La double nature des soulèvements mondiaux actuels, par Jacques Chastaing
L'onde de choc souterraine des soulèvements mondiaux actuels est en train de redéfinir les rapports sociaux traditionnels, la logique des transitions brutales sociales et politiques en cours et à venir, et nos habitudes de pensée.
Les soulèvements qui traversent la planète ont démarré de circonstances locales dans des cadres nationaux particuliers.
Pourtant, par leur simultanéité - mais pas seulement, c'est ce que nous verrons - jaillit partout à leur propos, sur le globe, un sentiment d'émancipation universelle qui donne à tous ces soulèvements particuliers un caractère humanisant général contre la barbarie du monde dans laquelle nous vivons et nous enfonçons de plus en plus.
Il y a des drapeaux nationaux partout, des hymnes nationaux partout et pourtant tout le monde sent qu'il s'agit d'une même libération dont les noyaux les plus déterminés en tous lieux sont les classes les plus populaires. Ainsi, tous ceux qui souffrent et aspirent à un autre monde à travers le globe se reconnaissent dans ces soulèvements, y trouvent dignité, espoir et expérience, car ils y sentent leur camp, leur classe qui se bat, dont la partie la plus radicale, le prolétariat, pousse toutes les autres, les Gilets Jaunes en France, les Indigènes en Bolivie, les jeunes, les femmes du peuple et les plus pauvres universellement.
Il y a quelque chose de paradoxal dans ces soulèvements nationaux et les attentes à portée universelle qu'ils soulèvent, ce qui perturbe en conséquence un certain nombre d'esprits.
C'est cette singularité que nous allons essayer d'éclairer dans cet article car cette contradiction dépeint la situation du monde actuel tout en brossant la dynamique de ces soulèvements.
Pour cela, nous ne ferons que suivre Marx qui avait déjà décrit en son temps ce paradoxe apparent.
PEUPLE, NATION, PROLETARIAT
Bien sûr, depuis Marx, la mondialisation a uniformisé infiniment plus le marché mondial mais, cependant, toujours dans le décor des vieilles structures et cultures nationales et, surtout, depuis longtemps, dans le cadre d'un recul général de la conscience de classe socialiste, internationaliste des ouvriers organisés.
Aussi, lorsque le prolétariat sans organisation de classe, sans parti de classe, sans vraiment de syndicat combatif de classe, s'ébranle largement, il se mobilise dans le cadre qui lui est le plus familier culturellement et cherche d'abord à se constituer en classe nationale, en nation, comme le dit Marx dans le "Manifeste" avant de ne plus avoir de patrie et de se penser classe universelle. Tout de suite après son affirmation célèbre « les ouvriers n’ont pas de patrie » Marx ajoutait en effet : « comme le prolétariat doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe nationale, se constituer lui-même en nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens où l’entend la bourgeoisie ». (Karl Marx, Friedrich Engels, Le manifeste du parti communiste, trad. G. Cornillet, Paris, Messidor/Editions sociales, 1986, p. 83 )
Depuis, disons la Commune ou la révolution russe, les années 1936 et le formidable développement des organisations ouvrières dans beaucoup de pays du monde, on a oublié cette seconde partie de la formule bien connue « les ouvriers n'ont pas de patrie » ou on l'a attribuée à des pays « arriérés », ou encore on l'a comprise comme une simple étape « géographique »: on commence localement contre sa propre bourgeoisie pour finir sur l'arène mondiale contre le système de domination bourgeois tout entier.
Or, dans la situation actuelle où la conscience internationaliste du prolétariat organisé a fortement reculé mais où par-contre le prolétariat lui-même a fortement grandi en nombre, où il y a un déclassement des couches moyennes et où une grande partie de la société s'est elle-même prolétarisée, on assiste bien aujourd'hui à un immense soulèvement du prolétariat, mais dans le cadre idéologique de la nation.
Cependant, comme l'écrivait Marx, s'il s'agit bien d'une étape constitutive par le vocabulaire et les symboles de la nation, il s'agit d'une nation qui n'a strictement rien à voir avec la nation bourgeoise ou avec tous les projets nationalistes de gauche ou de droite, qui en est même l'antithèse totale dès le début malgré des symboles qui sont identiques un moment. Il ne s'agit donc en aucune manière d'appuyer tous les sentiments et préjugés nationaux chauvins ni non plus de disputer l'idéologie nationale à l'extrême droite, comme le fait la gauche réformiste actuelle en croyant capter l'air du temps, mais de voir et comprendre comment s'affirme le caractère de classe sous la dynamique nationale. Les nations ont fait leur temps, l'idéologie nationale a fait son temps, il ne s'agit pas de les sauver mais d'affirmer au contraire haut et clair que l'humanité a besoin de se débarrasser de toutes ses frontières ; l'économie est mondiale, les problèmes climatiques et environnementaux sont mondiaux, la terre entière est notre pays, nous sommes des citoyens du monde.
