient en place ou non; sous la «pression économique» malgré leur propre vulnérabilité au virus. L’industrie de l’habillement en Asie du Sud a été particulièrement touchée, car les commandes se tarissaient, les travailleurs tombaient malades et les mesures de répression contre les organisateurs syndicaux se multipliaient.
C’est dans ce contexte de terreur et d’incertitude qu’une jeune Cambodgienne, Soy Sros, travailleuse de l’habillement et dirigeante syndicale, a décidé de se connecter sur Facebook et de dénoncer son employeur pour avoir mis sa vie et celle de ses collègues en danger. Soy n’avait jamais imaginé que l’utilisation de sa page personnelle sur les médias sociaux pour dénoncer l’injustice deviendrait un problème – et encore moins qu’elle serait jetée en prison pendant une pandémie mondiale.
Soy Sros, une veuve de trente ans, mère de deux jeunes garçons, travaille chez Superl Ltd, une usine de confection à Phnom Penh qui fabrique des sacs à main de luxe pour Capri Holdings, Ltd [coté sur le New York Stock Exchange], qui possède les marques Michael Kors, Jimmy Choo et Versace ; et pour Tapestry, Inc [de même coté sur le NYSE] qui possède les marques Coach, Kate Spade et Stuart Weitzman. Ces riches marques mondiales vantent leurs engagements en matière de responsabilité sociale. Elles ont apporté leur soutien au mouvement Black Lives Matter. Mais il semble que leur solidarité ne s’étende pas aux travailleurs et travailleuses d’Asie du Sud qui sont payés une misère pour produire des produits de luxe. Ces dernières sont contraintes de retourner dans un lieu de travail dangereux et, comme le montre le cas de Soy Sros peuvent être sévèrement punis pour être sortie du rang.
Le 31 mars, Soy Sros a critiqué son employeur sur Facebook pour avoir ignoré les directives du gouvernement visant à renvoyer les travailleurs et travailleuses chez eux, avec un salaire réduit et pour avoir, contrairement à cette exigence, licencié 88 travailleuses, dont une femme enceinte. Plus tôt dans la journée, en tant que déléguée syndicale de son syndicat, le Collective Union of Movement of Workers (CUMW), Soy Sros s’était rendue à la direction de l’usine pour protester contre ces licenciements, mais elle a refusé de la rencontrer. Le lendemain, 1er avril, la direction a demandé à Soy Sros de supprimer son post sur Facebook. Elle a obtempéré, mais a refusé de signer une déclaration admettant ses «regrets» d’avoir posté de «fausses nouvelles» (fake news).
Un jour plus tard, elle était assise dans une cellule de prison, arrêtée pour diffamation, provocation incitant à l’agitation sociale et diffusion de «fausses nouvelles». Lorsque le New York Times les a contactés, Michael Kors, Tapestry et Superl [firme dont le siège se trouve à Hong-Kong, produisant des biens de luxe en Chine, aux Philippines et au Cambodge, employant 18’000 salarié·e·s] ont tous refusé de commenter.
Soy Sros a passé cinquante-cinq jours dans une cellule bondée et sale de dix mètres sur vingt avec soixante-dix autres femmes dans la tristement célèbre prison de Kampong Speu. Elle à rapporter au quotidien The Guardian qu’elle dormait avec les pieds des autres détenues lui touchant le visage et qu’elle était terrifiée à l’idée de contracter le Covid-19.
Elle n’était pas seule dans sa situation non plus; la répression de la liberté d’expression et de revendication se poursuit en Asie du Sud-Est, alors que la pandémie s’intensifie. Au cours des derniers mois, des dizaines d’autres Cambodgiens et Cambodgiennes qui ont exprimé ouvertement leur crainte face au virus ou critiqué la réaction du gouvernement et des entreprises face à la pandémie ont été arrêtés pour divulgation de «fausses nouvelles».Ils n’ont été libérés qu’après avoir signé des documents d’excuse comme celui qui a été proposé à Soy Sros. Le Premier ministre autoritaire du Cambodge, Hun Sen, qui entretient des relations amicales avec le Président Donald Trump, les a même qualifiés de «terroristes».
Tout au long de cette épreuve, Soy Sros dit avoir pu compter sur le soutien de son syndicat. Le 13 juin, le syndicat a négocié un accord avec la direction de l’usine selon lequel Superl retirerait les accusations portées contre elle, la réintégrerait et lui verserait un salaire rétroactif pour le temps passé en détention. Elle garantissait qu’elle ne subira pas de représailles ou de discrimination à l’avenir. Mais selon Soy Sros, elle n’a respecté qu’une partie de cet accord. Et donc la lutte continue afin d’améliorer les conditions de travail pour elle et tous ses collègues. «Même si l’employeur l’a réintégrée et qu’elle peut rencontrer les travailleuses pendant la pause déjeuner, l’employeur ne remplit pas vraiment son rôle qui est d’établir une relation industrielle correcte», déclare Pav Sina, le président de CUMW, qui est un affilié du syndicat mondial IndustriALL. «Les acheteurs comme Michael Kors devraient signer des accords avec les syndicats et les employeurs afin de garantir la liberté d’organisation et améliorer les conditions de travail».
Pour l’instant, Soy Sros est de retour au travail pour subvenir aux besoins de sa mère et de ses deux enfants. Elle a été libérée de prison le 27 mai et ressent toujours les effets de son épreuve. J’ai contacté Soy Sros par courrier électronique avec l’aide du Worker Rights Consortium [basé à Washington], un organisme indépendant de surveillance des droits du travail qui a assuré la traduction.
