L'AUTRE QUOTIDIEN

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Covid et explosion sociale, le flair des fous

La paranoïa, l'angoisse et la dépression semblent être les vibrations qui caractérisent de larges segments sociaux. Souffrance psychique généralisée, sentiment de catastrophe imminente (surtout chez les plus jeunes) se mêle souvent à une perte du sens de la réalité (surtout chez les plus âgés), une ironie cynique exaspérée se confond avec la perception de l'étrangeté (un monde où les choses sont hors de propos). Le rire désespéré du Joker représente bien cette "folie sociale" nichée au sein de la crise de civilisation d'un monde. Dans l'air flotte l'odeur de la poudre, et les fous sont les premiers à la sentir.

Par souci de clarté, coupons la conversation à la hache. Dans cette phase, on voit deux types de mobilisations politiques qui, à l'échelle internationale, rassemblent une composition qui dépasse la classe politique épuisée, qu’elle soit de gauche ou de droite, “mouvementiste” ou non : d'une part, les mobilisations qui sont répertoriées sous l'étiquette - souvent réductrice et parfois même trompeuse - de “politique identitaire”, c'est-à-dire les luttes antiracistes (illustrées, mais à notre avis pas du tout contenue par le logo Black Lives Matter), écologistes (la grève des vendredis pour l'avenir), ou féministes (Pas une de moins !), et de l'autre ce qui, en bref, a été défini - avec un sens essentiellement négatif - comme des combats “complotistes”, c'est-à-dire des mobilisations contre la soi-disant "dictature de la santé", les vaccins, la technologie 5G et plus généralement contre les projets sordides de l'"élite mondialiste", qu'ils soient visibles ou cachés.

Si les premières, sous ces latitudes (et, précisons-le, avec des différences significatives sous d'autres latitudes), sont les mobilisations qui attirent l'attention d'une gauche qui se veut éclairée, les secondes sont l'expression de ce que l'on peut appeler la société profonde. Ces deux types de crise, selon nous, sont dans une large mesure le symptôme et la manifestation, même superficielle et loin d'être univoque, ainsi que dans leurs entrelacements ou affrontements non moins fréquents, d'un processus beaucoup plus profond et plus structurel : la crise des classes moyennes. Au sein de ce phénomène, qui est bien plus qu'une simple tendance, il est nécessaire de se placer stratégiquement.

"Progressistes" et "conspirateurs", termes génériques que nous examinerons plus en détail dans un prochain éditorial, ou si nous voulons leur donner une étiquette plus autochtone, pour l’Italie, "sardines" (Ndt : les rassemblements antifascistes sur les places du mouvement dit des Sardines) et "fourches" (Ndt : “i forconi”, soulèvements qui ont préfiguré en Italie les Gilets jaunes français, avec la même composition de classe), s'inscrivent dans une dialectique qui, dans une large mesure, émerge ou, en tout cas, s'est renforcée dans le processus de crise - économique, politique, sociale, nous osons dire même anthropologique - des classes moyennes, qui touche à la fois leurs stratifications réflexives et cognitives et leurs stratifications productives et traditionnelles. Les subjectivités qui sous-tendent les deux types de mobilisation, c’est ici notre thèse, ne peuvent être lues selon les canons traditionnels de notre bord politique, car elles ne sont plus adéquates. Il est nécessaire de changer d'objectif pour les saisir dans leur mouvement.

Crise de civilisation

La crise dans laquelle nous sommes plongés est une crise de civilisation. Plus précisément, de la civilisation capitaliste occidentale. La démocratie libérale, la classe moyenne, la mondialisation néolibérale sont les piliers sur lesquels l'Occident s'est appuyé après la fin du cycle de luttes de la décennie qui a suivi mai 68. Aujourd'hui, ces fondements apparaissent entrés dans une crise irrévocable, entre les difficultés à résoudre les contradictions structurelles de ce cycle de développement, l'épuisement interne des mécanismes de reproduction de pactes sociaux stables et d'élites compétentes, et enfin la réalisation d'une "grande convergence" avec nous de la part de l'Orient, dont le moteur est la Chine, principal promoteur de l'hypothèse d'un ordre multipolaire par opposition à l'hégémonie unipolaire dirigée par les Etats-Unis.

