L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les yeux de la colère

L'Éthique de Spinoza nous a bien prévenu de ceci : « l’effort pour faire subir un mal à celui que nous haïssons se nomme Colère ». Et le philosophe au manteau troué de compléter ainsi : « et l'effort pour rendre le mal qui nous a été fait, s'appelle Vengeance ». Pourtant, si la colère nomme la modalité affective d'un désir de haine consistant à faire du mal à une personne haïe de l’avoir déjà commis, il y a cependant des colères dont on ne peut contester la légitimité. Qui entre autres s'énoncent dans le titre d'un grand roman de John Steinbeck de la fin des années 1930 (Les Raisins de la colère), dans le nom d'un groupe de jeunes auteurs dramatiques et romanciers révoltés anglais de la seconde moitié des années 1950 (les Angry Young Men) ou encore dans le titre d'un documentaire de Marcel Trillat dédié au début des années 2000 à des ouvriers en lutte contre leur licenciement annoncé (300 jours de colère).

« Notre patience est à bout » pour reprendre le titre de l’ouvrage rédigé par l’historien Claude Guillon regroupant les textes et pamphlets écrits par le groupe révolutionnaire des Enragé(e)s entre 1792 et 1793.

La colère est pour Spinoza une passion triste rappelée à sa fondamentale inadéquation. L’Iliade en a proposé un exemple puissant avec la colère d’Achille contre le meilleur des troyens Hector, l’assassin de son ami Patrocle dont il traîne plusieurs fois le cadavre attaché à son char. Et George Lucas est peut-être un spinoziste qui s’ignore quand il fait dire à ses maîtres jedi que la colère mène à la haine, la haine à la souffrance et la souffrance au côté obscur de la Force. A contrario, la colère peut caractériser aussi l’affect alimentant le soulèvement des fractions populaires parmi les plus dominées contre les forces sociales qui les oppriment. Dans ce registre-là, la plume de Jules Michelet demeure un couteau, qui a aiguisé ainsi le portrait du révolutionnaire dantoniste Thuriot : « Un homme violent, audacieux, sans respect humain, sans peur ni pitié, ne connaissant nul obstacle, ni délai, portant en lui le génie colérique de la Révolution… Il venait sommer la Bastille ». Et pas moins effilée est la lame maniée par la rappeuse blanc-mesniloise d'origine martiniquaise Casey qui, dans sa chanson intitulée « Libérez la bête », clame ceci : « Sa pensée est bestiale, sa colère officielle / Vous la reconnaîtrez, son pelage est spécial ».

La colère divisée

Voilà donc que la colère est un affect d'un type très particulier, qui divise (le monde entre ceux qui sont haïssables de faire le mal et les destinataires de ce mal qui veulent le rendre à leurs destinateurs haïs), mais qui est lui-même divisé (entre la passion triste de l'éthique spinoziste et la célébration du génie colérique des révolutionnaires d’hier et des révoltés de toujours). La colère est nécessaire comme l'énergie au principe des soulèvements, on le voit actuellement avec les Gilets Jaunes en France, on le voit encore avec les grandes foules intelligentes en Algérie. Mais la colère n'est cependant pas suffisante pour se donner à elle seule une orientation susceptible de conduire ailleurs qu'à l'endroit de la vengeance qui est une impasse catastrophique. Il est vrai que la colère sied aussi au teint pâle des associations et mouvements qui reconnaissent dans le Dies irae, un hymne liturgique médiéval et apocalyptique, l'appel à la défense réactionnaire d'une France blanche et identitaire, catholique et intégriste.

« Où va donc la colère ? » a demandé l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman dans un article paru dans Le Monde diplomatique de mai 2016. La colère est un affect au débord si puissant qu'un impératif consiste à en civiliser l’énergie, par exemple en requérant l’orientation de quelques idées et l'appareillage d'une discipline organisée. L'art peut caractériser l'organisation esthétique de l'affect et c'est l'histoire de la révolution selon Michelet, c'est un film de John Ford adapté de John Steinbeck, ce sont des pièces de théâtre de Edward Bond et Harold Pinter, c'est un rap de Casey. On pense encore à l’usage stratégique des fameuses colères piquées par le sportif John McEnroe et le cinéaste Maurice Pialat, dont les tonitruances sont des déflagrations bousculant les règles de la civilité exigée durant un match de tennis ou le tournage d’un film mais à seule fin d’en arracher des intensités aussi déstabilisatrices que créatrices. La politique est une autre manière, moins individuelle que collective, d’organisation de la colère appareillée à la discipline et l’orientation des idées dès lors que la raison désire relever une passion triste en une passion joyeuse dédiée à l'universel concret.

