L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les Juifs, les sionistes et les députés. Chronique d'André Markowicz

Je regarde une anthologie des poètes yiddish. Au vingtième siècle, combien ont été tués par les nazis, parce qu'ils étaient Juifs ? Et combien de ceux qui n'ont pas été tués par les nazis ont été assassinés en URSS ? — Et parmi ceux qui n'ont pas été assassinés, combien sont restés, pendant des années et des années, torturés dans les camps ? pas parce qu'ils étaient Juifs, eux, — je veux dire, officiellement — mais parce qu'ils était "nationalistes juifs" (dans les années 30) ou "sionistes" (après la création de l'Etat d'Israël) ? Je regarde ces listes de noms, des gens dont, moi, je ne peux lire qu'un ou deux, ou dix textes, traduits en français ou en anglais, ou, pour certains, en russe, — des vies, des œuvres entières réduites à rien. — Et en quoi étaient-ils des "agents d'Israël", des "sionistes" ces médecins massacrés pendant l'affaire sordide des "Blouses blanches" ? Et c'est seulement la mort de Staline qui a sauvé les survivants, et, sans doute, sauvés tous les Juifs d'URSS de la déportation, comme il avait déporté les Tchétchènes, les Tcherkesses, les Tatares de Crimée, sous prétexte que certains avaient pris les armes contre l'URSS pendant la Deuxième guerre... Là, quel prétexte est-ce que ç'aurait été ? Un peuple entier porteur des intérêts d'un pays capitaliste, sous la coupe des impérialistes...

Bref, oui, très souvent, quand on parle de "sionistes", historiquement, on a parlé de "Juifs". — Et, très souvent, hélas, c'est le cas aujourd'hui encore : je n'ai pas l'impression que Dieudonné dénonce directement les Juifs. Il dénonce les sionistes. Et nous savons ce que ça veut dire, dans sa bouche. Ou dans la bouche des salafistes, comme dans celle de ce type qui s'est déchaîné contre Alain Finkielkraut en criant qu'il était le peuple et en le menaçant des flammes de l'Enfer — ce qui sonnait très étrange dans un cortège dit de gauche. Et ceux qui criaient "Retourne à Tel Aviv", que criaient-ils ? — Et je ne parle pas de toutes les autres insultes qui pleuvaient, les "nique ta mère" avec "sale sioniste de merde" ou je ne sais quoi...

Ce qui a parlé là — non, pas "parlé" — crié, c'est l'ordure. Et je ne comprends pas mes lecteurs FB, amis ou non, qui insistent sur le fait que les manifestants s'en prenaient non pas à Finkielkraut le Juif, mais à Finkielkraut le sioniste. — Parce que, de fait, il est sioniste, on a le droit de l'abreuver d'insultes, de le traiter de "sale con" (décidément, ça devient une habitude chez certaines gens qui se pensent de gauche) ? C'est acceptable, ça ?... Et, je le demande en passant, est-ce que, "connard" ou "nique ta mère", ça fait partie du débat d'idées et de la défense de la cause palestinienne ? Et, dites, sérieusement, est-ce que c'est défendable, d'en arriver si bas ?

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Mais Alain Finkielkraut est, oui, sioniste, et, à maintes reprises, — pas toujours — on l'a entendu défendre la politique israélienne.

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Et le fait est que, pour beaucoup de gens à travers le monde, et pour moi aussi, la politique israélienne, toute entière guidée par le sionisme, est radicalement inacceptable. Depuis que je suis sur FB, je fais des chroniques pour dénoncer la politique de colonisation raciste du pouvoir de Netanyahou. Je remets en commentaire une chronique qui remonte à août 2015, et qui s'appelle "Je suis pour un grand Israël". — Bon, ce n'est pas pour le Grand Israël que je suis. Je sais que la solution des deux Etats, à cause de la colonisation (et c'était là le but de la colonisation) n'est plus viable, et que la seule issue serait un seul état, laïc, non communautaire, dans lequel les Juifs et les Arabes auraient les mêmes droits et les mêmes devoirs. Cela, c'est de l'ordre de l'utopie.

Mais c'est la doctrine sioniste qui explique ce qui s'est passé en Palestine, et ce qui continue de se passer. Proclamer que la Palestine est la patrie des Juifs signifie logiquement que ce n'est pas la patrie des autres habitants, et, quoiqu'on dise, ce que les Palestiniens appellent "la naqba" (dont il n'est pas possible de parler en Israël) est un nettoyage ethnique. — Cela ne signifie pas que les Etats arabes soient angéliques, et que je soutienne, je ne sais pas, le Hamas.

Et c'est aussi le sionisme (là encore, j'en ai parlé souvent) qui explique le mépris dans lequel le yiddish, langue non-nationale, langue du peuple, langue d'une littérature sans frontière, était tenu en Israël.

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J'ai dit ailleurs à quel point j'avais été choqué par la présence de Netanyahou aux commémorations de la rafle du Vel d'Hiv. Parce qu'Israël utilise ce qu'il appelle la Shoah (et que je ne peux appeler que le Génocide juif) comme bouclier, comme prétexte pour sa politique d'agression militaire et colonialiste. Non, Israël n'a aucun titre pour parler au nom des Juifs dans leur ensemble, dans le monde. Israël parle pour les Israéliens. Et, pour revenir au yiddish, je rappellerai, une fois encore, que le yiddish ne figure pas parmi les langues de Yad Vashem — n'y figure que l'hébreu, ce qui est, là encore, une monstruosité, acceptée par chacun, visiblement. (Et je devrais parler, en même temps, de cette autre catastrophe, — du scandale du refus de l'Occident après guerre d'accueillir ces milliers de survivants qui se retrouvaient sans rien et sans nulle part où vivre sans être exposés à la haine... ). Les Juifs, en tant que tels, ne sont pas destinés à être les agents d'Israël. — Que certains le soient, c'est leur problème à eux. Je les combats, par ce que j'écris. Je ne les insulte pas. Je ne les envoie pas "à Tel Aviv" . Et je ne les promets pas aux flammes de l'Enfer... dont, quelques fois, un certain nombre d'agités me menacent.

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Le sionisme est un nationalisme. — Tous les nationalismes sont mortifères. Tous, sans exception. Tous, ils tuent dès qu'ils sont au pouvoir.

D'un côté les nationalismes. De l'autre côté les religions. Et elles aussi, quand elles sont au pouvoir, où qu'elles soient, elles tuent. De l'immanence à la transcendance, même combat de mort et de bêtise. Le communautarisme. Qu'il soit juif, musulman ou n'importe quoi d'autre.

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N'avons-nous pas de lois pour réprimer ce qui s'est passé contre Alain Finkielkraut ? — Il y a eu des injures ? — Oui. L'injure publique est punie par la loi. Il y a eu des cris antisémites ? Oui. L'antisémitisme est, lui aussi, d'ores et déjà, puni par la loi. Et cette loi a tout lieu de s'exercer... — Combien de fois, hélas, ne s'exerce-t-elle pas ?...

Mais si les députés français acceptent aujourd'hui de considérer que critiquer le sionisme serait, de par la loi, faire acte d'antisémitisme, alors, ils signeraient la victoire des barbus — de tous les fanatiques et, parmi eux, de celui-là même, affublé d'un gilet jaune de circonstance, contre lequel ils disent se dresser.

André Markowicz, le 19 février 2019
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.