Mais en même temps, il faut comprendre ce que signifie la levée partout, par les peuples, des étendards nationaux.
Précisons - parce qu'on l'a peut-être oublié après des dizaines d'années d'une ambiance générale de développement prolétarien - que le prolétariat et la conscience de classe ne sont pas des notions qu'on trouve toutes faites sous le sabot d'un cheval ; elles se font et défont en permanence dans la lutte, dans les conflits, les coups et les injures. Elles se construisent ou se reconstruisent à partir de l'état réel de la situation, de l'état réel des consciences dans les cadres préexistants, qui sont, pour le plus grand nombre, les berceaux nationaux et les réalités ou illusions nationales et démocratiques, le vocabulaire de ces moments, les références historiques aux grands moments ou aux grands hommes qui s'y rapportent (aujourd'hui, par exemple 1789, le plus souvent ou des références identiques à travers le globe). La conscience de classe ne se reconstruit pas soudainement et à partir de rien mais de ce substrat en prenant du temps au fil des actions et des expériences les plus largement partagées.
Du coup, le prolétariat "en soi" comme construction sociale ou économique par tous les temps inventée par les staliniens, les sociaux-démocrates ou les intellectuels de la bourgeoisie, mais à laquelle on s'est souvent habitué sans y prendre garde, n'existe pas. Il n'existe que le prolétariat "pour soi" c'est-à-dire en soulèvement révolutionnaire et conscient de son action propre ; ce prolétariat là est une construction politique dynamique momentanée qui se définit dans ses rapports aux autres classes, dans ses alliances ou oppositions aux autres classes et à leurs constructions idéologiques, notamment le « peuple » et la « nation », c'est à dire en discernant et distinguant peu à peu son projet propre dans le mouvement général.
Le prolétariat et ses objectifs socialistes historiques se constituent en même temps qu'ils se dégagent des desseins de la nation et du peuple, vieux projets de la bourgeoisie dans sa phase révolutionnaire. En même temps, c'est le prolétariat qui réalise les tâches démocratiques et nationales auxquelles la bourgeoisie a renoncé depuis longtemps.
Le processus qui passe de la nation, du peuple, de la démocratie à l'étape prolétarienne universelle du socialisme mondial est le temps que le prolétariat met pour se constituer en classe au sein de ces révoltes populaires nationales dont il est la partie la plus radicale capable de pousser jusqu'au bout ces luttes populaires dans leur objectif d'une vraie nation, d'une vraie démocratie.
En fait, cela fait aussi bien longtemps - au moins depuis la Commune de Paris - que seul le prolétariat est à même de réaliser le projet initial national démocratique bourgeois qui portait sur ses frontons Liberté, Égalité, Fraternité, l'égalité totale entre les sexes, l'absence d'armée permanente, le refus d'un président de la République, le refus d'un Sénat, l'élection des juges, l'éradication des préjugés confessionnels, de « race », de genre...etc, etc... pour ne citer que ces aspects.
C'est ce prolétariat "pour soi" et cette conscience de classe qui se construisent actuellement à l'échelle mondiale par le biais pour le moment et de manière visible du combat national et démocratique « jusqu'au bout » mais souterrainement par le biais d'un combat de classe qui sous-tend ces mobilisations nationales et dont les ondes de choc iront grandissant au fur et à mesure que le prolétariat distinguera ses intérêts propres qui sont les intérêts de toute l'humanité. Cependant si le prolétariat se distingue du peuple par sa radicalité et sa détermination du fait de l'universalité de ses souffrances, de l'universalité de son exploitation, de son désir d'émancipation plus intense et de sa position dans la production le rendant à même de tout bloquer, il ne s'y oppose pas véritablement, au contraire, il en est une fraction mais aussi son représentant le plus abouti, ne pouvant réaliser la vraie démocratie ou la vraie nation, qu'en s'émancipant lui-même avec ses propres comités, coordinations, assemblées... c'est-à-dire par la démocratie directe et l'émancipation de l'humanité toute entière. Il ne peut réaliser la nation qu'en commençant à la dissoudre.
