L'AUTRE QUOTIDIEN

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Récit d’une nuit de blocage, par Tieri Briet


Au milieu de la nuit, il gelait à pierre fendre quand on a pris feu nous aussi, incendiaires jetés dans l'incendie qu'annonce une grève définitive. Mais qui ça, nous ? 27 grévistes venus bloquer après minuit un rond-point sous les étoiles filantes d'une nuit sans lune, dans l'hiver de la grève générale. On n'allait pas mourir de froid. Il suffisait d'un seul briquet et d'un cageot déchiqueté pour enflammer les planches arrachées d'une première palette, et il y en avait d'autres pour prolonger le feu jusqu'au lever du jour. Sous les écharpes et les bonnets, 27 corps autour des flammes : des Gilets jaunes aux yeux brillants et des syndicalistes mal rasés, des musiciens aux doigts gelés et des lutteuses des environs, des salariés en grève, des retraitées solidaires et une espèce d'écrivain insomniaque qui essayait d'écrire ce qui venait face au feu, en s'extirpant d'une solitude qui m'avait servi de refuge depuis la mort de Steve et la colère dans les cœurs des Nantais. Parce qu'écrire maintenant, c'est devenu un incendie de palettes au milieu d'un rond-point, dans une zone industrielle perdue où des imprimeurs viennent fabriquer pendant la nuit un journal quotidien. Ouest France est lu de la Bretagne à la Vendée, journal réactionnaire spécialisé dans l'anesthésie générale des populations dépressives. Le feu, c'était pour bloquer sa sortie du mardi, un numéro où on vantait en première page l'idée d'armer partout la police municipale. Et c'était une victoire puisque la file des camions de livraison a rebroussé chemin, malgré l'escorte de la gendarmerie.

La lutte est devenue un incendie qui embrasait un tas d'idées accumulées, tout en faisant flamboyer dans nos pensées d'immenses images qui n'auraient jamais pu surgir sans le feu, en les laissant s'élever comme des flammèches dans le ciel noir avant qu'elles ne retombent en cendres dans l'herbe gelée. Ecrire c'est brûler vif, disait Cendrars, mais c'est aussi renaître de ses cendres et il avait raison. L'avidité capitaliste sentait la mort et il fallait bloquer l'économie, jusqu'à paralyser le gouvernement qui organisait la prédation terminale. Nous n'étions qu'un maillon du blocage, entre les dockers et les profs, alliés des lycéens et des cheminots qui avaient eu le courage de dire non : et non c'est non, parce que sinon c'est la mort.

J'ai passé tant de nuits autour des feux. Sur les campements roms ou dans les collines de Sarajevo, avec des réfugiés fuyant la guerre en Syrie ou l'esclavage en Libye. Et là c'était une expérience nouvelle, de faire un feu au milieu des poids-lourds qui coupaient leur moteur dans le froid. Les piles de journaux ficelés nous servaient de bancs pour se réchauffer près des flammes et il y avait du temps pour se parler, contrairement aux cortèges où la menace policière et le vacarme des mégaphones rendent les conversations difficiles.

La solidarité de ceux qui luttent contre le pouvoir est quelque chose de précieux dans nos vies, une chaleur humaine qu'il nous faut préserver face aux menaces de l'isolement. Hannah Arendt, quand elle parlait du peuple juif sous la malédiction du IIIe Reich, utilisait l'expression d'un peuple paria. Le «Paria-Volk» de Max Weber dans sa Sociologie des religions. Exilée en France et de plus en plus pauvre elle aussi, elle avait trouvé refuge et force dans la chaleur humaine de ce peuple paria qui n’était pas seulement exclu de la société nazie. Il était devenu le peuple des proscrits qui se transforment peu à peu en rebelles, qui n’acceptent pas de subir le sort des opprimés et font de ce refus le point de départ d’une révolte politique. C'est la force des Gilets jaunes dans la société d'aujourd'hui, qui réapprend la résistance à l'oppresseur. Dans leur lutte qui dure depuis maintenant quatorze mois, ils ont appris qu'une véritable révolte avait aussi ce pouvoir de régénérer la chaleur humaine qui manquait dans nos vies. C'était précieux et il fallait pouvoir la préserver et la nourrir, s'ils voulaient survivre aux répressions démesurées qui leur barraient le chemin. Et non seulement ils ont appris à survivre comme une force imprévisible, mais ils nous ont appris à lutter à partir d'une solidarité qu'on croyait dévastée.

Alors allumons d'autres feux si on veut empêcher le saccage. Non seulement c'est la solidarité sociale qu'on réinstaure d'un seul coup, face au pouvoir qui la piétine, mais c'est aussi l'expérience de la chaleur humaine qu'on rend possible à nouveau à partir d'un brasier dans la nuit…

Tieri Briet, le 25 janvier

Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il a grandi à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu voyageur-ferrailleur pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Il écrit pour la Revue des ressources, Ballast et L'Autre Quotidien.