Au-delà du ressentiment

(l’intelligence est une fête)

La colère est le propre d’une humanité qui, comme telle, a toujours affaire avec le négatif de sa propre inhumanité. Platon l’avait déjà remarqué quand il distinguait dans La République trois composantes psychiques au fondement de notre humanité, avec une part dédiée à la raison, une autre vouée au désir et une troisième comme une sorte de disposition intermédiaire – le souffle de vie ou thymos. Avec Colère et temps, le philosophe allemand Peter Sloterdijk relit au carrefour de la métaphysique et de l’anthropologie l’histoire de la civilisation occidentale comme la constitution de « banques mondiales » de la colère et de ses corollaires, le ressentiment et la vengeance. La colère est une face du moteur humain comme les affects érotiques sont inséparables des affects « thymotiques » dont ils se distinguent pourtant décisivement. De la même façon que l’utilisation psycho-politique des affects thymotiques a historiquement fait lever la pâte humaine des révoltes, des insurrections et des révolutions, son ombre qu’est le ressentiment en aura dévoyé plus d’une au profit du pouvoir sans reste des banques mondiales de la vengeance et de la colère. C’est pourquoi il faut lui substituer désormais, dans un ultime effort d’arrachement léonin aux vieux chameaux totalitaires et monothéistes, l’intelligence critique comme une nouvelle enfance qui nous sauvera des fondamentalismes mimétiques de la religion (du marché) et du marché (des religions).

La pensée « thymodynamique » d’un écosystème des affects est une perspective forte quand elle est une pensée de la radicalité neutralisée par l’actuel consensus post-historique et post-politique, mais elle encourt toujours aussi le soupçon idéologique de jeter cyniquement le bébé révolutionnaire avec l’eau du bain totalitaire. Pour sa part, le philosophe Étienne Balibar a préfacé Haine(s). Philosophie et politique d'Olivier Le Cour Grandmaison en reconnaissant l'intérêt scientifique d’une sociologie davantage attentive à la question des affects thymotiques et pas moins sensible au champ des passions comme à la diversité de leurs cultures politiques. C’est le même philosophe qui a par ailleurs inventé un beau concept relevant l'opposition schématique et dogmatique entre les tenants (libéraux) de la liberté (sans l'égalité réelle) et les partisans (collectivistes) de l'égalité (sans la liberté individuelle) : l'égaliberté. À l'aune de ce concept, on pourra repérer des colères légitimes (les Gilets Jaunes mobilisés contre le caractère inégalitaire des politiques sociales et fiscales imposées par l’hégémonie néolibérale, le peuple algérien soulevé pour la démocratisation du régime politique et contre la confiscation oligarchique des bénéfices de l'économie rentière) en les distinguant d'autres qui ne le sont pas (la mobilisation extrême-droitière « Jour de colère » du 26 janvier 2014 analysé comme « nouveau moment antisémite » par Jean Birnbaum). Des colères appareillées à l’intelligence disciplinée conjuguant allégrement la liberté à l’égalité se distinguent toujours des colères exploitées par les dominants au rance service de la reproduction de leur domination.

Les yeux de la colère (la colère a de ces yeux en effet). La colère est l'affect qu'il faut donc savoir affronter en l’appareillant à une discipline organisée et un orientation des idées qui soustraient son énergie de tout ressentiment. C'est le double pari de l’intelligence et de l’allégresse qu'il faut relever pour passer des passions tristes aux passions joyeuses qui revitaliseront le pacte démocratique. Égalité, liberté et la colère comme l’affect thymotique pour en apparier les prometteuses beautés. Le génie colérique comme une nouvelle fête de l’intelligence – une fête révolutionnaire dédiée aux héros éborgnés de l'égaliberté.

Des nouvelles du front, le 30 juin 2019 

Post-scriptum : une première version de ce texte a été publiée dans le journal Alter Échos - journal alternatif de Midi-Pyrénées, n°53, 4 octobre 2019, p. 2.

L'Autre Quotidien a la joie de vous annoncer sa collaboration avec la revue en ligne Des Nouvelles du front autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position. Nous la laissons se présenter elle-même :

CONTRE L'ENVERS DU CINÉMA, LE CINÉMA CONTRAIRE

Avec la conjonction de l'esthétique et de la politique, se pose l'affirmation d'une nécessité d'essayer de penser les images à l'endroit même (le cinéma) où elles seraient paradoxalement, à la fois les plus faibles peut-être (en termes de rapports de force faisant l'actuel capitalisme médiatique et culturel) et peut-être aussi les plus fortes (en promesses de sensibilité, de pensée et d'émancipation). Et il n'y aurait là rien de moins politique dès lors que l'on refuse de cantonner, ainsi qu'y travaille par ailleurs la doxa, les choses (cinématographiques) de la sensibilité et de l'esprit dans les marges de luttes qui, où qu'elles se produisent, ne le font que depuis l'esprit et la sensibilité de ses acteurs et de ses actrices. Donc, des nouvelles du front, comme autant de prises de positions.