Le cercle infernal de la précarité des intermittents
6 ans de bataille. Depuis le 30 mai 2013 je me bats seule contre Canal+. Et ce n'est pas fini. Après un verdict exemplaire des prud'hommes condamnant le Groupe dirigé à l'époque par Vincent Bollore à payer 138.000 euros d'indemnités pour abus de contrats précaires, le 9 avril 2019 Canal+ me fait convoquer au tribunal correctionnel de Nanterre pour "escroquerie au jugement".
Le 30 mai 2013, alors que je travaillais depuis l’automne sur la nouvelle mouture de l’émission de Cyril Hanouna, j’ai pris spontanément la parole pour dénoncer les baisses des conditions de travail illégales imposées. L’animateur m’a hypocritement soutenue en feignant de découvrir la situation des techniciens de son plateau, pour ensuite me laisser tomber définitivement. Depuis un mois et demi j’avais tout tenté en interne, actions collectives, négociations avec mon supérieur et la DRH, mais rien n’avait abouti et mon salaire, comme celui des autres intermittents, allait être baissé de 25% sans que rien ne puisse l’empêcher.
Intervention de Sophie Tissier dans "Touche pas à mon poste" le 30 mai 2013
En tant qu’intermittente ultra précarisée (les contrats cdd sont journaliers) j’avais déjà eu à subir d’être évincée sans raison d’autres émissions, du jour au lendemain après 9 ans et 6 ans de bons et loyaux services, sans aucune indemnités ni compensation.
Poussée à bout encore une fois et au bord du burn-out, j’avais décidé ce jour là de mettre à profit l’opportunité d’un plateau de télévision en direct pour tenter de porter la parole des sans-voix, de démonter la machine, montrer une rébellion face à l’ignominie du rouleau compresseur ultra-libéral qui précarise et maltraite les salariés, dans l’indifférence générale.
Mon intervention a été reprise par de nombreux médias qui se sont émus de la situation des intermittents et précaires, mettant en lumière la problématique de nos conditions de travail dégradées. Hélas leurs bons sentiments se sont rapidement dissipés dans le flot incessant de l’information. J’ai reçu à l’époque des messages de soutiens et de reconnaissance du monde entier, me disant que c’était encourageant de voir que tout le monde ne s’était pas résigné à subir.
Après cela je n’ai évidemment pas été rappelée par le groupe Canal+, et je me suis retrouvée black-listée de la quasi totalité des plateaux où je travaillais. J’ai alors décidé de lancer une procédure prud’homale pour faire valoir mes droits.
J’ai gagné haut la main en appel la condamnation de mon ancien employeur à me verser des rappels de salaires correspondant à toute la période de préconisation imposée entre fin 2010 et juin 2013. Malheureusement la loi travail a clairement empêché que cette décision ouvre une jurisprudence à la hauteur pour tous les autres salariés puisqu’aujourd’hui les conditions d’indemnisation ont été diminuées, et l’impunité des employeurs s’en voit renforcée. C'est pour cette raison que je me suis investie dans la lutte contre la Loi Travail en 2016, instiguée par Emmanuel Macron, puis lancé le mouvement citoyen Nuit Debout, précurseur du mouvement des Gilets Jaunes.
On vaut mieux que ça - contre la loi travail © On vaut mieux que ça !
Les chiffres sont éloquents : à peine 10% des salariés précaires attaquent aux prud’hommes lorsqu’ils sont bafoués dans leurs droits, et seulement une minorité obtient réparation pour le préjudice subi.
J’ai donc perdu la quasi totalité des indemnités compensatoires. La cour d'appel de Versailles avait pourtant reconnu la légitimité de ma prise de parole à l'antenne de l'émission de Cyril Hanouna, Touche pas à mon poste, estimant que je n'avais en rien entaché la réputation de mon employeur et que le présentateur vedette m'avait laissée parler. Le droit du travail, inadapté aux situations des précaires, a permis à la cour de cassation de briser la décision concernant le calcul de mes indemnités et de me ruiner. Il est en effet demandé aux salariés précaires de prouver qu’ils sont soumis à la volonté de leur employeur en prouvant qu’ils n’effectuent aucun autre contrat en dehors de l’employeur incriminé. C’est bien une inversion de la responsabilité en culpabilisant les employés qui doivent obligatoirement avoir plusieurs employeurs pour gagner de quoi vivre leur vie. Ils subissent les CDD à répétition mais on leur incombe de fait la responsabilité de la précarité de leur emploi! Comme si c’était eux et non les patrons qui décident du type de contrats!
