L'AUTRE QUOTIDIEN

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Quelle sera la politique étrangère de Joe Biden ?

Lors du dernier débat présidentiel, les discussions de fond sur la politique étrangère et la menace d’une guerre nucléaire n’ont pas eu lieu. Il en a été de même lors des débats précédents, y compris lors des primaires. Les modérateurs n’ont pas posé de questions à ce propos, et les candidats n’ont rien dit. C’est pourtant décisif car les relations avec la Russie, la Chine et l’Iran sont les pires que les Etats-Unis ont connues depuis des décennies, cela sous l’administration Trump. Et la guerre nucléaire est plus menaçante que depuis la crise des missiles de Cuba en 1962.

Sur son site web, Biden décrit son programme ayant trait à diverses questions intérieures, mais ne mentionne la politique étrangère que lorsqu’il promet de soutenir les pays d’Amérique centrale afin qu’ils puissent améliorer la vie de leurs habitants (en réduisant vraisemblablement leur besoin d’immigrer ou de demander l’asile). Le site de Trump ne dit rien sur ces questions; il demande plutôt aux partisans de contribuer matériellement afin «d’envoyer le message que l’Amérique ne sera jamais un pays socialiste».

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Pourquoi les candidats ignorent-ils largement les affaires étrangères et nucléaires? Selon le lauréat du Prix Pulitzer, Martin Sherwin, professeur d’histoire à l’université George Mason et auteur du livre Gambling with Armageddon: Nuclear Roulette from Hiroshima to the Cuban Missile Crisis qui vient de paraître (Knopf octobre 2020), la stratégie semble être «si vous n’avez pas besoin de dire quelque chose, ne le faites pas». Il a confié à Truthout que «puisque Trump ne dit rien, Biden se tait aussi».

Peter Kuznick, professeur d’histoire et directeur de l’Institut d’études nucléaires de l’American University, affirme que les États-Unis n’ont pas adopté un rôle constructif de leader pour résoudre les dangereux conflits mondiaux et la menace de guerre et d’anéantissement nucléaire.

Peter Kuznick, qui est co-auteur avec Oliver Stone de la série télévisée en 12 épisodes (2012) et du best-seller couronné par le New York Times: The Untold History of the United States (Gallery Books, 2012), détaille les conflits et menaces mondiaux actuels les plus inquiétants.

Le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à propos de la région du Haut-Karabakh persiste depuis les années 1980. Mais fin septembre 2020, il s’est transformé en guerre et les cessez-le-feu n’ont pas tenu. La Russie et l’Iran soutiennent l’Arménie, tandis que la Turquie, membre de l’OTAN, soutient l’Azerbaïdjan, et qu’Israël lui a fourni des armes [entre autres des drones armés]. Mais la guerre pourrait encore s’étendre, entraînant l’OTAN et les Etats-Unis. «Cela sent comme le prélude à la Première Guerre mondiale, où des alliances enchevêtrées ont débouché sur un véritable conflit international», a déclaré Peter Kuznick à Truthout.

Iran. Trump a retiré les Etats-Unis de l’accord nucléaire avec l’Iran [Accord de Vienne sur le nucléaire iranien, en juillet 2015], ce qui a mis en colère l’Union européenne, la Russie, la Chine et l’Iran. Peter Kuznick dit que l’accord fonctionnait très bien: l’Iran a expédié 97% de son uranium enrichi [au-delà de 3,67%] hors du pays et a désactivé ses centrifugeuses. Mais comme le traité a vu le jour sous la houlette d’Obama, avec une opposition féroce d’Israël, Trump a décidé que les Etats-Unis devaient se retirer. De plus, l’ex-conseiller de Trump, John Bolton (avec Steve Bannon), voulait depuis des années prendre des initiatives sur l’Iran. «En fait, beaucoup d’entre nous craignaient que Trump ne provoque une guerre là-bas. Heureusement, cela ne s’est pas produit, mais les négociations sont totalement suspendues. Trump dit qu’il va produire un meilleur accord, mais comme pour son plan de santé, nous ne voyons rien», a déclaré Peter Kuznick.

Corée du Nord. Tous les pays, en particulier en Asie, s’inquiètent des programmes de missiles de ce pays, mais là encore, les négociations ne sont pas concrétisées et aucun progrès substantiel n’a été réalisé pour parvenir à un traité de paix attendu depuis longtemps, pour la réduction de la présence militaire américaine dans la péninsule sud-coréenne ou pour la dénucléarisation.

Une nouvelle guerre froide, cette fois avec la Chine. La Chine réclame des droits territoriaux et marins dans la mer de Chine méridionale et le détroit de Taïwan, que les États-Unis contestent en menant des «opérations de liberté de navigation» dans les eaux que la Chine revendique comme les siennes. «Les États-Unis semblent vouloir provoquer une confrontation, ce qui est un jeu très dangereux», déclare Peter Kuznick.