Dans ce cadre, l'impossibilité de respecter leurs attentes et de préserver leur mode de vie, la désintégration de l'horizon du sens et des cadres interprétatifs de la réalité, ainsi que les processus matériels d'appauvrissement et de déclassement, tendent à libérer, par frottements souterrains, comme dans la tectonique des plaques, les énergies de plus en plus explosives des classes moyennes, comme le mouvement des gilets jaunes - mais aussi, sous des formes et des contextes complètement différents, celle des parapluies de Hong Kong ou des milices aux États-Unis, par exemple - entraînant inévitablement avec ces classes moyennes des morceaux non indifférents du prolétariat et de la classe ouvrière plus ou moins ancienne. La crise des classes moyennes, en effet, signifie assèchement de l'espace de médiation entre les classes, ou polarisation sociale et accentuation du conflit. Dans la seconde moitié de cette crise, ce que nous pouvons dire à partir des effets mondiaux de la pandémie de Covid-19, c’est que nous devons nous préparer à un tremblement de terre. Seuls ceux qui ont solidement construit leurs fondations, dans le paysage changé, pourront rester debout, et surtout se déplacer parmi les décombres.

La paranoïa, l'angoisse et la dépression semblent être les vibrations qui caractérisent de larges segments sociaux. Souffrance psychique généralisée, sentiment de catastrophe imminente (surtout chez les plus jeunes) se mêle souvent à une perte du sens de la réalité (surtout chez les plus âgés), une ironie cynique exaspérée se confond avec la perception de l'étrangeté (un monde où les choses sont hors de propos) donnant forme à des phénomènes de radicalisation qui aboutissent souvent à un nihilisme destructeur et autodestructeur: du suicide à l'épidémie d'abus d'opiacés (héroïne ou fentanyl) et de cocaïne, aux massacres de «loups solitaires» qui suivent le langage mémétique (Ndt : celui des mèmes, éléments de langage reconnaissables et transmis par répétition d'un individu à d’autres) et la culture des videogamers. Le rire désespéré du Joker représente bien cette "folie sociale" nichée au sein de la crise de civilisation d'un monde. Dans l'air flotte l'odeur de la poudre, et les fous sont les premiers à la sentir.

Le terme de conspiration, assez générique, n'indique plus simplement une série de théories bizarres sur le gouvernement du monde, mais traduit en termes politiques et dans un certain sens contradictoires, en les mystifiant, une série de revendications matérielles (santé, souveraineté, autonomie, protection) et une perception de soi généralisée qui marquent notre phase politique à moyen terme et qui, dans certains contextes, prennent une pertinence de masse. La conspiration est le symptôme de la fin d'une époque, de la perte de sens, de la perception que demain ne sera pas meilleur qu'aujourd'hui, que la promesse de progrès est partie en fumée. C'est le symptôme d'un sentiment catastrophique, le produit fou de la folie de la civilisation. Ce n'est pas un hasard si l'un des fronts ouverts par la conspiration est celui de la science. Au cours des deux dernières décennies, la science, ou plutôt la classe des compétents, a joué un rôle prééminent dans le domaine politique. D'une part, les soi-disant techniciens ont été appelés à des rôles gouvernementaux pour conférer une légitimité, en vertu de la neutralité objective de leur compétence, aux politiques d'appauvrissement. D'autre part, la compétence - avec son corollaire : la méritocratie - a été utilisée par de larges couches de la classe moyenne, celles qui ont le plus investi dans l'éducation, comme un vecteur de controverse politique contre la classe dominante pour contrer leur propre rétrogradation : exemplaire de ce point de vue a été l’essor du Mouvement des 5 étoiles. Aujourd'hui, l'assaut de la crise et l'épuisement des promesses matérielles du progrès capitaliste se manifestent donc aussi par une crise de confiance dans la connaissance scientifique : non sans raison, à en juger par la capacité à combattre le virus dont la technoscience a fait preuve. Depuis l'hiver dernier, il suffit donc de regarder n'importe quelle chaîne de télévision pour se rendre compte à quel point la science est une industrie, dans laquelle le profit est un élément constitutif de son organisation productive, et dont les dirigeants agissent et parlent en fonction de la relation qu'ils ont avec le pouvoir constitué.

