L'AUTRE QUOTIDIEN

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La Substance poétique de Claro, roman… 

Aux frontières mystérieuses de la vie, de la mort et de l’identité humaine, un conte farceur, rusé, ambigu, et diaboliquement poétique.

Les mystères sont des monstres patients. La chambre de la Tante était toujours fermée à double tour. Toujours. Deux fois la clé dans la serrure tournait, d’abord dans le sens des aiguilles d’une montre quand elle sortait de sa chambre, puis, plus tard, dans l’autre sens, le sens contrarié du temps, quand elle s’y enfermait, comme on remonte les heures. Ainsi en allait-il depuis que je vivais avec elle, et il n’aurait su en être autrement, que la Tante sorte ou rentre, peu importaient l’heure ou ses dispositions d’esprit, elle s’enfermait dedans ou s’enfermait dehors, ne laissant personne s’introduire dans sa chambre, et sans doute personne en sortir, c’était sa façon à elle d’incuber, mais quel sens donner à cette étrange incubation, ça, je l’ignorais, tout ce que je savais c’était que sa chambre, à force de réclusion, avait dû devenir littéralement une anti-chambre – un lieu si étanche que le volume d’air qu’il contenait était désormais composé de particules captives, interdites d’échappées belles, condamnées aux mêmes frictions, telles ces idées qui, ayant épuisé en apparence toutes les combinaisons possibles, persistent néanmoins à former de nouvelles chimères.

Benoit est orphelin.

Mais pas n’importe quel orphelin : d’après celle qui l’a recueilli, se faisant appeler « la Tante », il appartient hélas à la plus triste des trois sortes d’orphelins, celle dépourvue de tout géniteur.

Heureusement, la ferme bienveillance qui l’entoure désormais lui permet peu à peu d’oublier le terrifiant « Dortoir aux Entrailles » d’où il est issu.

La Tante se vantait d’être l’un des plus fins cordons-bleus de l’Aube, et qui doutait de son talent, que ce fût du bout des papilles, en tordant le nez, ou en émettant l’ombre d’un postillon de contestation n’était plus jamais – jamais de la vie sur terre – convié à sa table ni même aux abords de sa cuisine. Ce bannissement pouvait sembler sévère, mais il permettait aux estomacs fragiles de faire l’économie d’une embolie alimentaire. « Je ne cuisine pas pour les épigastres réfractaires », avait coutume de décréter la Tante aux Dictons Confus, phrase qu’elle ponctuait souvent d’un coup de hachoir porté avec maestria sur le cou d’une poule qui ne se doutait pas qu’elle finirait farcie à la fleur de melon et au hachis de coings. Et dans les yeux voilés de la volaille, je distinguais comme un soulagement.

Tante à tout faire, obsédée de cuisine et pratiquant les mélanges sucré-salé les plus audacieux, habile négociante d’acquisitions viagères se révélant éminemment profitables grâce à son sens aigu de l’observation diagnostique préalable à toute transaction – presque un sixième sens -, elle est tour à tour pour Benoit – qui manie ainsi in petto, et vraisemblablement pas par hasard, la redoutable circonlocution aux effets logiquement mythologisants -, en fonction des contextes et des situations, la Tante aux Dictons Confus, la Tante au Palais Aberrant, la Tante aux Émulsions Fantoches, la Tante au Wok Sadique, la Tante Qui Pense Tout Haut, la Tante à l’Œcuménique Intérêt, la Tante aux Encouragements Thérapeutiques, la Tante au Menton Tremblant, la Tante à la Vanité Culinaire, la Tante à l’Intimité Cadenassée, la Tante aux Cosmologies Fantasques, la Tante à l’Hiver Engagé, ou encore la Tante aux Rêves Invisibles, et bien d’autres incarnations encore. Benoit grandit presque paisiblement désormais au sein de ce cocon habilement protecteur, jusqu’au jour où, à l’occasion d’une veillée mortuaire plus ou moins improvisée, il découvre être doté d’un singulier talent, celui de recueillir une substance invisible au commun des mortels, lui permettant d’entrer en contact avec certaines sensations intimes liées aux défunts. En d’autres termes, le voilà de facto propulsé, à ses yeux et bientôt à ceux de sa Tante, spirite débutant spécialisé dans le toucher ectoplasmique.

Ce n’était pas une vaste demeure, du moins en ce qui concernait sa surface au sol, à l’exception de la cave qui semblait échapper à toute logique spatiale mais que je me contentais d’imaginer, l’accès m’en étant interdit. Juste une maison de ville, plantée dans une rue étroite légèrement incurvée, garnie d’un trottoir large comme un pied d’enfant, et précédée d’un perron à la pierre vérolée, suffisamment écartée du centre de Bar-sur-Aube pour n’être pas troublée par ses rumeurs, étroite de façade mais dotée de deux étages, une maison qu’enfant j’appelais la « maison debout », sans doute parce qu’elle était, architecturalement, à l’antipode du Dortoir aux Entrailles d’où la Tante m’avait arraché, ou plutôt comme elle le répétait souvent, « aidé à renaître », du moins était-ce sa version de l’histoire, une sorte d’accouchement sans douleur, disait-elle, sans cri, rien de violacé ni de tordu, tu n’as pas senti grand-chose, un soulagement en vérité, tu dormais à moitié, les plis du drap avaient laissé des parenthèses sur tes joues, c’était juste avant le matin, un vrai petit ange – mais comment lui dire que le petit ange ne dormait pas, et sentait jusqu’au poids de l’air, jusqu’à la morsure des chuchotements, en perpétuelle génuflexion jusqu’à l’intérieur de lui-même, priant pour que survienne ce fameux Jugement dernier dont on le menaçait cent fois par jour, un jugement qu’il espérait véritablement dernier, la terre s’ouvrant pour de bon, non comme le sexe d’une parturiente sous la lente et violente poussée ogivale de son enfant, mais comme une trappe cédant sous la masse d’un pendu.