Le groupe Canal+, non content de me réclamer plus de 123 000 euros, adepte des méthodes de procédures bâillon, m’assène désormais une procédure pénale en représailles, alors que je suis sans ressource, et assignée à résidence par la garde de mon fils né en avril 2017 (la place en crèche m’ayant été refusée par la mairie de Vanves en raison de mon absence … de contrat de travail !!) Le cercle infernal de la précarité quand on est intermittente et mère isolée. J’attends aujourd’hui la réponse d’un possible renvoi de nouveau en cassation, cette fois-ci à ma demande, et la conclusion de l'enquête en cours d'instruction que j’ai déposée pour dénonciation calomnieuse afin obtenir justice.
Calomnie et procédure abusive, le summum du cynisme d'un grand patron sans scrupule au mépris de toute considération, lançant une procédure judiciaire digne d’un différent entre grandes firmes. Et pendant ce temps…l’injustice subie par les salariés intermittents du spectacle continue encore aujourd’hui malgré les précédentes condamnations.
Sophie Tissier
Assistante de réalisation, réalisatrice, chargée de post-prod, opératrice prompteur...multi-cartes-Intermittente dans l'audiovisuel. Militante pour la défense des droits des travailleurs précaires et intermittent.e.s, féministe, pour une 6ème République citoyenne et une réelle démocratie. Fondatrice de Touche Pas à Mon Intermittent(e) @TPMIntermittent, co-fondatrice de Nuit Debout, co-organisatrice de la marche #NousToutes et Gilet Jaune.
On peut la retrouver sur son blog
Communiqué de presse :
« Le 4 janvier 2019, Mme Sophie Tissier a déposé plainte contre les sociétés C8 et C8 FILMS pour dénonciation calomnieuse avec son avocat Maître Etienne Lesage, entre les mains du procureur de la République,.
En effet, après avoir obtenu contre ces sociétés la reconnaissance de ses droits de salariée le 1er mars 2016, celles-ci ont déposé au pénal une plainte contre Mme Tissier pour « escroquerie au jugement » le 22 janvier 2018. Cette manoeuvre a eu pour but de parasiter la procédure prud’homale en cours dont l’audience était programmée le 28 mai 2018, d’intimider leur ancienne salariée, la déstabiliser et finalement, lui faire perdre tous ses droits en lui faisant payer la somme de 123.791 €.
Sophie Tissier a déposé cette plainte pour être reconnue dans ses droits d’ancienne salariée exploitée comme tant d’autres, après avoir eu l’information, que la plainte calomnieuse contre elle avait été classée sans suite dès le mois d’avril 2018, bien avant l’audience de renvoi en cour d’appel des prud’hommes. Elle avait donc basé ses conclusions, sous l’influence de son ancien avocat Me William Bourdon, sur de faux éléments qui l’ont induite en erreur et ont joué en sa défaveur, lui faisant perdre la quasi totalité de ses indemnités. Non contents d’avoir obtenu la ruine financière de madame Tissier, Canal+ persiste et la fait convoquer le 9 avril devant le tribunal correctionnel de Nanterre pour tenter de pousser la plainte pour escroquerie au jugement devant cette juridiction pénale. »
Historique :
30 mai 2013 : intervention de Sophie Tissier en direct sur D8 dans l’émission « Touche pas à mon poste » pour dénoncer les baisses illégales de salaires imposées aux intermittents.
27 janvier 2014 : Saisie des prudhommes de Boulogne pour licenciement sans cause réelle ni sérieuse
20 janvier 2015 : rendu du jugement de première audience. Mme Tissier déboutée fait appel.
1 mars 2016 : rendu du jugement en appel condamnant les sociétés D8 / D8 films, pour abus de contrats précaires et licenciement sans cause réelle ni sérieuse, à verser 138 000 euros de rappels de salaires et indemnités à Mme Tissier. La cour de Versailles a également légitimé l’action de Mme Tissier estimant que cela n’avait entrainé aucun préjudice à l’employeur.
5 juillet 2017 : rendu du jugement de la cour de Cassation à la demande de C8 (anciennement D8) et remise en cause du calcul des indemnités. C8 exige de Mme Tissier le remboursement de l’intégralité des sommes versées. Ce qu’elle ne peut pas faire étant sans ressources. Elle s’est retrouvée en effet écartée des plateaux où elle travaillait. Renvoi en cour d’appel au 28 mai 2018.
22 janvier 2018 : C8 et C8 films déposent une plainte pénale contre Mme Tissier pour une prétendue « escroquerie au jugement ».
28 mai 2018 : audience devant la cour d’appel des prud’hommes de Versailles.
5 juillet 2018 : jugement du renvoi faisant définitivement perdre 123 000 euros à Mme Tissier.
12 juillet 2018 : Mme Tissier apprend que la plainte avait été classée sans suite dès le 5 avril.
4 janvier 2019 : dépôt de plainte pour dénonciation calomnieuse contre C8/C8Films
27 janvier 2019 : réception d’une citation directe le 9 avril 2019 devant le tribunal correctionnel de Nanterre.