Patrimoines déchaînés, par Léonora Miano
"Nous sommes assis sur les épaules de géants, et c’est dans cette posture que nous pénétrons en ce monde. Nous ne pouvons donc que prendre de la hauteur pour parler, pour transmettre l’histoire d’une tragédie qui fut avant tout une défaite de et pour l’humanité. Nous sommes assis sur les épaules de géants, sur leur puissance de vie, sur leur capacité à refuser de se laisser ensevelir par les ténèbres. Parce qu’il en est ainsi, nous ne tremblons pas pour affirmer que ceux qui nous portent, ceux dont le vécu doit éclairer le nôtre, sont les ancêtres de tous, et qu’à ce titre, leur place dans le souvenir et dans le devenir de la nation est incontestable. Non seulement est-elle inaccessible à toute répudiation, mais elle est, comme d’autres, centrale pour dire à nous-mêmes et au monde ce que nous sommes".
Tels sont les mots qui me vinrent hier, alors que je quittais les lieux. C’est ainsi que l’on parlerait, en France, du sujet qui nous a occupés au cours de ces deux jours, et de la mission de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. C’est ainsi que l’on dirait les choses si, conformément à la vision que le pays se donne de lui-même, il était enclin à privilégier les valeurs et à congédier l’identification au phénotype. Il n’y aurait alors aucune crispation pour se tenir du côté de ceux qui ne sont pas à mes yeux des victimes, si ce terme doit suggérer l’existence d’une ontologie victimaire, que ce peut être là une définition valable de soi, du groupe auquel on appartient (et s’il n’y a pas d’ontologie victimaire, il n’y en a pas non plus pour les bourreaux, je ne conçois pas que l’on enferme les êtres dans ces catégories).
Si l’identification visait les valeurs plutôt que l’apparence des personnes, il n’y aurait pas l’ombre d’un doute sur la nécessité d’inscrire dans la conscience de tous, à la fois l’histoire de la violence et celle des ressources multiples qui lui furent opposées. Il n’y aurait pas la moindre difficulté à reconnaître la plus puissante incarnation des idéaux de la France dans le visage des personnes mises en esclavage. En effet, toute leur trajectoire illustre la quête pour la liberté, l’égalité, la fraternité.
A travers le plus insignifiant des actes qu’ils posèrent, par le fait même qu’ils survécurent là où ils n’étaient sensés que servir et périr, les Subsahariens déportés et confrontés à l’esclavage déjouèrent le projet réificateur que l’on avait eu pour eux. Non seulement eurent-ils la force de survivre (j’entends par là de vivre au-dessus, de vivre au-delà de la condition qui leur était faite), mais ils enfantèrent des peuples inconnus, offrirent au monde des cultures inattendues, des arts de vivre originaux, une ineffable beauté.
Lorsqu’ils s’évadèrent des plantations pour inventer un autre modèle de société, en reprenant leur liberté, en affirmant leur dignité, c’était aussi celle de l’autre qu’ils sauvegardaient. Lorsque, demeurés sur les plantations, ils mirent en œuvre des stratégies de résistance culturelles et spirituelles, c’était encore l’humanité de tous qu’ils préservaient.
D’où vient alors qu’il soit si difficile de les évoquer, de leur rendre hommage, de revendiquer leur expérience comme légitime à nous inspirer ? La réponse à cette question est simple. Le problème, c’est la race. La fiction raciale à laquelle on prétend ne pas accorder crédit, et que tous ont pourtant intériorisée. La notion de race dans laquelle nous sommes tous incarcérés et qui fait qu’on ne voie que des Blancs d’un côté, des Noirs de l’autre, et qu’il ne soit possible de prendre position qu’en tant que l’un ou l’autre. Il se passera du temps avant que nous en soyons libérés, tout particulièrement en ce qui concerne l’histoire de la Déportation des Subsahariens et de l’esclavage colonial, la racialisation étant en partie ce qui la singularise.
