L'AUTRE QUOTIDIEN

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En ce Jour du Souvenir de l'Holocauste, oublions. Par Gideon Levy

La chose la plus appropriée à faire le Jour du Souvenir de l'Holocauste serait de revisiter l'inoubliable article écrit par Yehuda Elkana sur Haaretz au printemps 1988, intitulé « The Need to Forget » (La nécessité d’oublier). Au lieu d'un millier de marches des vivants, cet article devrait être étudié dans chaque école ; au lieu de cérémonies officielles, il devrait y avoir un débat public sur cet essai. 

Elkana, un brillant intellectuel qui avait survécu à Auschwitz, a écrit qu'il n'y a pas de plus grand risque pour l'avenir de l'État d'Israël que celui d'inculquer par la force la mémoire de l'Holocauste. « Qu'est-ce que les enfants sont censés faire de cette expérience ? ... Dans quel but ? ... " Souvenez-vous " peut être interprété comme un appel à la haine aveugle et continue. ... Pour notre part, nous devons apprendre à oublier. Je ne vois pas de tâche politique et éducative plus importante pour les dirigeants de cette nation que de prendre le parti de la vie, de nous consacrer à construire notre avenir et de ne pas être préoccupés matin et soir par les symboles, cérémonies et leçons de l'Holocauste. »

Elkana était un prophète : comme il l'avait prédit et averti, la mémoire de l'Holocauste s'est transformée en incitation à la haine. Depuis, des dizaines de milliers d'adolescents et de soldats se sont rendus à Auschwitz et sont revenus avec la haine. Ils haïssent le monde, les Polonais, les Allemands, les Arabes et les étrangers ; ils s'aiment, se vautrent dans leur désastre et ne croient qu’ en leur propre pouvoir. C'est le "souvenir", et c'est ce que nous devons oublier.

Dans son essai, Elkana écrivait que la démocratie est mise en danger lorsque la mémoire des victimes participe activement au processus démocratique. Trente et un ans plus tard, l'Holocauste s'épanouit dans le processus démocratique, dont les fissures s'élargissent depuis que la droite s'est approprié ses besoins et sa propagande. Ils ont d'abord droitisé le drapeau national et l'hymne national, et maintenant l'Holocauste aussi.

Dans notre enfance, nous ne voulions pas entendre parler de l'Holocauste parce qu’on nous avait enseigné à en être embarrassés ; maintenant ses leçons déformées aliènent quiconque ne veut pas vivre dans un état de haine militariste. Se souvenir de l'Holocauste est maintenant réservé aux nationalistes. Il n'y a pas de conclusion universelle ni de leçon morale. Ça n'avait pas à se passer comme ça.

Je n'ai pas encore entendu un seul adolescent revenir d'Auschwitz et dire qu'il ne faut pas abuser des autres comme on nous a abusés. Il n'y a pas encore d'école dont les élèves sont revenus de Birkenau directement à la frontière de Gaza, ont vu la clôture de barbelés et ont dit : Plus jamais ça. Le message est toujours le contraire : Gaza est permise à cause d'Auschwitz.

La conclusion est qu'Elkana avait encore plus raison qu'il n'y paraissait à l'époque : nous devons oublier le plus vite possible et faire que les autres oublient dans la mesure du possible. Le temps est venu de faire passer le passé. Nous n'avons pas besoin de l'effacer, mais de le remettre à sa place ; c'est fini. Il ne peut servir de guide principal pour le présent et l'avenir, encore moins de la manière tordue dont il est présenté.

L'héritage de l'Holocauste a causé à Israël des dommages fatals : il a solidifié le nationalisme et validé le militarisme au lieu de façonner l'humanisme, la justice, la moralité et le respect du droit international, que dans l’ Israël de 2019 on considère comme trahison ou faiblesse. Elkana était convaincu que la mémoire de l'Holocauste était la source de l'anxiété existentielle et que c’était ce qui a conduit à la haine pour les Arabes.

Mais en cela, il a commis une erreur, je crois. Ce n'est pas la peur qui pousse à la haine et au racisme envers les Arabes, mais au contraire, l'auto-victimisation. Après l'Holocauste, nous sommes autorisés à faire n'importe quoi, et bien sûr, seulement par la force.

Pendant que la sirène commémorative retentira jeudi, j'imaginerai encore une fois que je vois un grand incendie, une conflagration. Depuis mon enfance, je considère la sirène comme un feu qui consomme des êtres humains. Je penserai à Sofie et Hugo, mes grands-parents, dont les noms sont inscrits sur un mur dans une synagogue de Prague parmi les noms des autres victimes, et je les verrai brûler. Je ne penserai pas aux soldats du bataillon de parachutistes que j'ai rencontrés il y a trois semaines alors qu'ils faisaient un exercice avec l'armée allemande dans une forêt bavaroise près de Nuremberg, qui ont tous déclaré combien il est important qu'Israël soit fort. Si c'est ça la leçon, oublions ça.

Gideon Levy, publié le 2 mai dans le quotidien israélien Haaretz
Traduit par  Fausto Giudice

Merci à Tlaxcala