Ainsi, contre les frontières nationales, le prolétariat ne s'émancipera lui-même que par sa participation à l'émancipation des peuples, le prolétariat espagnol ne se libérera qu'avec son combat pour l’émancipation du peuple catalan tandis que le prolétariat catalan ne pourra réaliser la libération catalane qu'en libérant les autres peuples ibériques, le prolétariat algérien qu'avec l'émancipation du peuple berbère, le prolétariat turc avec l'émancipation du peuple kurde, le prolétariat français avec l'émancipation des peuples arabes ou africains...
C'est pour cela que dans les soulèvements actuels, malgré les drapeaux nationaux, on sent bien par exemple qu'être libre au Chili ne pourra se faire que par l'émancipation des peuples boliviens ou équatoriens, s'émanciper en France contre la xénophobie et le racisme ne se fera qu'avec la libération du peuple algérien, se libérer en Algérie ne peut guère se concevoir sans la délivrance du peuple soudanais, qui lui-même ne peut guère l'être sans la réussite des soulèvements irakiens ou libanais, etc, etc...
Ce n'est que dans le cadre de cette marche générale vers la prise de conscience de l'articulation des luttes des peuples et du prolétariat qui est en train de s'ébaucher sous nos yeux, que pourront se regrouper sur cette base à l'échelle internationale les éléments combattants les plus conscients qui aident aujourd'hui à montrer le chemin. Leur rassemblement progressif constituera le socle de partis prolétariens qui permettront alors eux-mêmes de mener jusqu'au bout ce que porte la situation d'universel en elle.
DEBÂCLE DES PROMESSES DE LA NATION BOURGEOISE
Depuis la crise des subprimes de 2008 et le ralentissement en 2010 du boom économique chinois qui tractait l'économie mondiale, la guerre s'est exacerbée entre les différentes économies du monde. Partout, à des degrés divers, les bourgeoisies s'en sont prises à leurs propres peuples, aggravant l'exploitation de leurs propres prolétariats en licenciant, baissant les salaires, limitant les droits des salariés, mais réduisant aussi ou détruisant les protections sociales et les services publics, accroissant pour cela la répression policière ou judiciaire, restreignant les droits démocratiques à s'opposer, manifester, s'exprimer, attisant enfin dans le même but les divisions raciales, les haines xénophobes, les préjugés sexistes, les obscurantismes religieux, favorisant partout l'émergence de courants politiques nationalistes, populistes, réactionnaires ou d'extrême droite.
En même temps que se dégradaient les systèmes de santé, d'éducation, de transport, de logement, de protection contre la maladie, la vieillesse, le chômage, l'aide aux plus faibles, bref toutes les solidarités et les droits démocratiques qui les accompagnent, toutes les illusions populaires dans les promesses de la nation démocratique bourgeoise - déjà comme réalité ou encore comme but à atteindre – s'estompaient peu à peu ou s'effondraient brutalement. L'espoir d'un lendemain meilleur par la promesse de l'ascenseur social disparaissait à partir du moment où il devenait clair pour tous que la génération future vivrait moins bien que la précédente. Face à ce tsunami de destructions sociales et démocratiques, le choc fut d'autant plus brutal que la mondialisation économique des années précédentes pour aller chercher de nouveaux marchés et des salaires plus bas ailleurs afin de répondre à la chute des taux de profit du capital, avait fait jaillir dans de nombreuses régions du monde des zones industrielles, villes et des grattes-ciel, détruisant toutes les vieilles structures sociales et patriarcales des anciennes sociétés au nom de la promesse d'un monde mondialisé moderne et meilleur.
Les résistances sociales et populaires furent nombreuses pour sauver ce qui pouvait l'être mais avant de prendre la mesure de la profondeur de ce qui se passait mais aussi de trouver les forces nécessaires à une riposte globale, les luttes furent émiettées, entreprise par entreprise, secteur par secteur, région par région, pays par pays. La première riposte mondiale fut celle des années 2009-2013 mais dominée encore le plus souvent par l'idée de faire tomber un dictateur plutôt qu'un système dans le cas des printemps arabes, bien que déjà avec Occupy (Etats-Unis) , le problème fut posé à une toute autre échelle.
Dans ce temps d'effondrement des promesses sociales et démocratiques de la nation bourgeoise, la domination bourgeoise remplaçant la carotte par le bâton trouva les personnels politiques adaptés à cette nouvelle situation, un mélange de médiocres et de psychopathes brutaux, Trump, Macron, Salvini, Johnson, Bolsonaro et tellement d'autres...
Dans le même mouvement d'épuisement de toutes les formes plus ou moins démocratiques de domination politique de la bourgeoisie, les forces de la contre révolution se sont radicalisées parce qu'elles perdent leur autorité et qu'elle la remplacent par la violence.
