L'AUTRE QUOTIDIEN

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Le droit de parler, par André Markowicz

Le droit de parler.

Ai-je le droit de parler ?

Parce que je suis ce que je suis — je veux dire, je suis né comme ça. Je suis un mâle blanc dominant (c’est comme ça qu’on dit ?), et qu'en décomposant chacun des termes (en fait, il y en a deux), on arrive une vérité que je ne peux appeler que congénitale.

Je suis blanc. Je suis né de parents blancs, eux-mêmes nés de parents blancs, eux-mêmes nés de parents blancs depuis, sans doute, le temps où Homo Sapiens a perdu sa coloration native (noire) suite à je ne sais pas quoi, sans doute le climat (et pourtant, le pays de Chanaan, ce n'était pas la Sibérie — mais où étaient-ils avant d'être dans le pays de Chanaan ?... Abyssale question) . Alors, bon, mes parents ont toujours été Juifs (enfin, non, parce que j’ai un grand-père géorgien, lequel, lui, provient de Géorgiens qui ont toujours été Géorgiens depuis que les Géorgiens existent — et ne me demandez pas depuis quand les Géorgiens sont Géorgiens, parce qu'il y a plein de provinces en Géorgie, et à l'intérieur de ces plein de provinces, il y a plein d'univers), et, donc, étant Juifs, disons que, pendant un certain nombre de générations, il y a eu d’autres blancs qui leur ont fait sentir qu’ils n’étaient pas chez eux chez eux, et qu’il fallait qu’ils retournent en Palestine, où, si l’Eternel avait existé, Il aurait pu en témoigner, — eux (je veux dire mes ancêtres) n’avaient aucun moyen de retourner, non seulement parce que la plupart n’avaient pas les sous pour le voyage, mais parce qu’ils n’y avaient jamais mis les pieds, et que, pour retourner quelque part, il faut, au minimum, y être déjà allé. Et donc, c’était une situation sans issue, cette histoire-là. Une histoire qui, pour la majeure partie de la génération de mes grands-parents de Pologne des membres de ma famille, — une centaine de personnes, plus ou moins — s'est terminée par un voyage (mais pas en Palestine) ou pas par un voyage, mais qui s’est terminée.

Mais la question est là : malgré ça, je suis blanc. Et ce n’est pas le bronzage (que je prends très facilement) qui me rendra moins blanc. 

Etant blanc, c'est moi, « sinon les miens », qui ai colonisé d'abord les Amériques (où l'estimation des victimes de la conquête espagnole tourne autour de dizaines de millions de morts, sans parler des cultures anéanties), puis l'Afrique. Et puis, moi, par exemple, la preuve, tout à fait réelle, — indiscutable, et que je ne discute pas, — du fait que je suis parmi les oppresseurs, et non parmi les opprimés, c'est que jamais personne, depuis presque soixante ans que je vis, et presque quarante ans de vie adulte, personne ne m’a contrôlé dans la rue, personne ne m’a plaqué contre un mur en me demandant mes papiers et en me tutoyant à la deuxième (voire à la première) phrase. Personne ne m’a refusé un logement juste en me regardant — ici, en France. Je n’ai pas fait exprès, mais c'est comme ça. C'est une donnée première.

Et puis, je suis un homme. Bon, là non plus, je ne pense pas que j’aie fait exprès. Je suis né fils aîné. Dire que j’en sois foncièrement heureux serait sans doute exagéré, parce que le fait que je sois le fils de mon père et le petit-fils de mon grand-père explique que je porte la maladie héréditaire (laquelle, d’après ce qu’on m’a dit, ne touche que les garçons) qui a empoisonné mon enfance et m’a privé d’adolescence, et que j’ai décidé de maintenir sous contrôle en me mettant à traduire Dostoïevski, — mais, enfin, je suis un mâle. Et, vous savez quoi, je suis un mâle dominant. — Bon, à me voir, au physique, vous me soufflez dessus, je tombe. Mais, sérieusement (parce que, malheureusement, je suis sérieux), moi, je me suis rendu compte d’une chose : jamais, à aucun moment, je ne me suis posé la question de ma légitimité. Je veux dire, du droit que j’avais de prendre la parole, ou de faire ceci ou cela (je parle du travail). Je me pose plein, mais plein, plein de questions de toutes sortes sur le « comment », mais jamais sur le « pourquoi ». Et, à juste titre, quand on me pose la question de savoir « pourquoi » j'ai traduit Dostoïevski ou Pouchkine, je dis que c'est une question raciste. Que le « pourquoi » ne regarde personne. J’ai toujours eu, instinctivement, le droit. Et une des grandes raisons de cette situation de droit absolu et tranquille de faire ce que je voulais, c’est parce que j’ai toujours été le fils aîné, et donc, un homme. — J’en parle, de ça, parce que je vois les femmes autour de moi, et je vois la difficulté qu’elles ont, pour la plupart, de trouver une position indifférente — une position où on les écoute seulement pour ce qu’elles ont à dire, pour ce qu’elles pensent ou font, et pas pour la façon dont elles apparaissent, pas « en tant que femmes ». Et quelles difficultés, chez tant de mes amies, il a fallu surmonter. Comment « il a fallu » ?! — Il faut, tous les jours, n'importe quand. Parce que, comme, évidemment, nous sommes loin de cette indifférence : comme il faut encore, et encore, et encore, insister sur le droit égal des hommes et des femmes, et donc, par exemple, la parité, alors qu’en théorie, la parité devrait être une bêtise. Théoriquement, on devrait s’en fiche, de savoir si la personne qui est à tel poste ou dit ceci ou cela est une femme : la seule chose qui devrait compter, c’est ce qu’elle dit ou fait. Mais non, bien sûr. Bien sûr qu’il faut l’aide de la loi. Parce que, sans la loi, rien, jamais ne bougerait. — Parce que, évidemment que nous sommes dans un monde d’hommes. Et nous le sommes depuis, pardonnez-moi, que l’homme existe, non ? Je veux dire, l’atavisme, c’est quelque chose.

