L'AUTRE QUOTIDIEN

View Original

Ma nuit aux urgences gynéco

Déjà, ça commence bien, la meuf de l'accueil est une bonne raciste. J'arrive avec un petit souci de santé, je commence à remplir le dossier papier. 

Juste derrière moi, un homme avec une barbe longue, un bonnet et un saroual, son épouse assise, toute pâle, en djilbeb, elle a l'air en train de souffrir. Il arrive, et très courtoisement vient au guichet pour dire "Madame, bonjour, ma femme est en train d'accoucher". - "Vous attendez monsieur !". - "Mais madame, ma femme a des contractions depuis plusieurs heures, toutes les cinq minutes, elle est en train d'accoucher." - "Oui mais voyez-vous la dame n'a pas fini de remplir son formulaire, donc vous attendez, il n'y a pas de passe-droit." 

Je regarde hyper gênée sa femme assise qui souffre en silence et lui bafouille "Je suis désolée monsieur, je me dépêche..." et bâcle ce foutu dossier qui de toute façon ne servira à rien. Elle me répond : "Ah mais non madame ne vous excusez pas, ici c'est comme à la sécu, c'est chacun son tour". Voilà l'entrée en matière.

Je suis appelée pour une première "évaluation" par deux infirmières juste derrière l'accès au service, je passe une porte en métal avec des trous qui permettent de voir au travers. Nom, prénom, groupe sanguin, on prend ma tension, mon pouls, me demande ma douleur sur une échelle de 1 à 10. Je ne sais quoi répondre puisque ça dépend totalement des positions. Étant donné le lieu où je me trouve, je réponds en fonction de l'urgence : 2. C'est le seul contact que j'aurai avec un personnel soignant pendant de nombreuses heures, jusqu'à la consultation.

Puis vient le tour des Rroms d'être maltraités, évidemment. Une naissance a eu lieu dans la famille, donc toutes les femmes de toutes les générations sont présentes : les sœurs, cousines, tantes... Une sœur veut se rendre au chevet de la personne qui vient d'accoucher : elle se fait copieusement envoyer balader. "On ne fait pas n'importe quoi ici, c'est moi qui décide qui peut entrer". Quelques hommes les rejoignent. Tout le monde est joyeux, ils bavardent, le niveau sonore augmente un peu, rompant le calme de la salle d'attente. 

Ordre leur est donné de se taire et de faire moins de bruit.
Tout le monde finit par quitter le service quand la maman est transférée à la maternité, dans le bâtiment voisin.

J'attends. Des heures. Et je ne suis pas la seule. 
De nombreuses femmes enceintes attendent aussi. Souvent seules. Et la plupart sont à des termes avancés. Seules avec leur douleur, et avec leur peur. Personne pour venir les voir, prendre de leurs nouvelles, leur proposer un verre d'eau, leur demander si elles ont mal, si elles ont besoin de quelque chose. Pendant ce temps les deux infirmières qui font les admissions rigolent et discutent, derrière leur porte grillagée, grille qui est à elle seule tout un symbole.

La nuit avançant les admissions se font rares, donc l'hôtesse d'accueil et les infirmières peuvent bavarder. Ce qu'elles font à grands cris. Personne ne peut rater leur conversation, et c'est exprès, vu le contenu de celle-ci. 

"Ah tu sais," dit la femme de l'accueil, "mais quel culot, y en a elles demandent à rentrer chez elles en ambulance au milieu de la nuit. Moi je leur dis d'accord, mais vous payez tout de suite !" (je rappelle qu'avant c'était pris en charge par la sécu) "Et quand elles me disent : "Mais madame, il n'y a personne pour garder mes enfants", ben je leur dis d'accord et ben je vais appeler la police, ils vont aller à votre domicile constater que vos enfants sont seuls, je peux te dire que là, elles trouvent une solution ! Elles appellent leur mari, il reste à la maison en attendant qu'elles rentrent ! Non mais enfin ! Faut assumer aussi ! Ils font des enfants et après y assument pas !"

Le "ils" étant bien sûr pour désigner les noirs et les arabes et autres "étrangers" à ses yeux (pour partie Français d'ailleurs), qui peuplent les urgences gynéco de cet hôpital (j'étais la seule blanche). Je pense à ces familles déjà pauvres dont les maris ont dû prendre une demi-journée pour ne pas voir la police débarquer et prendre leurs enfants, tenues par la terreur de la menace de cette horrible femme. Ses cris stridents et son discours m'étant insupportables, elle qui avait fait la leçon plus tôt à cause du bruit, j'ai émis des protestation par quelques "chuuut" bien sonores pour qu'elle la ferme parce que je crois que si j'étais allée lui parler j'aurais perdu mes nerfs.

Le calme revient sur la salle d'attente. Aucune banquette confortable, pas un seul brancard. La nuit avançant, nombreuses sont celles qui tombent de sommeil. Elles s'installent comme elles peuvent sur les banquettes ou les sièges en bois dur, avec leur sac comme tout oreiller. Elles ne peuvent même pas étendre leurs jambes douloureuses car les banquettes sont faites pour deux personnes, partagées par un accoudoir en métal.

A 1h30 du matin, une de ces femmes, en face de moi, se met à pleurer en silence. Je vais la voir, lui demande si elle a mal et si elle veut que j'aille demander à l'infirmière de lui donner quelque chose, elle me dit "Oui". Je lui demande depuis quand elle est là, elle me répond : "Depuis 16h". Elle est enceinte de presque 4 mois.

Je parle aux infirmières à travers le grillage, elles me disent : "C'est bon, c'est la prochaine, elle va bientôt passer", et lui demandent de se déplacer si elle veut prendre un Spasfon ou un Doliprane. Elle reste assise, elle n'a pas la force de se lever. Aucune des deux infirmières ne prendra la peine de venir la voir. 

Je lui demande comment elle se prénomme : Fatma. Je suis restée auprès d'elle, pour la rassurer, prenant dans les miennes sa main glacée, en lui disant qu'elle pouvait les serrer autant qu'elle voulait si elle avait mal, parce que : "Regarde, j'ai des grandes mains, tu peux serrer très fort ça ne craint rien". Son front était bouillant, elle souffrait le martyre et elle était seule et terrorisée, et moi la cruche je ne pouvais faire qu'une seule chose, lui dire : "Ne t'inquiète pas Fatma, ça va aller", ma peine et ma colère toutes mêlées. Fatma a fini par être appelée par une gentille infirmière (ou une interne ?), une qui travaille, celle-ci, puis par être examinée.

Puis est venu mon tour, tard dans la nuit. En parlant avec la jeune interne j'ai compris qu'il n'y avait qu'un seul gynécologue de garde pour tout l'hôpital, qui est le seul de toute la zone à avoir des urgences gynéco. Avicenne n'en a pas. Un gynéco et une interne (deux ?) pour tout le sud de la Seine saint Denis. Ils doivent gérer les accouchements, les femmes enceintes qui ont des douleurs et des problèmes parfois graves de grossesse, plus les petits soucis comme les miens. Elle était super attentionnée, de garde depuis 9h du matin. Courageuse, et toujours bienveillante au bout de 18 heures de travail. Et après on nous dit que le problème c'est pas une histoire d'effectifs mais d'organisation.

Fatma, je pense à toi, j'espère que tu vas bien et ton bébé aussi. Je pense aussi à toutes les autres que j'ai quittées endormies sur leurs sièges en bois, maltraitées par l'institution hospitalière.

Et me demande : quand cela cessera-t-il ?

Coline Douy