Nous savons bien, et il devrait être redondant de le répéter, que dans le choc entre les classes, les êtres vivants sont chaotiques et pas propres. Ce sont des camps de mobilisation qui peuvent aller dans n'importe quelle direction. Quelle direction ces énergies folles vont-elles donc prendre ? S'agira-t-il d'une direction prédéterminée ou est-il possible de voir des ambivalences dont la force peut être utilisée de manière antagoniste pour nos objectifs partisans, en les inversant contre eux ? Il ne nous suffit pas de répéter la méthode. Il ne nous suffit pas d'inviter de manière générique à "se salir les mains", ou de critiquer ceux qui ne comprennent pas, ou qui n'ont jamais compris et ne comprendront jamais - pour le dire en un mot : la gauche. Il s'agit d'essayer d'aller de l'avant. Nous sommes bien conscients que toute hypothèse d'intervention politique dans l'ébullition des contradictions de ce magma social n’a pas devant elle un temps illimité. Nous pensons qu'une fois ce temps écoulé - qui n'expire pas avec la précision d'une horloge mais avec l'épuisement d'un processus - nous ne trouverons pas l'incarnation du spectre fasciste, mais une nouvelle stabilisation par la démocratie en tant que technique de la politique. À condition que le capital soit en mesure d'offrir une nouvelle stabilité, c'est-à-dire de renouveler l'échange entre le consensus et la prospérité.

Je ne suis pas pro-gouvernement, mais...

Ordre du discours «éclairé» et de la société profonde, disions-nous au début. Pour l'instant, laissons de côté l'approfondissement de ces catégories, sur la complexité et l'hétérogénéité desquelles nous proposons de revenir. Non pas pour les analyser d'un point de vue purement théorique, mais surtout d'un point de vue politique. Ce que nous ne voulons pas analyser, ni ici ni ailleurs, c'est la véracité des thèses des épidémiologistes et des virologues. Pour nous, ce qui compte, ce n'est pas la discussion sur le virus, sur son danger exagéré ou sous-estimé, mais la réflexion sur l'utilisation politique qui en est faite. Or, en procédant par schématisations et approximations, si l'on répartit le degré de consensus et de dissidence envers la science le long de l'axe droite / gauche, on constate que parmi les sujets sociaux actuellement placés à droite se positionnent la plupart des anti-scientifiques et donc anti-établissement,

Face à cette évidence, nous connaissons déjà la réaction de colère : "Je ne suis pas pro-gouvernement, mais...". Où, comme pour le racisme, cette conjonction négative est une justification non sollicitée qui nie matériellement la première partie de la phrase. À ce moment, il faut mettre de côté la critique ou la réduire au minimum pour sauvegarder l'intérêt général - qui, comme nous le savons, est toujours celui de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir. A côté des positifs asymptomatiques pro-gouvernementaux, il y a aussi ceux qui veulent se distinguer des "négationnistes", mais qui ne peuvent cacher leurs doutes et leurs perplexités. Parmi eux, nous trouvons une bonne partie de ceux qui ont subi la crise au cours des douze dernières années : ceux qui ont perdu ce qu'ils avaient, et ne peuvent pas expliquer pourquoi, seront plus facilement amenés à croire à un sombre complot. Est-ce de la mystification ? Bien sûr que si, en termes classiques. Et pourtant, les mystifications ont toujours un noyau matériel, que les positifs asymptomatiques pro-gouvernementaux ignorent ou tournent en dérision, montrant à leur égard quelque chose qui exprime ou frise le mépris de classe.