Ainsi, la démocratie représentative et ses fausses alternances fait faillite tout comme les populismes nationalistes de gauche ou de droite ou encore les régimes confessionnels. Ce n'est pas Evo Morales que défendent les boliviens, mais c'est contre le coup d’État réactionnaire, fascisant, raciste et chrétien fondamentaliste qu'ils se mobilisent. Le Brexit de Boris Johnson trouve de plus en plus d'opposants au fur et à mesure que la population comprend que ce n'est que le prétexte à encore plus d'attaques contre le système de santé, les services publics ou les droits des salariés. Salvini est tombé, Trump est en difficulté et en France grandit l'idée qu'il y a plus de complicité entre Macron et Marine Le Pen que d'opposition.
Le personnel politique, les bureaucraties syndicales, le personnel institutionnel de la démocratie représentative ou du populisme qui ne sont plus capables de représenter les aspirations des peuples face au désastre en cours ont du mal à cacher la dictature permanente de la même minorité d'exploiteurs : une dictature démocratique de la bourgeoisie de plus en plus dictatoriale et de moins en moins démocratique.
De fait, tout le monde comprend que les soulèvements actuels ne sont pas que la conséquence d’événements fortuits, hausse de taxe, hausse de prix, etc., ni même d'une dégradation de la situation sociale des plus pauvres accompagnée d'un enrichissement des plus riches comme dans les années passées, mais du fait que la prégnance de toutes les formes de domination politique de la bourgeoisie, qui faisait accepter ces situations jusque là, s'est effritée.
C'est cela qui se montre et se dit clairement dans les soulèvements. Ils forment un tableau des prises de conscience qui se sont faites toutes ces dernières années – les chiliens disent « on ne se bat pas pour 30 pesos mais contre 30 ans » -.
De la même manière, cela va ensemble, tous les appareils policiers, militaires, judiciaires, médiatiques, partisans ou syndicaux qui jouaient le jeu de la République, de la nation, de la représentation du peuple, mais qui permettaient cette domination d'une minorité sont eux aussi discrédités en apparaissant clairement comme des milices d'un ordre privé... Autant le peuple égyptien faisait encore confiance dans son armée en 2011, autant aujourd'hui, du Soudan à l'Algérie en passant par le Chili ou la Bolivie, ce n'est plus le cas et c'est encore plus clair pour les appareils policiers, judiciaires, médiatiques voire électoraux. Les Gilets Jaunes le disent en France avec le RIC. En Algérie, au Soudan au Liban, en Guinée, en Irak... les peuples ne veulent plus jouer le jeu des élections tant que tous les instruments du pouvoir et des manipulations sont toujours dans les mêmes mains.
C'est pourquoi aussi, quasiment partout, les partis et syndicats institutionnels nés des périodes précédentes, s'effondrent ou ne jouent aucun rôle sinon seulement un rôle mineur dans les soulèvements en cours.
Il n'y a pas de « giletjaunisation » des soulèvements dans le monde, les conflits ont été parfois beaucoup plus loin dans d'autres pays. Par contre, le fait que les prolétaires les plus pauvres de France, le pays réputé pour être celui des Droits de l'Homme et où les protections sociales sont parmi les plus développées, le pays politique par excellence, se soient soulevés, a certainement été un signal pour le monde entier, le signal qu'il n'y avait vraiment plus rien à attendre de la nation bourgeoise. Le monde voulait être sûr qu'on en était vraiment là avant de s'engager dans la lutte : les Gilets Jaunes ont été les lanceurs d'alerte.
Les peuples qui se soulèvent actuellement demandent tous en quelque sorte à la nation bourgeoise de tenir ses promesses, sans en même temps croire que les institutions et partis ou syndicats en place de cette même nation puissent les tenir. On assiste donc à ce curieux phénomène où les peuples tiennent la rue, avec les méthodes de la rue voire de la grève et donc les méthodes du prolétariat pour défendre ce que la démocratie bourgeoise avait promis de faire. De tester en quelque sorte cette étape avant de parvenir à autre chose.
Bien sûr, les situations ne sont pas égales dans chaque pays, les consciences ne sont pas toujours au même niveau, mais il y a un entraînement mutuel général et on mesure mal encore combien les ondes de choc souterraines de la logique contradictoire en cours et des prises de conscience en train de se faire seront explosives pour demain.