On connaît, au moins depuis « CosmoZ » (2010) et « Tous les diamants du ciel » (2012),   et déjà même depuis « Livre XIX » (1997), l’art consommé de Claro pour orchestrer un frottement lancinant entre l’ordinaire et l’extraordinaire, et pour en obtenir des étincelles littéraires et poétiques qui dédaignent rarement une rusée résonance philosophique. « Substance », davantage encore que « Crash-Test » (2015), pousse cette mécanique du feu vivant à ses joyeuses et ambiguës limites, usant de l’expérience spirite comme d’un leurre flamboyant, maintenant à l’arrière-plan, et dans les limbes de nos perceptions de lectrice ou de lecteur, les échos subtilement assourdis de Victor Hugo, de Night Shamalyan et d’Alejandro Amenábar, des X-Files et de leurs abductions à répétition, des Contes de la Crypte et de leur kitsch fantastique et significatif. Usant à merveille d’un matériau pop culturel dont les attendus sont remaniés et retravaillés en subtiles profondeurs, Claro enchâsse dans sa prose somptueuse une poésie irréelle de jeux d’ombres, régulièrement mis en cause et révoqués en doute par le choix d’une narration joyeuse, farceuse, et naturellement enlevée.

Oui, il était trois heures du matin et déjà la Tante aux Emulsions Fantoches orchestrait sans pitié un improbable festin, dévissant dix bocaux d’affilée, ouvre-boîtant d’antiques conserves dont l’anonymat était loin de garantir l’innocuité et dont la date de péremption rappelait les grandes heures de la France sous René Coty, puisant avec une furie faustienne dans l’armoire aux épices où elle avait rangé et hiérarchisé, selon un classement qui aurait filé la tremblante du lama à Linné, tout ce que la planète localement mondialisée croyait judicieux de refiler aux naïfs Troyens et indigènes limitrophes.
Le poivre venait-il d’Agadir ou de Cramchaban ? Le fait est que ses grains auraient pu servir de roulement à billes. Quant aux feuilles de thym dont elle tapissait la moindre terrine, elles n’avaient rien à envier aux fiers pavillons auditifs des pachydermes. La Tante jaugeait de la narine les ingrédients, les sermonnait, puis les vouait aux gémonies de sa cocotte en fonte rouge sang. Ils balbutiaient (émulsion), poissaient (d’une bave qu’il fallait écumer), rendaient âme et suc, qu’importe, le bouillon capitulait déjà, et le pied de porc en gelée écartait de lugubres orteils sous les assauts d’un curry maléfique (rehaussé de genièvre, pitié). L’idée ? L’idée était plurielle. Cosmopolite, cruelle. Transversale. L’idée concoctée par la Tante au Wok Sadique se voulait un hommage aux peuples enivrés d’indépendance mais dotés d’un réchaud de fortune.

Sans négliger le travail secret et proustien de la madeleine au chorizo – ni celui de trois Parques particulièrement hors normes ou d’une certaine goule tarentule -, Claro affronte avec une diabolique élégance les mystères de l’identité, de la naissance et de la mort, et de l’ambiguïté fondamentale du « qu’est-ce que vivre ? » comme du « qu’est-ce qu’exister ? ». Poussant au plus haut point l’art de dissimuler d’autres phrases dans la phrase initialement apparente – art rare, et sans doute devenu au fil des années l’une de ses marques distinctives fondamentales -, mêlant intimement la science de la dissémination d’indices et la transfiguration du propos par le rire armé, il nous rappelle dans ce grand roman de 350 pages qu’en littérature comme ailleurs, la question de la nourriture (et de la substance qui en découlerait) demeure plus que jamais centrale.

Les souvenirs du Dortoir aux Entrailles me parvenaient encore par bouffées. Leurs ongles laissaient des traces, une crasse que je retrouvais au matin, apeuré, collée au creux de mes paupières, à croire qu’ils avaient cherché à m’énucléer mais s’étaient lassés de cette besogne. Je ne pouvais ni les altérer ni les éloigner, à la différence des autres souvenirs, ceux qui poussèrent dans l’Après, ceux que la Tante m’apprit à domestiquer, ceux qui se laissaient friser et exécutaient tous les tours dont l’idée me venait. Les souvenirs du Dortoir aux Entrailles avaient, eux, des droits et des privilèges, ils me réquisitionnaient comme si j’étais leur chair chérie, leur festin chéri, leur purin chéri. Ceux que la Tante avait semés étaient doux, légers, de suaves chromos que je n’avais qu’à laisser fondre sous ma langue. Ils m’aidaient à m’imaginer invité ici-bas. Ils me reconstituaient, m’illusionnaient, toutes choses nécessaires. J’avais soif de leurs doux remous.

Il faut absolument lire l’excellente présentation du titre chez Actes Sud, qui publie « Substance » en août 2019, ici,  avec un texte de Claro lui-même, fournissant plusieurs éclairages précieux sur ce roman en forme de comédie funèbre, en effet.

Claro

Claro - Substance - éditions Actes Sud
Charybde2 le 9/09/19