Pourtant, lorsque nous avons à transmettre, en 2019, une histoire dont nous savons qu’elle n’opposa pas d’un côté une race de gens par essence programmés pour torturer et de l’autre, un groupe humain destiné à subir, il importe de se soustraire de la fiction raciale. Marronner hors de la race et restituer aux humains leur visage. C’est seulement en procédant ainsi que, dans un pays au territoire éclaté – cet archipel français –, un pays aux cultures multiples – la France n’étant pas tout entière blanche, européenne et occidentale – que l’on pourra élaborer des pratiques discursives plus justes, afin de faire connaître aux jeunes un pan de leur histoire.
Il est impensable que des adolescents, confrontés à l’histoire de l’esclavage, doivent endosser pour les uns la culpabilité, pour les autres la déchéance. Il revient donc à ceux qui transmettent de modifier la perception erronée qu’ils ont d’eux-mêmes, de n’être plus les premiers à investir la race de significations qu’elle ne peut porter. Puisqu’elle ne signifie pas, qu’elle ne peut signifier, si nous sommes humains et que rien d’humain ne nous est étranger : ni le crime, ni l’abjection ; ni la noblesse, ni la volonté d’élévation.
Lorsque l’on veut transmettre une telle histoire en 2019, il convient d’étreindre chacun. De savoir, très précisément, quelle part de nous représentent l’un et l’autre. C’est parce que l’on souhaite à toute force abolir le lien avec l’une des deux parties que l’on se trouve vite acculé à l’impuissance. Je ne prétends pas que l’on puisse, à l’heure actuelle, procéder dans tous les domaines comme si la race n’avait pas été inventée, comme si les siècles n’en avaient pas consolidé les effets, comme si l’obligation n’était pas faite, à certains moments, de se déterminer par rapport à elle.
Je veux dire la chose suivante : ceux qui exposent, qui transmettent, dans un contexte comme celui de la France au XXIème siècle, doivent s’affranchir de ce qu’ils croient être leur appartenance raciale pour privilégier les valeurs qu’ils prétendent défendre et parfois incarner. Surtout lorsqu’ils appartiennent au groupe ethnique majoritaire et que ce sont eux que l’on trouve à la tête des institutions concernées. Il leur faut ériger un nouvel espace relationnel, un lieu dans lequel nul n’aura à pénétrer la tête basse. Il leur faut accueillir, parmi le personnel des établissements dont ils ont la charge, des sensibilités différentes, des profils divers, afin de se garder de la sclérose que promet l’entre-soi. Si ces personnes n’ont pas passé les concours, ne détiennent pas les titres requis, eh bien, il convient de les former en interne.
C’est ainsi que l’on pourra déterminer le langage adéquat, poser les actes justes, dire l’histoire dans son intégralité sans être habité par le souci inconscient et néanmoins enraciné, de se dédouaner de crimes dont nul ne réclame l’expiation. Bien sûr, cela amène à reconfigurer des notions comme celles de grandeur et d’héroïsme, par exemple. L’époque requiert cette appréhension nouvelle. Si nous sommes assis sur les épaules de géants, si nous le savons aujourd’hui quand ils furent longtemps perçus comme la lie de la société, c’est aussi que, dans le monde que nous souhaitons désormais avoir en partage, il ne saurait plus être question que les honneurs reviennent uniquement aux conquérants, aux bâtisseurs d’empires, à tous ceux – ils existent sur tous les continents – dont la gloire s’érigea sur des empilements de cadavres.
Il est évident qu’une telle vision des choses n’est pas à même de de permettre que soit établie une société inclusive, une société dans laquelle chacun pourrait se reconnaître et qu’il voudrait faire prospérer. Disons-le d’un mot : ceux des Français qui ne sont pas des Occidentaux, qui ne le deviendront pas, et qui sont issus de la violence infligée à leurs aïeux, ne glorifieront pas volontiers les conquérants, les spoliateurs.