DOUBLE NATURE DES SOULEVEMENTS POPULAIRES
Du Chili à l’Équateur, au Venezuela, au Nicaragua, en Uruguay, en Bolivie, en Haïti, en Algérie, au Soudan, au Liban, en Irak, en Guinée, à Hong Kong, à Porto Rico, au Kazakhstan, en Tchéquie, en France ou encore en Catalogne et en Iran maintenant, l’essentiel des forces sociales qui se mobilisent sont les mêmes à travers le monde, jeunesse, lycéens et étudiants, pauvres, ouvriers, paysans, femmes, indigènes : le prolétariat, un prolétariat qui éprouve les mêmes sentiments de classe mais qui n'a pas encore conscience de lui-même et de son potentiel historique universel !
Cependant, un des éléments qui montre la particularité de classe de ces soulèvements nationaux, est que chacune de ces révoltes nationales vibre aux succès et échecs des autres. Les influences prennent souvent d'abord un caractère régional : le monde arabe, l'Amérique du sud et du centre... mais aussi mondial. On célèbre les Gilets Jaunes à Hong Kong et inversement ; les libanais chantent leur solidarité avec Idlib en Syrie, mais aussi avec l'Irak, l’Égypte, l'Algérie, le Soudan, Hong Kong, le Rojava ou le Chili ; les indigènes chiliens manifestent avec ceux de Bolivie ; les Uruguayens manifestent en masse pour les Chiliens ; les Gilets Jaunes se trouvent aux côtés des Catalans et se réjouissent des points marqués par les Chiliens ou les Hongkongais... Autant auparavant, les grèves ouvrières françaises malgré leur drapeau rouge internationalise se fichaient bien de ce qui pouvait se passer à l'étranger, autant aujourd'hui bien des Gilets Jaunes malgré leur drapeau bleu blanc rouge suivent avec espoir ou indignation ce qui se passe à Hong Kong ou au Chili. A l'ère d'internet, chacune de ces luttes se nourrit et s'enrichit des expériences des autres de la même manière que la vague de luttes actuelle s'est nourri de l'expérience de la vague de 2009-2013 (Guadeloupe, Grèce, printemps arabes, Espagne, Occupy aux USA...) et de ce qui a suivi, car ne l'oublions pas, entre ces deux vagues massives, la contestation n'a pas cessé, bien au contraire, qu'on pense seulement pour les plus récents au Rif marocain de 2017-2018, à la Jordanie de 2018, l'Iran, le Liban et l'Irak déjà en 2018, les mouvements étudiants et féministes de 2016 à 2018 au Chili ou en Argentine ou encore les chutes des régimes du Burundi et du Burkina Faso en 2015 et tellement d'autres.
Mais il ne s'agit pas que d'enrichissement autour des méthodes de luttes et d'encouragement à aller plus loin dans le caractère radical des revendications en prenant exemple sur les plus avancés, mais bien plus, de la confirmation du contenu universel de ce qu'on exige en cherchant s'il ne se dessine pas ailleurs.
C'est un prolétariat qui se sent "peuple" pour le moment et qui cherche à se réaliser en tant que nation multi-classes en unifiant par là toutes les catégories populaires. Cela se lit dans ses expressions anti-politiques ou pacifistes. Les Gilets Jaunes en France disent ne pas vouloir faire de politique. Au Liban on entend : « Nous sommes la révolution populaire, vous êtes la guerre civile » et l'esprit est le même ailleurs. Partout on veut un état de droit, en Tunisie un juriste spécialiste de droit constitutionnel, inconnu mais avec ce titre, vient même d'être élu président, plébiscité par la jeunesse. Au Chili, on veut une nouvelle constitution... Pourtant en France, en Europe, aux USA, l'état de droit dont on voit toutes les limites se délite... La nation et l’État de droit connaissent probablement leurs derniers moments.
L'avenir : socialisme ou barbarie.
Cependant les choses évoluent. Certains prennent conscience que si la paix, la non violence, l'état de droit, la nation pour tous ont permis de largement mobilisé jusqu'ici, il est cependant difficile ou impossible de réaliser cette paix entre les hommes... sans s'armer.
On voit des indigènes boliviens scander « Maintenant, oui, guerre civile, guerre civile » tandis que certains s'arment et que même les syndicats menacent de construire une « police syndicale » à la place de la police d’État.
Bien sûr, la majorité des peuples en lutte n'en est toutefois pas encore là, il y aura des avancées et des reculs, même si la dynamique globale en cours y mène.
