L'AUTRE QUOTIDIEN

View Original

Irina Slavina : “Je demande qu’on accuse de ma mort la Fédération de Russie.”

Avant de s’immoler, Irina Slavina a publié un dernier post sur sa page FB : « Je demande qu’on accuse de ma mort la Fédération de Russie. »

C’est une histoire épouvantable. — Cette femme radieuse que vous voyez, c’était Irina Slavina. C’était, parce qu’elle s’est immolée, hier, devant les locaux de la police de la ville où elle vivait et travaillait, Nijni Novgorod. Elle était journaliste, et journaliste indépendante. Elle était proche de la « Russie ouverte » de Mikhaïl Khodorkovski. Elle poursuivait son travail, malgré les brimades, malgré les amendes qui lui pleuvaient dessus. Et puis, à Nijni Novgorod, les autorités ont décidé de lancer des affaires de droit commun contre un entrepreneur, Mikhaïl Iosselévitch. Je ne connais pas les détails de cette affaire, — je n’en parlerai donc pas. Mais il se trouve qu’Irina Slavina, qui le connaissait, a été l’objet d’une perquisition d’une violence inouïe. Tout a été pillé, retourné, mis en dessus-dessous, les policiers ont pris tous les ordinateurs (même celui de sa fille, adolescente), tous les carnets, tout ce qu’ils ont pu trouver. — Ces «perquisitions », en Russie, sont une méthode constante : il ne s’agit pas seulement de terroriser ceux dont on pense qu’ils sont des opposants, il s’agit de les laisser sans rien, de lui ruiner, tout simplement. Ce genre de perquisitions reprend exactement le modèle de celles des années trente, sous Staline.

Il se trouve que là, Irina Slavina a réagi d’une façon terrible. Elle a publié un dernier post sur sa page FB : « Je demande qu’on accuse de ma mort la Fédération de Russie. » — Et puis, après avoir publié cette seule phrase, et une photo de la liste des noms des responsables de la perquisition, elle s’est rendue devant le siège de la police, elle s’est assise sur un banc et elle s’est immolée. Elle est morte.

Tout de suite, les gens, bouleversés, se sont mis à apporter des fleurs, à se rassembler, et la police a publié un communiqué d’un cynisme inouï, spécifiant que son suicide ne pouvait rien avoir de commun avec la perquisition, puisqu’elle n’était considérée que comme témoin, elle n’était « accusée ou soupçonnée de rien » — un témoin dont on terrorise et on dépouille toute la famille. Et puis, là, ce matin, je regarde la presse officielle, et je vois que les autorités essaient de faire passer l’idée qu’elle devait « être membre d’une secte quelconque ». Voilà à quelle bassesse on en arrive.

Elle n’était évidemment membre d’aucune secte. Elle était juste une femme qui luttait et qui, à un certain moment, a considéré qu’elle n’avait pas d’autre issue que ce geste atroce. « Nous sommes condamnés », écrivait-elle la veille, à propos de tout autre chose, sur sa page FB. — A propos de ce qu’on aurait pris pour un petit détail : la réfection en dépit du bon sens d’une allée dans un parc. — Parce que les ouvriers qui avaient fait cette réfection ne savaient pas travailler, ou plutôt ne voulaient pas travailler : on leur demande, tout simplement, de faire quelque chose, parce que, ce qui compte, c’est que les services municipaux qui les dirigent se paient sur les commandes publiques, et qu’ils ont intérêt à faire le plus de « réfections » possible — et c’est le cas dans toute la Russie. Parce que la corruption est générale, absolue. C’est pour cela, écrivait-elle, que la Russie était condamnée.

J’écris le matin d’après la tragédie. Les gens descendent dans la rue à Nijni Novgorod. Il y a le désespoir. Il y a la rage. Cette mort par le feu dit tout cela. Cinquante ans plus tard, on se souvient de Jan Palach.

André Markowicz, le 3 octobre


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.