Kim Kelly: Qu’est-ce qui a changé pour vous depuis votre sortie de prison, tant sur le plan personnel que professionnel?
Soy Sros: Depuis mon retour, l’employeur ne m’accorde aucune considération. Je suis traitée de manière très différente des autres. Par exemple, mes collègues peuvent librement aller chercher de l’eau potable et aller aux toilettes. Par contre, je suis maintenant strictement surveillée par un cadre assez haut placé chaque fois que je vais chercher de l’eau potable ou aller aux toilettes. J’ai l’impression que la surveillance a augmenté par rapport à ce qu’elle était avant mon arrestation.
En outre, dans d’autres circonstances, je me sens traité différemment. En août, comme mon état de santé n’était pas très bon (maux de gorge et de dents), j’ai reçu un traitement chez le médecin à la maison, au lieu d’aller à l’hôpital. Et je n’ai pas obtenu de certificat médical. Le directeur – celui-là même qui avait déposé la plainte pénale contre moi – a voulu m’infliger une lettre d’avertissement pour cela. J’ai refusé de la signer et je lui ai dit, alors, que je demanderais un congé annuel. Comme l’entreprise ne reconnaissait pas que j’étais en congé de maladie, elle a prétendu qu’il s’agissait d’un congé non autorisé. J’ai perdu six dollars en prime de présence et le salaire de la journée.
Saim, le directeur qui a porté plainte contre moi, surveille toujours mes déplacements de façon stricte, ce qui me frustre.
Dans mon travail, je relie les poignées au sac. Un de mes collègues a mis le nom du sac à l’envers sur environ 1000 sacs à main. L’employeur a voulu me donner une lettre d’avertissement pour cela aussi. J’ai également refusé.
D’autres travailleurs de votre usine ou de votre communauté ont-ils pu parler de ces injustices pendant que vous étiez en prison?
Soy Sros: D’après mon observation, mes collègues semblent plus craintifs maintenant. Je pense qu’ils craignent que s’ils me contactent, ils risquent de subir un traitement similaire. Avant, beaucoup de mes collègues venaient me parler de leurs problèmes, mais maintenant, ils semblent avoir peur de me demander de l’aide.
J’ai lu des articles sur la très dure épreuve que vous avez vécue en prison, et sur l’insécurité de l’établissement face à la pandémie. Comment va votre santé maintenant?
Soy Sros: J’ai le sentiment d’avoir été affecté par mon emprisonnement. Quand je me déplace en voiture et que soudain quelqu’un utilise son klaxon, je suis très surprise. Avant mon emprisonnement, cela n’arrivait pas. La période de prison fut très stressante, et bien que je n’aie pas ressenti de peur pendant mon incarcération, je m’inquiétais pour ma mère et mes enfants. Je me sens aussi davantage malade; mon cœur ne bat pas comme d’habitude, et j’ai aussi des inflammations dans le nez, la gorge et les dents
Quelles sont vos relations avec votre syndicat, le Collective Union of Movement of Workers (CUMW)? Comment avez-vous commencé à vous impliquer dans le syndicat et comment avez-vous commencé à vous intéresser à la lutte pour les droits des travailleurs?
Soy Sros: Lorsque j’étais en prison, le CUMW m’a beaucoup encouragé et soutenu. Ils m’ont dit que je ne devais pas trop m’inquiéter et qu’ils allaient m’aider [à me faire sortir]. Après ma sortie, le CUMW m’a aussi aidé, comme lorsque j’ai reçu des lettres d’avertissement de la direction. Je me sens presque coupable parce que j’ai dû leur demander de l’aide plusieurs fois.
J’ai participé à la création du syndicat en février 2017. J’ai été élue déléguée par le premier petit groupe de l’usine. Nous étions une trentaine de collègues.
Ma première expérience a eu lieu dans la petite usine près de Tuek Thla, où je ne voulais pas faire d’heures supplémentaires et où j’ai reçu un avertissement pour cela. Je trouvais que l’usine exagérait et j’ai commencé à étudier la loi. J’ai appris que les heures supplémentaires étaient volontaires. Plus tard, j’ai quitté cette usine pour devenir une petite vendeuse de rue. Mais quand j’ai commencé mon travail actuel, j’en savais un peu plus sur mes droits.
Que doivent savoir les consommateurs ainsi que les défenseurs des droits du travail occidentaux eu égard aux défis et aux conditions auxquels vous et les autres travailleurs et travailleuses de l’habillement au Cambodge et ailleurs en Asie devez faire face lorsque, chaque jour, vous pointez au travail? Comment les gens peuvent-ils soutenir votre cause?
Soy Sros: J’aimerais dire aux consommateurs qu’ils devraient inciter les marques et les employeurs à respecter les droits des travailleurs et les travailleuses et des syndicats. Qu’ils ne doivent pas craindre les syndicats, mais au contraire nous respecter.
Kim Kelly
(Article publié début décembre sur le site Dissent; traduction rédaction A l’Encontre)
Kim Kelly est une journaliste indépendante et une activiste basée à Philadelphie. Ses travaux portent sur le travail, les classes, la politique et la culture. Ils ont été publiés dans le New Republic, le Washington Post, The Baffler, entre autres.