L'AUTRE QUOTIDIEN

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De la disparition de la papeterie Arjowiggins, de la mort d’un savoir-faire exceptionnel et d’un village

Arjowiggins

 C'est l'histoire d'une papeterie et d'une cathédrale.  Avec une photo. Chacun pleure ce qu'il perd. On ne conserve que le chagrin. Pour Notre-Dame, on a les plans, c'est dur à avaler, pour des hommes, de se faire battre par le feu. Mais on s'en remet. Ce dont je ne me remets pas c'est de l'ambiance, de la "sous-jacence" qui disparaît, le terreau humain, la déliquescence de l'espérance, de la bienveillance, du plaisir de la conversation, de la douceur de parler avec un ami, de la gentillesse, de la solidarité désintéressée. Un pays qui a la diarrhée, qui se gratte, qui a la fièvre, qui fuit dans l'urgence, qui crache, une nation frileuse, furieuse, rageuse, envieuse, capricieuse, oublieuse, une classe dirigeante asthmatique-professionnelle, d'une classe ouvrière niée ou désœuvrée, des riches qui vous font payer si vous leur demandez quelle heure il est, une présence démentielle du discours partout, en politique, en art, en société. Un effritement de la bonté. Une inflation de gens intelligents qui veulent sauver le monde, plus ça rate, plus ça parle. Une opposition de charognards, opportuniste, qui ne songe qu'au pouvoir pour elle-même. Des donneurs de leçons à chaque coin de rue, une capacité de réagir à tout ce dont « on » parle et qu'on prend pour la réalité.

Je vous écris d'un pays lointain. Je vais vous parler de la chose qui devrait être un scandale. Rien que de réfléchir à pourquoi c'est invisible peut occuper vos nuits (debout ou couchés). Je ne pense qu'à ça, je ne parle que de ça, je suis en deuil de notre usine, de nos villages, de nos traditions. Nous allons devenir quoi ? Une réserve d'indiens, subventions, alcool, assistance ? Notre totem à nous, depuis deux siècles, c'est le papier. Nous sommes du groupe « papier ». On ne prétend pas savoir faire autre chose. Et, à tort peut-être, on n'est pas très "politisés". Nous ne sommes pas du groupe « imprimeurs », qui a formé tant d'émancipateurs de la classe ouvrière. Nous sommes des villageois de la campagne, même si nous savons faire le plus beau papier glacé, nous sommes encore un peu du Moyen-Âge pour ce monde qui va de l'avant. Nous sommes papetiers comme d'autres étaient mineurs, sidérurgistes.

Dans un village, chacun a ses idées, ne les impose pas, ne va pas passer sa vie à se bouffer le nez avec son voisin. Ici, vivre ensemble, c'est une obligation réciproque. C'est ça aussi, un village. Pas taiseux, discrets. Et travailleurs, pour « faire suivre des études aux enfants ». Je dis « nous », c'est une histoire de familles. Je veux parler pour eux, leur rendre hommage. Mes grands-parents, mon père, mes sœurs, beaux-frères, oncles, tantes. Les ouvriers disent notre usine, ils savent bien que quand ils vont « au chagrin », c'est pour les actionnaires, ils espèrent seulement qu'ils ne vont pas couler la boite et se barrer avec l'argent. Malheureusement c'est ce qu'ils ont fait. Une très vieille usine de 1824 ! Une très belle usine, très moderne, papier couché 100% recyclé, 580 emplois directs supprimés, plus de deux milles emplois de sous-traitance et combien d'emplois indirects. Liquidation judiciaire le 29 mars 2019. Bessé-sur-Braye, notre village. Plus de travail, plus d'argent. Abandonner les ancêtres, les tombes. Les maisons ne valent plus rien. Rien. Pas de travail à la ronde, à moins de 50 km. Notre usine à nous, c'est la papeterie. Elle demeure en vie et pourtant elle est morte, les actionnaires se sont envolés vers d'autres Eldorado. Les capitaux migrent plus vite que les oiseaux.

Ceci vaut bien une messe. Si j'étais magicien, si je pouvais faire un vœu, je voudrais retourner en arrière, je voudrais revenir à Paris, écouter chanter Jessye Norman dans la cathédrale Notre-Dame, à Paris, ce Noël 1991. Ce soir-là, elle chantait accompagnée de la maîtrise de Radio France. Ce soir-là, parmi les jeunes chanteuses, il y avait la petite-fille d'un ouvrier papetier de cette usine. On peut voir sa maison, en bas à droite sur la photo. Il habitait si près de l'usine que c'est lui que les patrons avaient désignés pour s'occuper des chevaux de trait chargés de tirer les wagons de kaolin depuis la gare. Depuis son embauche en 1957, le samedi et le dimanche, il reprenait son ancien métier, ouvrier agricole, palefrenier, il allait les nourrir. Il faut aimer les bêtes, on apprenait ça dans le temps. Dans cette maison, maintenant enserrée à l'intérieur d'une usine qui s'est agrandie, vit encore sa fille, la tante de cette jeune fille. Elle est née là, et depuis 39 ans est salariée de la papeterie. Hier, elle a reçu sa lettre de licenciement.

Sur son CV de demandeuse d'emploi, il n'y aura qu'une seule ligne: Arjowiggins. Aujourd'hui, les charognards candidats aux européennes viennent se montrer aux portes de l'usine. Démagogues, impuissants, inefficaces, vendeurs de mauvaise soupe. Demain, c'est TF1 qui vient. Pour enterrer l'affaire et « faire pleurer sur notre sort », dit-elle. Ce Noël 1991, elle était assise dans un coin de la cathédrale Notre-Dame de Paris, pour le concert, invitée par sa nièce. Il y a peu, elle a retrouvé le badge « Jessye Norman » qu'elle avait conservé et qui lui avait permis d'entrer dans Notre-Dame.

Aujourd'hui, je l'ai appelée et elle m'a rappelé ce souvenir. Aujourd'hui, pour la première fois, elle n'était pas au travail, elle était dans sa maison, enserrée dans les bâtiments de l'usine. Dans le temps, les patrons se faisaient construire une belle villa d'habitation dans l'usine. Maintenant ce sont nos sœurs déshéritées qui garderont les ruines. Sauver Notre-Dame de Paris, c'est fait. Maintenant il faut sauver la papeterie de Bessé-sur-Braye, les oiseaux, les anges, et des trois vertus, la plus chère, l'espérance. Je voudrais pouvoir m'asseoir dans Notre-Dame ou ailleurs (nous nous sommes accommodés pendant trente ans de la voûte de béton d'un garage, au Théâtre du Radeau), regarder briller les lustres, écouter le chœur chanter ou la voix du poète, fermer les yeux et sentir qu'il y a une autre vie, qui n'est ni un au-delà ni un plus tard, ni un ailleurs ni un demain, il y a une autre vie, mais elle est dans cette vie, et nous souffrons quand nous perdons le chemin qui y mène. Je dis « nous ». Dire « je » est désespérant.

Jean Rochereau 


Dernières nouvelles d’Arjowiggins : le 15 mai 2019, le groupe papetier Sequana, maison-mère d'Arjowiggins et Antalis, annonce sa mise en liquidation judiciaire. L’entreprise invoque notamment les conséquences du litige qui l’opposait à British American Tobacco à propos du versement de dividendes. Lire l’article de L’Usine nouvelle : Dans la foulée d'Arjowiggins, le groupe papetier Sequana en liquidation judiciaire