L'AUTRE QUOTIDIEN

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Antisémitisme. Et si la question à laquelle nous avons à faire face ces jours ci était celle de la conscience européenne ? par Natacha Samuel

Ces dernières années ont vu une vraie levée de l’intelligence déconstruite contre les oppressions. On a appris à écouter la sensibilité des femmes en lutte contre le sexisme et le patriarcat. Celle des musulmans en butte au racisme d’état et de société. Celle des africains confrontés à l’horreur coloniale et raciale, au passé encore chaud de l’esclavage, au présent de l’exil criminalisé et meurtrier. On a appris à les laisser parler et à se mettre à leur place, on s’est déconstruits à leur perception, leur expérience du réel. En revanche on a du mal à écouter les juifs qui combattent l’antisémitisme et disent leur inquiétude d’un retour de sa propagation.

Il y a chez beaucoup de juifs une crispation, une sensibilité à l’attaque qui peut confiner parfois à la paranoïa : ça peut se comprendre, il me semble. Leur histoire récente est difficile à digérer, et demande du temps avant de trouver assise et confiance. Cette sensibilité nécessite de fait la même prévenance et compréhension qu’à l’égard des autres racisés et minorités. Mais peut-être pense-t-on qu’ils ne sont pas une minorité qui aurait besoin de compréhension et de protection. Qu’ils ne relèvent pas, plus peut-être, du peuple et des opprimés. Nul besoin donc de se déconstruire à leur perception du monde déjà trop plein d’eux et de l’histoire de leur massacre. Nul besoin de comprendre ce que c’est que vivre en juif après les millions de morts juste derrière soi. De s’ouvrir intimement à leur réel choqué, tanguant sur des généalogies trouées. D’être terrifié avec eux quand des juifs sont assassinés parce que juifs, comme ça arrive régulièrement en France depuis dix ans.

(Un président noir, le maire noir d’une des plus grandes villes du pays, des acteurs noirs oscarisés, des présentateurs de télévision noirs signifient-ils la fin du racisme américain ?)

Une hypothèse : et si la question à laquelle nous avons à faire face ces jours ci était celle de la conscience européenne ?

Cette Europe barbare qui a voulu anéantir les juifs il n’y a pas très longtemps. Qui s’est construite sur l’esclavage, la colonisation, le massacre. Qui aujourd’hui laisse mourir en mer ou en montagne des dizaines de milliers de gens, qui laisse des dizaines de milliers d’enfants dormir dans les rues et parfois y disparaître, qui criminalise l’exil et la solidarité, s’acharne sadiquement sur des vies qui étaient déjà au bord de la mort. Qui jouit de l’écrasement de ceux qui la font, la portent, la travaillent, la vivent. Qui tient toujours son économie sur la guerre et la vente d’armes.

Cette Europe dont Auschwitz est un symptôme et pas un accident, cette Europe que pourtant nous habitons, où nous sommes heureux et malheureux, il n’est pas facile d’accepter de la regarder en face, de prendre avec nous son réel infâme, passé et présent.

Suite de l’hypothèse : il n'est pas facile de voir, de savoir en profondeur que cette Europe/notre territoire a été celui de la mise à mort récente de 6 millions d’individus. C’est un chiffre énorme, inabsorbable à la conscience, qui recouvre pourtant autant de meurtres bien réels. Fantasmer les juifs dans leur ensemble comme dominants, bourreaux à leur tour, ou même simplement protégés par le pouvoir, soulage nos consciences d'européens, d'allemands, de français, d'humains. Leur évite, à nos consciences, de prendre cette monstruosité pleinement avec elles, comme base d'un nouvel humanisme.

(Vous avez l’impression que les juifs sont favorisés, protégés par les pouvoirs. Ils l’étaient aussi en Allemagne au 19ème siècle et jusqu’au début du 20ème, où on compte 25% de mariages mixtes chez les juifs, où certains occupent des positions de pouvoir, où on voit apparaître orgues et cantiques dans les synagogues qui se construisent avec pignon sur rue dans toutes les villes d’Allemagne)

La création de l'état d'israël par les Européens au lendemain de la guerre, le conflit colonial et nationaliste qui s'en est suivi, a sans doute empêché le nécessaire travail collectif du sens à partir d’Auschwitz, et été pain béni dérivatif pour les nations européennes meurtrières et coupables. Ce n’est pas au nationalisme qu’aurait dû mener Auschwitz, mais - c’est la seule réponse philosophiquement possible - à son dépassement. Malheureusement c’est ainsi que les européens ont répondu à la juste préoccupation des juifs persécutés.

(Le sionisme, prônant l’installation d’un foyer juif en Palestine ou ailleurs, est né à la fin du 19ème siècle en Europe en réponse aux persécutions antisémites vécues par les juifs. Le livre fondateur du sionisme est écrit à la suite de l’affaire Dreyfus, et c’est alors aussi qu’est convoqué le premier congrès sioniste. C’est pour échapper à la montée de l’antisémitisme européen que les juifs migrent en Palestine entre 1917 et 1945, alors que la Palestine est sous mandat britannique)

Si aujourd’hui une révolution émancipatrice est bien en cours elle doit repenser à partir de là, de ce dont l’Europe a déjà été capable, de ce dont elle est aujourd’hui encore coupable. C’est le même déni d’humanité qui laisse à peine et de moins en moins survivre ceux qui n’ont rien pour engraisser ceux qui ont déjà tout, qui laisse mourir ceux qui sont nés dans des pays où une femme perd un enfant sur deux et où on espère vivre jusqu’à 42 ans, qui relègue des centaines de milliers de gens dans des quartiers ghetto invivables.

C’est bien à l’Europe que nous devons nous attaquer. Israel, dans sa dimension coloniale, en est un prolongement et une conséquence. Le colonialisme raciste israélien est une plaie tragique. Il y en a d’autres, toutes proches. La politique toujours plus droitière du gouvernement israélien doit être combattue aux côtés des juifs, pas être retournée contre eux. Pour cela il ne suffit pas d’affirmer qu’antisionisme n’est pas antisémitisme. Il faut le démontrer, en se donnant pour corollaire le combat frontal inquiet et sincère contre le réel de l’antisémitisme qui pousse, aux côtés des autres racismes. Et avoir pour seule visée (c’est urgent et vital de se dire cette visée, tout aujourd’hui cherche à nous diviser, y compris nous-mêmes) la recherche de l’union du peuple contre les gouvernements pervers et mortifères.

(Quand les députés fabriquent une résolution visant à criminaliser l’antisionisme, ils savent très bien qu’ils jettent de l’huile sur une feu déjà prêt à tout embraser. Notre obsession du conflit israélo-palestinien est leur planche de salut, et il n’était sans doute pas d’autres moyens pour eux de nous détourner de l’urgence de les détrôner).

Natacha Samuel