Le point politique, donc, est qu'on ne peut pas lire la situation actuelle à travers la lentille de la dialectique entre ceux qui veulent avoir une “attitude responsable” devant le Covid et ceux qui nient son existence ou en minimisent l’importance. Réduire toute critique sur la gestion du virus aux manifestations "anti-masques" sur les places italiennes, plus médiatiques que réelles, revient à liquider le discours scientifique en se moquant de Burioni (Ndt : Roberto Burioni est le plus célèbre virologue italien) : un raccourci inutile visant simplement à insulter sans chercher à comprendre, ce qui rend encore plus sombre la nuit où toutes les vaches sont noires. De plus, les cortèges "anti-masques" - la somme des groupes et des petits groupes, ainsi que des figures médiocres en quête de visibilité, tant parmi ceux qui y participent que parmi ceux qui les contestent - sont loin d’être capables de pouvoir intercepter et capter ce magma social disponible pour des discours de conspiration.

Le problème politique est de savoir comment intervenir dans l'hostilité à la gestion gouvernementale du virus et à l'infantilisation de la population ; comment intervenir sur les formes ambiguës et mystifiées d'interprétation du monde qui servent souvent à contrer la surproduction d'informations officielles faites pour empêcher le plus grand nombre de comprendre ce qui se passe, avec pour objectif de pouvoir plus facilement concentrer la décision dans les mains de quelques-uns seulement. Comment intervenir au sein de ces formes ambiguës d'hostilité à l'intensification de l'exploitation et la marchandisation supplémentaire des espaces de vie; à la protection exclusive des intérêts des puissants et l'imposition à tous les autres de l'obligation de responsabilité à travers la production d'un sentiment de culpabilité et l'incitation à adhérer à une morale nietzschéenne de l'esclave (accompagnée d'amendes et d'appels à l'information). Ces problèmes d'ordre politique ne sont pas une alternative à la demande de bien-être et de santé, ils en constituent au contraire la base. Comment ces formes d'hostilité peuvent-elles être orientées non pas vers l'identification de puissances obscures et secrètes, mais vers la lutte contre des puissances clairement identifiées, autrement dit le pouvoir en place ? La neutralisation de la critique et du conflit au nom d'un intérêt supérieur, objectif, universel et incontestable; l'adaptation subordonnée à la technicisation de la vie et de la politique sont les effets possibles recherchés par la contrepartie capitaliste à travers l'utilisation politique du virus.

Aujourd'hui, la crainte d'un second lock-out, aux conséquences économiques énormes, semble être majoritaire dans de larges pans de la composition sociale, poussant ces derniers à demander la protection des gouvernements. Mais ce ne sont là que les administrateurs de la faillite des entreprises nationales, les liquidateurs qui ont pour créanciers privilégiés les grands groupes d'intérêt capitalistes, dont le profit doit être protégé en tant que variable indépendante. Avec la redoutable «seconde vague» et sa gestion par les classes dirigeantes, se jouera probablement le jeu de la confiance dans les institutions que ces dernières ont pu temporairement regagner par peur du virus. C'est une confiance fragile, tout aussi fragile est la possibilité que l'establishment existant, comme l'anti-établissement qui voudrait prendre sa place, ou qui l'a déjà fait partiellement, puisse le transformer en une consolidation à long terme. Cependant, nous ne pouvons pas nous asseoir au bord de la rivière pandémique et attendre que la confiance s'épuise: soit nous jouons le jeu maintenant, soit il sera trop tard.

https://commonware.org/editoriale

Traduction et édition L’Autre Quotidien


Créée en 2013, la revue en ligne italienne Commonware se situe dans la mouvance autonome et se décrit comme “un lieu d'élaboration militant qui cherche à relier le «haut» de la théorie au «bas» de la pratique”.