Dans la tâche exigeante qui les attend, les institutions concernées trouveront toujours le meilleur appui auprès des artistes. Ceux-ci savent qu’il est ici question d’humanité, que nous sommes faits de l’un et de l’autre, que l’on ne sauvera pas l’un en condamnant l’autre. Il ne s’agit pas de cajoler l’ego des uns ou des autres, mais d’apprendre de cette nuit qui, habitant le cœur humain, façonne les crimes contre l’humanité et provoque l’avènement de tout ce qui la fera refluer : l’amour, la solidarité, la résistance, la créativité, l’espérance… C’est toujours l’ombre qui enfante la lumière ou, au moins, qui la révèle.
Pourquoi transmettre ceci et pourquoi s’impliquer ? La Déportation transatlantique des Subsahariens, leur déplacement contraint via l’Océan indien, sont un point nodal des conquêtes européennes qui, à partir du XVème siècle, battirent leur plein pour redessiner le monde, ses géographies physiques et intimes, ses infrastructures identitaires et psychologiques, les modalités relationnelles entre les peuples, imposer la soumission de l’être à l’avoir. La richesse produite par l’esclavage ne déserta pas l’économie française qu’elle irrigua, tant et si bien qu’il est impossible de prétendre n’en avoir pas profité, en aucune façon hérité. Les denrées coloniales que sont le café, le thé, le chocolat, le sucre, inscrivent le premier geste du matin dans la mémoire de cette histoire dont on entend se détacher. Nous habitons un monde créé par cette histoire, et si nous espérons le transformer pour le meilleur, il faut lire et dire l’histoire.
Comment procéder ? Outre qu’il faille se départir des lunettes de la race pour monter en humanité et s’identifier aux valeurs qu’incarnent les êtres plus qu’à la couleur de leur peau, il importe d’élaborer un langage neuf. Une manière de dire qui valorise ceux qui s’opposèrent à l’ombre, ceux qui firent refluer la nuit. Un crime contre l’humanité, cela se raconte à partir du point de vue de ceux à qui la violence fut infligée au premier chef - car elle le fut à tous, en fin de compte -, à partir des luttes de ceux qui se dressèrent contre, et qui eurent tous les visages. Cela se dit aussi en révélant que le combat ne fut pas toujours spectaculaire, qu’il s’inscrivit dans le quotidien, dans l’audace d’aimer ceux qui pouvaient vous être arrachés, dans les musiques, les danses, la spiritualité, les arts picturaux. Cela se dit avec les vivants qui sont dépositaires des cultures jaillies du gouffre, pour parler, non pas uniquement du passé, mais de l’avenir qu’il faut écrire ensemble.
Nous sommes assis sur les épaules de géants, et c’est dans cette posture que nous pénétrons en ce monde, et c’est depuis cette hauteur que nous regardons l’histoire. Parce qu’il en est ainsi, nous ne tremblons pas pour affirmer qu’il est entré de l’Afrique en abondance dans l’histoire de France, que cela a créé quelque chose d’ineffaçable, que les humains qui ne se laissèrent pas réduire à l’esclavage sont les ancêtres de tous ceux qui se disent membres de la nation française, qu’il n’y aura pas d’art particulier d’être français hors de la capacité à les reconnaître, à les célébrer, à les étreindre avec amour et respect.
Léonora Miano, Musée d’Orsay, colloque à propos de l'histoire de la Déportation transatlantique et de l'esclavage colonial. Le 07 05 2019.
Léonora Miano est née en 1973 à Douala, au Cameroun. Après avoir consacré une trilogie à l’Afrique avec L’intérieur de la nuit (Plon, 2005), Contours du jour qui vient (Plon, prix Goncourt des Lycéens 2006), et enfin Les Aubes écarlates (2009), elle a publié en 2008 Tels des astres éteints, son premier roman sur la communauté afropéenne. En novembre 2013, elle a remporté le Prix Femina pour La Saison de l'ombre qui raconte le début de la traite des Noirs. En 2017, elle a dirigé un ouvrage collectif sur l’expérience des noirs de sexe masculin dans la France de notre temps : Marianne et le garçon noir.