Les neuf puissances nucléaires sont en train de moderniser leurs arsenaux. Les États-Unis ont lancé un programme de 30 ans et 1000 milliards de dollars (maintenant 1700 milliards de dollars) sous Obama pour moderniser leur arsenal nucléaire et leurs vecteurs, et les rendre plus efficaces et plus meurtriers. Pour sa part, le président russe Vladimir Poutine a annoncé en mars 2018 que la Russie avait développé cinq nouvelles armes nucléaires capables de contourner la défense antimissile américaine. Tout cela va à l’encontre du Traité des Nations unies sur l’interdiction des armes nucléaires [signé en juillet 2017 et devant entrer en vigueur le 22 janvier 2021], qui vient d’être ratifié et qui rend la possession, le développement et la menace d’utilisation d’armes nucléaires illégaux au regard du droit international. Peter Kuznick affirme que les dirigeants étatsuniens ont tenté d’intimider les nations qui l’ont signé pour qu’elles retirent leur soutien. Ainsi, «il est «approprié» que le Honduras, la première république bananière, que les États-Unis ont intimidée et exploitée pendant des décennies, soit devenu le 50e pays à ratifier le traité et à le mettre en œuvre, alors que les neuf puissances nucléaires ont boycotté les pourparlers.»

Une nouvelle course aux armements menace de déclencher une guerre nucléaire. Trump a saboté les négociations visant à renouveler le traité sur la réduction des armes stratégiques (dit New START) datant de 2010 [entré en vigueur en 2011], aux termes duquel les États-Unis et la Russie ont réduit leurs ogives nucléaires à 14 000 (contre 70 000 auparavant dans les années 1980). Vladimir Poutine veut renouveler l’accord New START qui se termine en février 2021, mais Trump et son négociateur nucléaire en chef, Marshall Billingslea [anciennement Assistant Secretary for Terrorist Financing, et aujourd’hui Under Secretary of State for Arms Control and International Security Affairs], s’y sont opposés dans un premier temps, puis ont traîné les pieds. En mai, selon Reuters, Marshall Billingslea a déclaré que les États-Unis peuvent faire sombrer la Russie et la Chine dans le néant et ainsi remporter une nouvelle course aux armements nucléaires. Cela fait écho à la déclaration de Trump de 2018, lorsqu’il a affirmé: «Qu’on y aille avec une course aux armements. Nous les surpasserons à chaque fois et nous les surpasserons tous.»

Peter Kuznick affirme que si Trump torpille le Nouveau START, cela pourrait également détruire le Traité international sur la non-prolifération des armes nucléaires, qui empêche la propagation des armes nucléaires et en vertu duquel les puissances nucléaires existantes sont censées éliminer leurs arsenaux de manière plus intensive. «Si la Russie et les Etats-Unis ne respectent pas les termes du traité, pourquoi les autres puissances nucléaires le feraient-elles?» dit-il.

Trump a également retiré les États-Unis du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire et du Treaty on Open Skies [Traité «Ciel ouvert», mettant en place un programme de vols de surveillance non armés afin d’accroître la confiance mutuelle au sujet des forces militaires et des activités qui y sont liées], qui permettaient à la Russie et aux États-Unis de vérifier leurs armes respectives.

Martin Sherwin et Peter Kuznick disent qu’il est terrifiant que Trump, qui a pris des décisions erratiques et s’est aliéné des alliés, ait seul le pouvoir d’appuyer sur le bouton nucléaire.

«Nous avons survécu sans guerre nucléaire jusqu’à présent parce que les Soviétiques et les Américains ont créé des traités qui fixaient des règles de comportement donnant à l’autre une certaine confiance. Bien que chaque partie ait soupçonné l’autre de tricher, les traités ont tout de même établi un système international qui a empêché le pire de se produire», explique Martin Sherwin. «Ces traités ont été créés après la crise des missiles de Cuba, qui a envoyé un message aux administrations soviétique et américaine et à leurs experts en sécurité, à savoir qu’une course incontrôlée aux armes nucléaires conduirait à des accidents et à une guerre nucléaire. Mais Trump s’est moqué des traités et ne comprend pas le danger d’un système incontrôlé.»

Peter Kuznick note que la menace d’une guerre nucléaire – qui pourrait se produire par accident – est si élevée qu’au début de l’année 2020, le Bulletin of Atomic Scientists a déplacé les aiguilles de l’horloge du jugement dernier à 100 secondes avant minuit. «Lorsque les États-Unis et l’Union soviétique ont testé des bombes à hydrogène en 1952 et 1953, ils l’avaient réglée à deux minutes. Mais étant donné les conflits actuels entre les États-Unis, la Russie et la Chine, le danger est le pire qui ait été. Pourtant, rien de tout cela n’est discuté», dit-il.