Pour le moment toutefois, cette nation de « droit », anti-politique et pacifique pour tous, n'en est déjà plus vraiment une par ce fait même qu'elle se heurte et s'oppose à la guerre de classe que mène la bourgeoisie qui divise et politise en permanence la nation et le peuple par ses haines de classe, xénophobes, raciales, sexistes, religieuses... et qui massacre sans gêne son « peuple » avec des forces de police qui apparaissent de plus en plus comme des milices privatisées. En tous cas cette « nation » qui se soulève et qui cherche une paix et une unité impossibles, n'a déjà rien à voir par cette volonté de réalisation avec la nation privatisée des riches qui ne laisse que le nationalisme aux pauvres. Contre cet accaparement de la nation pour les riches en laissant le nationalisme aux pauvres, les libanais ont ce slogan très parlant, dénonçant "la nation aux riches, le nationalisme aux pauvres". Ces luttes sont "nationales" mais pas "nationalistes", ce que nous allons voir.
Bien que toutes ces luttes prennent donc au départ la forme de luttes nationales où partout les drapeaux et les hymnes nationaux fleurissent en exigeant la démocratie, elles ne sont pas sur le fond des luttes nationales démocratiques mais la récupération de la nation et de la démocratie contre leur propre bourgeoisie par le prolétariat en marche, une nation et une démocratie par en bas.
En Algérie, le mouvement national pour ne pas brader les hydrocarbures aux multinationales, notamment françaises, pourrait s'accompagner de nationalisme anti-français, ce qui pourtant n'est que très peu le cas. Et lorsque inversement le pouvoir algérien tente de discréditer le soulèvement en le taxant de pro-français, parce qu'il s'oppose aux héritiers des fondateurs de l'indépendance, cela ne trouve aucun écho populaire. Le mouvement national ne veut pas être nationaliste.
Il ne s'agit déjà plus de la même nation telle que la concevait la bourgeoisie ; c'est une nation d'en bas et par en bas. On le voit en Catalogne où le mouvement actuel ne ressemble pas aux précédents. Cette vieille nation opprimée par Madrid s'oppose aujourd'hui tout autant à la police madrilène qu'à la police catalane et cherche par en bas contre ses propres élites une république du peuple d'en bas contre la monarchie constitutionnelle espagnole. Et malgré ses propres dirigeants qui freinent tant qu'ils peuvent cette évolution, cette position l'entraîne dans le maelstrom général de tous les autres soulèvements populaires en cours qui prennent une portée universelle de lutte pour l'émancipation et non pas chauvine de repli sur soi. Ce caractère particulier de l'émancipation catalane n'est pas nouveau, cependant dans le contexte mondial actuel, il s'est accentué. Sur les mairies des villes catalanes, fleurissent des banderoles : « Bienvenue aux réfugiés du monde », « liberté aux peuples du monde ».... Même si aujourd'hui, la montée de l'extrême droite espagnole se fait contre l'émancipation catalane, l'émancipation catalane adossée au mouvement mondial d'émancipation devient le levier général de l'émancipation du prolétariat ibérique pour une république fédérative des peuples de la péninsule ibérique contre la monarchie constitutionnelle héritière de Franco. Le prolétariat catalan sur ses bases propres pourrait être le trait d'union de ces peuples de la péninsule.
L'émancipation des peuples opprimés dans le mouvement général actuel d'émancipation humaine et universelle contribue à l'émancipation des prolétariats du nationalisme, de la xénophobie, du racisme et de toutes les oppressions contre les minorités qui les empoisonnent encore grandement notamment dans les pays les plus riches. Par delà ses initiateurs, la nation prolétarienne en devenir qui défile avec le drapeau bleu blanc rouge et chante la Marseillaise dans la manifestation du 10 novembre 2019 à Paris contre l'islamophobie ne défile pas avec le drapeau de l'impérialisme français, colonialiste et raciste mais fédère au contraire, musulmans, chrétiens, juifs, athées mais aussi gilets jaunes et rouges et ouvre ainsi plus facilement la possibilité d'une fédération des courants opprimés traditionnels en lutte, depuis les Gilets Jaunes jusqu'aux jeunes des quartiers ou les français d'origine arabe ou africaine contre le nationalisme xénophobe et raciste qui divise la « nation » en cherchant à creuser sans cesse des fossés entre tous ces courants au profit des extrême-droites laïques ou religieuses, françaises ou maghrébines.
Cette nation universelle – comme a pu l'être un moment la France de 1789 – est à l'opposé du nationalisme et des racismes.