Or cet atavisme n’est pas seulement masculin, permettez-moi de le dire.

Dans je ne sais plus (si, je sais) laquelle de nos grandes écoles, m’a raconté une amie, ils se sont trouvés face à un grand problème : les filles réussissaient les concours infiniment mieux que les garçons (et c’est souvent, souvent le cas). Bon, mais, du coup... il y avait « trop de filles qui réussissaient ». Je cite cette amie, qui disait ça : trop. Les grandes entreprises qui chassaient les «têtes » des jeunes diplômés n’en voulaient pas tant, n’avaient pas la place pour tant. — Je dis les choses telles qu’on me les a racontées, et racontées avec accablement et rage. Et donc, il fallait faire quelques chose pour changer. Parce que, vous comprenez, les femmes, c'est comme les Juifs d'après Soljenitsyne, — une fois qu'on leur ouvre les portes, ça vous envahit tout. On n’allait pas falsifier les examens, évidemment. Alors, quelqu’un — une femme — a eu une idée : l’école a changé... non pas les candidats, mais les membres du jury. Une année, ils n’ont pris que des femmes (ou juste un homme ou deux, et une grande majorité de femmes). L'effet a été foudroyant : les résultats au concours sont redevenus « normaux ». Les hommes avaient repris le pouvoir.

Et puis, si je peux en parler, — dites-moi, sincèrement : qu’est-ce que je dois faire quand une actrice, une amie depuis des années et des années, qui a joué nos traductions de Tchekhov (je dis « nos » — celle de Françoise et de moi) écrit à Françoise, pour lui demander de me demander un conseil pour une de ses étudiantes à elles qui joue « ma » traduction de la Cerisaie ? Je ne l'ai jamais vue sans Françoise, elle ne nous a jamais vus séparés pendant les répétitions, le nom de Françoise est écrit en mêmes lettres que les miennes sur les couvertures, et c’est Françoise qui écrit les préfaces, et, elle lui demande, à elle, des conseils sur ma traduction à moi... Et la main sur le cœur, combien, parmi vous, chères lectrices et chers lecteurs, parlez du Tchékhov de Markowicz ? Et pourquoi vous le dites, ça ? Parce qu’il suffit d’un seul traducteur pour un livre, et que, dès lors, moi, je suffis ? Ou bien, peut-être, aussi, parce que Françoise, étant une femme, a moins d’autorité pour « suffire », moins de légitimité ? — Je ne sais pas, mais, même si chacun de ces épisodes est, pour moi, une blessure profonde, vous imaginez ce que c’est pour elle ? Vous imaginez ce que c’est, alors que, le moindre mot de nos traductions, c’est elle qui l’a pensé, qui l’a pesé, qui l’a porté ?...

Et la façon dont elle est traitée par les nationalistes bretons ? Dès lors qu’elle est en désaccord, dès lors qu’elle parle, elle est hystérique, parano (trouvez les synonymes), voire, elle règle ses comptes, ou ses histoires de « mal breizhée » (le mot, entre guillemets, a été employé par un rédacteur en chef du Télégramme, deuxième quotidien de Bretagne, dans un livre à la gloire des bonnets rouges). Et ces bonnes paroles, permettez-moi de le dire, sont colportées autant par des hommes que par des femmes... La férocité des femmes à l’égard de Françoise, je vous jure, c’est quelque chose. Et toujours sur le même sujet : si elle n’est pas contente, c’est que ça vient de ses ovaires.

Bon, je dis ça. — Et moi, je suis un homme blanc, et, par nature, je domine.

Sur ce, continuons, sur le mâle blanc dominant, l'appropriation culturelle et la blessure identitaire.

André Markowicz, le 28 avril 2019

Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.