Les deux universitaires évoquent des moments de l’histoire de la guerre froide où chaque partie pensait que l’autre avait lancé une attaque nucléaire, en raison d’une anomalie dans l’atmosphère (en 1983) ou dans l’océan (1962), qui a déclenché les alertes nucléaires. Et ce ne sont que les remarquables décisions prises à la dernière seconde par deux hommes différents qui ont empêché chaque camp de tirer ses missiles.

Mais Martin Sherwin et Peter Kuznick soutiennent que les dangers peuvent être réduits. Ils affirment qu’en Russie et dans d’autres pays dotés d’armes nucléaires, trois ou quatre responsables doivent décider de les lancer. Aux États-Unis, à l’heure actuelle, le président a seul le pouvoir de déclencher une guerre nucléaire. Toutefois, ce système pourrait être modifié pour exiger l’accord d’autres personnes, comme le chef d’état-major des armées, le secrétaire à la Défense, le secrétaire d’État [Affaires étrangères, actuellement Mike Pompeo], le chef de la Commission des relations étrangères du Sénat ou le Congrès.

Hiver nucléaire. Des études montrent que même une guerre nucléaire limitée, comme celle potentielle entre l’Inde et le Pakistan (ce qui est une possibilité réelle), pourrait déclencher un hiver nucléaire partiel. Si même seulement 100 armes nucléaires de la taille d’Hiroshima étaient utilisées, avertit Peter Kuznick, les explosions projetteraient 5 millions de tonnes de fumée, de suie et de débris dans la stratosphère qui feraient le tour du globe, effaceraient les rayons du soleil, feraient chuter les températures en dessous de zéro, détruiraient une grande partie de l’agriculture et provoqueraient une famine mondiale qui pourrait tuer jusqu’à 2 milliards de personnes. Que ferait l’utilisation de milliers d’armes des dizaines de fois plus puissantes que la bombe d’Hiroshima? Il se peut qu’il n’y ait aucun survivant pour nous le dire.

Pourquoi les candidats à la présidence des Etats-Unis, les grands médias et les experts ignorent-ils largement ces questions de vie ou de mort? Selon Martin Sherwin, une fois la guerre froide terminée, beaucoup de gens en ont déduit que les armes nucléaires n’étaient plus une menace. Et tant la Russie que les États-Unis ont réduit leurs stocks. Cependant, Martin Sherwin affirme: «Ils en ont encore des milliers et c’est peut-être plus dangereux maintenant que pendant la guerre froide parce que personne ne prête attention à la menace.»

De plus, Peter Kuznick dit que les sujets peuvent être «interdits» parce que les médias grand public sont contrôlés par des sociétés qui ont des liens avec, ou possèdent, ou reçoivent des publicités des firmes qui profitent de la course aux armements nucléaires. En outre, les dirigeants politiques et le système éducatif ne s’en occupent pas. «Mes collègues et moi étudions ces questions, mais nous sommes rarement invités à en parler sur les chaînes de TV parce que le sujet est trop radioactif. Ce n’est même pas dans leur cadre de référence.»

Peter Kuznick a une lueur d’espoir, en disant que nous sommes passés tout près d’interdire les armes nucléaires lors du sommet de Reykjavík de 1986 entre le président Ronald Reagan et le secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique Mikhaïl Gorbatchev. «Gorbatchev a proposé de détruire les armes nucléaires russes si Reagan limitait aux laboratoires les essais de la guerre des étoiles. Reagan était intéressé, mais son conseiller, Richard Perle, lui a dit de ne pas signer, car cela compromettrait les essais. Donc, Reagan a refusé.»

Martin Sherwin et Peter Kuznick sont tous deux perplexes quant à la raison pour laquelle Joe Biden ne soulève pas sans cesse ces questions. «Ce serait pourtant un sujet gagnant. Il pourrait montrer au public que Donald Trump sape les dernières pièces du contrôle des armes nucléaires», dit Kuznick.

Selon Martin Sherwin, Biden comprend que les traités portent sur la stabilité et la nécessité de prendre part aux affaires internationales; et Peter Kuznick note que Biden s’est engagé à étendre l’accord New START et à réduire les dépenses nucléaires, s’il gagne. «Cela contribuerait grandement à prolonger l’espérance de vie de notre espèce», déclare Peter Kuznick.

(Article publié le 29 octobre 2020 sur le site américain Truthout; traduction rédaction A l’Encontre)