L'AUTRE QUOTIDIEN

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Écologie : il est trop tard pour rester calme

L’accentuation autoritaire du régime est une affaire commune car elle pose une question essentielle : peut-on obtenir des changements fondamentaux dans la structure et la finalité des sociétés capitalistes occidentales en passant par les formes institutionnelles classiques de la politique (élections, manifestations syndicales, pétitions) ? Chaque jour, une perception partagée de la situation politique gagne en popularité à bas bruit par les canaux numériques, les réunions publiques ou la circulation de textes : les peuples ne pourront pas se sortir du piège socio-écologique par les moyens qui les y ont conduits. Le pivot analytique et affectif de cette attention nouvelle à la situation planétaire est clair : la responsabilité des blocs étatiques et capitalistes dans les désastres en cours est écrasante, la forme institutionnelle planétaire, le Capitalocène, et les groupes sociaux qui la soutiennent, représentent une dangerosité maximale, supérieure à toutes les autres menaces concurrentes.

À ce stade de la situation, rien ne dit que la perspective autoritaire ne trouvera pas ultimement son embouchure dans les pires eaux du XXème siècle, hybridée par les progrès de l’oppression sociale et numérique du XXIème siècle. Mais nul besoin de spéculer sur la fin de la décennie ou du siècle pour savoir à quoi s’en tenir dès maintenant. Cela signifie que l’actuel piège étatique et sécuritaire criminalisant toute révolte est en train de refermer sous nos yeux la seule possibilité d’une bifurcation décisive de nos sociétés.

Quiconque s’exaspère devant la catastrophe écologique enregistrée en streaming par les scientifiques et vécue au ralenti par les contemporains perçoit bien que nous n’avons nullement affaire à une crise politique, de régime, nationale, de rapport à l’autorité, mais à une vertigineuse mise en question d’une façon globalement pathologique d’habiter et d’écouter la terre. L’enjeu essentiel est la responsabilité centrale d’une manière très particulière d’occuper le monde et d’organiser maladivement nos existences autour de la vie productive. Toutes nos énergies et nos actions doivent se diriger vers les structures qui causent et nourrissent cette impasse historique : identifier et attaquer les dangereux, saboter les saboteurs. Dans cette guerre des mondes, toutes les tentatives de mises en cause de l’ordre existant buteront sans cesse sur ces murs étatiques et sécuritaires. Il est grand temps d’entreprendre à une large échelle des réflexions stratégiques sur les multiples manières de mener des actions d’insubordination qui ne soient plus seulement symboliques ou inoffensives.

Par leur inventivité stratégique et leur persistance dans le temps et dans l’espace, les Gilets Jaunes ont démontré que lorsque les voies non institutionnelles de l’action politique sont employées – c’est-à-dire lorsque l’on passe de mobilisations inoffensives à offensives, d’actions rituelles comme des journées de grève sans lendemain, des défilés gentiment encadrés par la préfecture de police à des formes d’actions imprévisibles qui menace l’Etat – la réponse répressive de ce dernier est impitoyable. Renouant avec la tradition de l’action directe, révolutionnaire, violente utilisée couramment par les paysans, artisans et ouvriers depuis la fin du XVIIIe siècle, le soulèvement récent à d’emblée opté pour des formes d’interventions (blocage partiel des flux) et de réappropriation de l’espace public (manifestation émeutière dans les lieux de pouvoirs et de la bourgeoisie) imprévisibles et créatives.

Le sort réservé aux Gilets Jaunes – mutilations, interpellations, incarcérations – n’est pour l’instant destiné qu’à une fraction de la population parce que les autres ne bougent pas, sinon intérieurement. Mais ce qui leur arrive, arrivait déjà aux habitants des quartiers populaires et aux zadistes, et arrivera aux autres qui, fatigués de marcher chaque vendredi ou samedi rituellement, troqueront leurs cartons de protestation contre des actions à inventer mettant sérieusement en cause l’ordre économique et politique.

Un épisode récent offre aux sceptiques un résumé en accéléré du tableau contemporain : des militants d’Action Non Violente – COP21 ont lancé en février l’opération « Sortons Macron » pour réquisitionner dans une trentaine de mairies du pays le portrait présidentiel afin de « dénoncer l’inaction du gouvernement en matière de climat ». Le message est limpide et malin : le vide laissé par les portraits enlevés manifeste le vide de la politique climatique et sociale du gouvernement. La réponse de l’appareil étatique ? Volonté de poursuivre systématiquement ces actions avec le chef d’accusation de « vol aggravé (en réunion) » et mobilisation du Bureau de lutte antiterroriste, qui se présente lui-même « comme un des services spécialement chargés de la prévention et de la répression des actes de terrorisme ». Résultat, depuis un mois, ANV ne compte pas moins de 33 gardés à vue, 27 perquisitions, et 20 convocations en procès. Résumons : des actes de désobéissance civile plus proches d’Hara-Kiri que de l’Etat islamique, sans atteinte aux biens ni aux personnes, sont caractérisés juridiquement de manière hyperbolique et partiellement pris en charge par l’antiterrorisme.

À partir d’une telle paranoïa gouvernementale, on comprend mieux pourquoi les sabotages ciblés de magasins situés sur la plus belle avenue du monde marchand et universellement identifiés comme participant d’un mode de vie médiocre et insoutenable (ravage écologique, inégalités sociales et concentration des richesses, tyrannie de la mode) peuvent être assimilés au fait de « semer la terreur ». Et ainsi justifier le recours aux militaires par une ancienne candidate socialiste à l’élection présidentielle, le fait de placer le nouveau préfet de Paris sous le patronage de Clémenceau dont l’usage de l’armée pour briser les grèves a abouti à près d’une dizaine de morts en 1907-1908 et de préparer l’opinion publique à de nouveaux Rémi Fraisse.

Par une étrange rencontre du Gilet Jaune et du « gilet vert », du présent et de l’avenir proche, ces militants d’ANV annoncent la condition qui sera faite à tous ceux qui passeront de l’écran à des actions à cran : ils rencontreront la froideur de l’Etat – ses forces judiciaires, policières et armées. Il n’y a plus d’abri nulle part : pas de niche écologique, pas de vie privée inviolable, pas de dehors au monde et d’asile possible dans une ambassade, pas de manifestation joyeuse à succès, pas de déclaration inconséquente politiquement sur la non-violence, pas de recours aux grands hommes. Il n’y a pas un pari à faire pour « sauver le climat », mais des structures à démanteler (quand il ne faut pas les détruire) et des mondes à bâtir qui s’établiront en s’attaquant à un acteur jusque-là trop oublié ou refoulé : l’Etat. L’Etat comme opérateur et facilitateur de toutes les puissances (militaire, économique, etc.), comme garant en dernier ressort d’une forme de vie hégémonique, comme puissance conservatrice – un conservatisme de mouvement : persévérer dans son être étatique autoritaire tout en favorisant toutes les métamorphoses économiques et technologiques afin que tout demeure.

Quentin Hardy.

Ce texte est paru originellement dans Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies. Une excellente revue que nous venons seulement de découvrir - on n’est pas omniscients ! - grâce au partage de ce texte lucide par une page Facebook à laquelle nous nous sommes abonnés, et que nous vous invitons vivement à rejoindre aussi : Désobéissance écolo Paris. Car le mouvement écologiste bouge ! Et appelle (pour sa partie la plus consciente et la plus décidée à agir) à manifester samedi 21 à Paris avec les Gilets Jaunes.

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