On voit les Boliviens se battre contre le coup d'état de la bourgeoisie, de l’extrême droite et de l’Église au nom du multiculturalisme qui permet aux indiens et aux blancs de vivre ensemble. Cette nation prolétarienne en lutte refuse le confessionnalisme traditionnel qui divise et oppose les Libanais et étouffe les Iraniens ; des Chiliens détruisent les symboles de la religion chrétienne qui de fait prône un racisme de couleur de peau et de classe ; les peuples arabes qui se soulèvent récusent de plus en plus clairement l'emprise de la religion - les Iraniens brûlent les images des ayatollahs, les femmes se dévoilent, l'athéisme a le vent en poupe -. Ce qui avait été amorcé par les Égyptiens et Tunisiens en 2011 est multiplié aujourd'hui par les Irakiens ou les Libanais contre les divisions entre chiites et sunnites, druzes ou chrétiens sur lesquels s'appuie la domination des bourgeoisies libanaises ou irakiennes. De la même façon, tout le monde a compris qu'il n'y a pas d'opposition de fond entre islamistes et militaires prétendument anti-islamistes, tous autant complices de la même domination capitaliste...
Ce combat contre toutes les oppressions de cette « nation » se voit encore dans la place très importante des femmes et du féminisme comme des écologistes dans tous ces soulèvements, des Gilets Jaunes français au Soudan. Ainsi cette nation prolétarienne est féministe et tient de fait les promesses d'émancipation générale et d'égalité des sexes que la nation bourgeoise proclamait à son origine mais qu'elle n'a jamais réalisée, cherchant au contraire de plus en plus aujourd'hui à maintenir et renforcer ces oppressions et leurs préjugés tout autant que les structures patriarcales féodales comme éléments de sa domination redevenue quasi féodale. Cette nation est en même temps écologiste par ses préoccupations et ses mobilisations, affichant clairement que les problèmes sont planétaires et nécessitent pour le moins une coopération très étroite à ce niveau.
Ces peuples en lutte sous la bannière de la nation qui refusent le nationalisme se retrouvent tous encore en refusant de continuer à céder à une utilisation géopolitique nationaliste des régimes qui justifient leur exigence par l'opposition à "l'autre", à l'étranger, par la prétendue capacité à protéger de l'autre. Cela peut être la soit-disant protection contre Israël par exemple dans les pays arabes ou la protection contre la concurrence du plombier polonais ou des migrants en France ou en Europe, contre la domination nord-américaine en Amérique du sud ou centrale... La constitution en nation prolétarienne universelle est aussi la dénonciation des ces pseudo frontières protectrices. Plus personne ne croit dans le monde arabe que les régimes syriens, égyptiens ou autres protègent d’Israël, tout le monde y voit au contraire des complices du même système général d'oppression et on voit bien comment, à la construction pan-arabe par en haut qui avait séduit durant les années 1960 de décolonisation, peut se substituer peu à peu un pan-arabisme par en bas ou un pan-américanisme bolivarien, ou encore une fédération des peuples européens, mais aussi par en bas.
Cette nation prolétarienne d'union populaire par en bas s'accompagne aussi de la compréhension que les alternances droite/gauche ou islamistes/anti-islamistes ou encore populistes de gauche/populistes de droite sont en fait une union nationale permanente de la bourgeoisie qui profite toujours aux mêmes familles riches et capitalistes.
Bien sûr, les préjugés nationalistes, xénophobes, racistes, sexistes, homophobes sont toujours très présents et prégnants, les résultats électoraux le montrent, mais justement qu'électoraux alors que l'illusion électorale décroît et qu'on perçoit que le monde de demain se fera dans la rue tout autant par le soulèvement des prolétaires que par le mouvement féministe qui renaît ou un mouvement écologiste de masse bien conscient que la planète n'a pas de frontières et que les changements à venir se feront hors institutions à partir des Zad ou de manifestations de masse de plus en plus subversives.
Dans chacun de ces soulèvements actuels, tout un chacun peut mesurer où il en est lui-même, où il en était hier et par où il risque de passer demain. C'est un tableau interactif mondial évolutif : un événement dans un pays révèle une prise de conscience dans un autre mais aussi agit en retour sur elle et la fait avancer, ce qui produit un autre événement, et ainsi de suite.
Dans les ruptures actuelles, la place centrale du prolétariat a encore peu d'effets visibles sinon par sa radicalité d'action, son courage sur le terrain, la masse des participations puisque son action se situe encore dans le cadre de la réalisation d'une vraie nation démocratique. C'est pourquoi, tant d'importance est donnée à la radicalité de l'action - qu'on peut voir par exemple chez les Black Blocs - mais pas à la subversion du but. Globalement, bien que très critiques à l'égard des institutions, les soulèvements actuels sont seulement « contre », n'ont pas encore vraiment de projets. Il y a une certaine réticence aux revendications positives pour se concentrer sur l'opposition radicale, mais c'est ce qui fait aussi que s'il y a des soulèvements, il n'y a pas de révolution. Il ne peut pas y en avoir sans projet et si toutefois des régimes tombent renversés par des insurrections comme en Égypte ou en Tunisie en 2011, on ne voit pas encore ou guère d'auto-organisation populaire et encore moins à même à prendre le pouvoir, comme les soviets par exemple en Russie et d'avancer vers une autre société.
