Le mouchoir du 19 avril. A propos du soulèvement du ghetto de Varsovie, par André Markowicz
Six ans que, tous les 19 avril, je parle du 19 avril. Que je me rappelle la date du début du soulèvement du ghetto de Varsovie. Six ans. — Mais, ça, je le fais depuis plus de vingt ans. Cette année, Simcha Rotem est décédé, en Israël. Il ne reste plus aucun survivant, je crois bien — je me trompe peut-être ? —, plus personne qui soit capable de dire ce que c'était, vraiment, cette guerre dans le feu, dans les ruines et les égouts, de quoi, en vrai, avaient l'air ces êtres qui se sont dressés, pas pour vivre mais, comme ils le disaient, pour choisir la façon dont ils allaient mourir. — Nous, nous ne pouvons que ressentir, qu'imaginer.
Moi, ceux qui me suivent le savent, je me fais, tous les 19 avril, un rituel particulier, pour lequel je n'ai à chercher ou à fournir aucune explication. Tous les 19 avril, je me chante, sans aucune interruption, le texte de la Passion, — les trois parties : Grande Passion, Petite Passion et Angélus — en langue bretonne. Oui, le 19 avril, c'est toujours proche de Pâques, de toutes les Pâques. Ce texte de la Passion, il n'est pas écrit par quelqu'un. Disons qu'on ne sait pas qui l'a écrit. Mais il a été chanté, tous les ans, depuis, sans doute, des siècles, le vendredi de Pâques — et jamais chanté à l'intérieur des églises, parce que c'est tout sauf un texte d’église (mais on a arrêté de chanter ça dans les années 50, quand le monde rural a commencé de basculer). Dans cette Passion, Marie ne reconnaît pas son fils sur la croix (tellement, sans doute, il a été défiguré par la souffrance, mais ce n'est pas dit), et, quand elle le reconnaît et qu'elle voudrait être un petit oiseau pour voler l'embrasser, c'est la croix qui se penche vers elle.
Et puis, Jésus, sur la croix, qui doit rester "à sécher" dessus, demande à sa mère de garder... le mouchoir qu'il lui donne. Hier, alors que je me remémorais le texte — que je me faisais, en somme, une répétition, — sous un soleil d'été, beaucoup trop chaud pour la saison, surtout à Rostrenen, c'est surtout ça qui m'a frappé. Voilà ce qu'il dit, en breton d'abord et une traduction mot à mot :
« Dal'chit, ma mamm, ma mouchouer ;
Serret-hañ kloz 'korn ho halver,
Serret-hañ kloz 'korn ho halver,
Boud a ra 'barzh gwad hon Salver.
[...]
N'en kannit ket 'barzh an dour-poz
Pe na vo ket na deiz na noz.
N'en kannit ket 'barzh an dour-red
Pe 'mañ erruet fin ar bed.
N'en kannit ket barzh an dour-stang
Pe 'man erruet 'r jujamant. »
Ça dit cela :
Tenez, ma mère, mon mouchoir ;
Gardez-le caché [fermé] dans le coin de votre armoire...
Je traduis "armoire", parce que Jean-François Kemener (décédé récemment lui aussi, et auquel je dois encore consacrer deux chroniques, que, pour l'instant, je ne veux pas écrire parce qu'elles sont trop dures), quand il me l'a chanté d'abord, m'a dit que ça voulait dire "armel" (armoire). Il m'a dit : "la vieille qui me l'a chanté s'est trompée". Je sais aussi que Maria Kerjean, qui l'avait chanté, ne se trompait pas. "Halver", littéralement, ça vaut dire "calvaire". Comme si, ce qu'il y avait dans l'armoire, c'était la même chose qu'un calvaire, ou comme si c'était un calvaire.
Gardez-le caché dans le coin de votre armoire
Il y a dedans le sang de notre Sauveur.
[...]
Ne le lavez pas dans l'eau qui dort
Sinon il n'y aura plus ni jour ni nuit
Ne le lavez pas dans l'eau qui court
Sinon la fin du monde est arrivée
Ne le lavez pas dans l'eau d'un étang
Sinon est arrivé le Jugement.
*
Ne pas laver le mouchoir qui a essuyé le sang de la Passion — sinon la fin du monde arrive. Ne pas effacer la mémoire, sinon arrive le Jugement.
*
Nous gardons la mémoire. Le monde célèbre — et heureusement ! — le souvenir de ce qui s'est passé là, dans le ghetto de Varsovie. Nous commémorons le Génocide, que, non, décidemment, je ne veux pas appeler "Shoah". Cette célébration a-t-elle empêché ce qui s'est passé au Rwanda ? Non. Le souvenir des nazis a-t-il en quoi que ce soit empêché ce qui s'est passé avec Daesh — ses massacres, la façon dont ils traitaient leurs "esclaves" ? Bien sûr que non.
*
Je ne sais pas ce que ça veut dire, en fait, "se souvenir" — pour le monde, pour un Etat, une collectivité. Je sais les cérémonies, les discours — nécessaires, indispensables. Je ne sais pas ce que ça implique. Je sais qu’en vrai chacun se souvient, commémore, vit avec — ou s'en fiche — à sa façon. Juste pour soi.
*
Je sais aussi que le fascisme, jour après jour, tranquillement, hideusement, monte. Que, chez nous, Philippe Vardon, le directeur de campagne de Jordan Bardella, la jeune et bien propre tête de liste du "Rassemblement national", il y a vingt ans (une erreur de jeunesse, je suppose...), hurlait dans un chant de skinheads : » « Nous sommes la Zyklon army... »
Je sais que ce qui devrait se dresser face à ça, ce qui est censé être la gauche, est rongé par des divisions fondamentales, paralysantes, traversé de haines communautaristes, de ce que certains appellent « une guerre de civilisation », de haines que certains (souvent les mêmes) disent "de races" ¬— moi qui croyais que seuls les fascistes parlaient de races humaines... Comme si c'étaient des "races" qui étaient opprimées, et pas des gens, de toutes les couleurs de peau, de toutes les origines, dans une situation sociale d’exploitation et de mépris.
Je sais qu'on est très mal.
J'essaie de ne pas laver le mouchoir. Ni dans l'eau qui dort ni dans l'eau qui court. A travers les années. Et je ne chante que pour moi, finalement, parce que, même s'il fait une canicule en plein mois d'avril, je ne veux pas gâcher l'ambiance et faire pleuvoir.
André Markowicz, le 19 avril 2019
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.