Retenons jusque là que tous les soulèvements actuels ont une double nature : l'une visible et l'autre souterraine, l'une nationale et l'autre universelle, ou dit autrement, de manière dominante et visible aujourd'hui, une nature populaire et réformiste même si elle peut être radicale et en même temps de manière plus souterraine, une nature prolétarienne et révolutionnaire.
ONDES DE CHOCS SOUTERRAINES
On le voit, on le sait mais on n'en tire pas toutes les conséquences : cette nation prolétarienne à la différence de la nation bourgeoise se bat contre le privé et pour le public. C'est là, la maturation d'une onde de choc souterraine, qui aura le plus de répercussion explosive.
Ce combat pour le public est seulement « revendicatif », il n'est pas encore celui contre la propriété privée des moyens de production, des industries, des banques... et par là, la destruction de l'appareil d’État, ce qui nécessite une auto-organisation, il est juste celui de la défense des services publics ou des protections sociales contre la maladie, la vieillesse, le chômage. Pour le moment, la défense économique des revendications encore sur la trajectoire des luttes passées dans le cadre du système s'oppose aux exigences politiques de dégager le système, de renverser Macron, Pinera, etc... Les Gilets Rouges ont été réticents à suivre les Gilets Jaunes en France. Cependant de la défense des services publics à la contestation de la propriété privée des moyens de production, le passage de l'un à l'autre est tout à fait dans le domaine du possible. Et c'est peut-être la nouvelle phase dans laquelle on entre, la fameuse « convergence », impossible jusqu'à présent, qui donne un programme à la radicalité.
On ne mesure pas clairement – en tous cas pas jusqu'au bout - ce qui se passe non pas dans la convergence en général proclamée à tout bout de champ, mais dans cette convergence-là.
Avec des décennies de propagande bourgeoise, on a oublié que les services publics et la protection sociale ne sont pas des actes généreux des bourgeois, mais des concessions faites par eux au prolétariat pour éviter la révolution ; les améliorer, les défendre dans la période précédente pouvait se faire dans des mouvements revendicatifs économiques traditionnels et réformistes ; empêcher leur destruction est d'une toute autre nature et ne peut se faire qu'au travers d'une perspective politique révolutionnaire. C'est après la Commune de Paris, dans les années 1880, que la bourgeoisie française décida de faire cette concession considérable aux ouvriers de la protection sociale, des lois ouvrières et des services publics en achetant ainsi la paix sociale, par peur d'une nouvelle révolution ; c'est par crainte du développement considérable au même moment du socialisme révolutionnaire prolétarien allemand que la bourgeoise de ce pays fit aussi cette concession et il en alla, peu ou prou, partout de la même manière. Les bourgeoisies renouvelèrent et développèrent ces concessions des protections sociales et des services publics à l'issue de la seconde guerre mondiale, à nouveau par peur de la révolution dans de nombreux pays.
Le service public est un acquis de la révolution ouvrière, bien plus que la démocratie électorale, c'est la démocratie du pauvre au sein de la dictature bourgeoise. C'est pour ça qu'il est illusoire, par exemple en France, de croire qu'on peut défendre le droit à la retraite sans en même temps vouloir renverser Macron, sans donc qu'il y ait une fusion Gilets Jaunes et Gilets Rouges. La défense des services publics -aujourd'hui quand la bourgeoisie veut les détruire- agite la question de la révolution et des rapports de classe. En voulant s'approprier les biens publics, le peuple en lutte est lui-même approprié par eux en embrassant tout entier le service aux autres et pas qu'à lui, la solidarité, l'humanité sans frontières de race, sexe ou nationalité. Pour comprendre ce qui est en jeu et mesurer les tensions à venir entre les vieux appareils et les jeunes aspirations, il faut bien s'imprégner de cette différence entre hier les revendications de défense émiettée des services publics et de la protection sociale par les syndicats et partis réformistes et, aujourd'hui, l'appropriation du système de service public et de protection sociale tout entier pour le défendre globalement par la révolution prolétarienne qui se cherche.
Pratiquement, sous la menace de la révolution ouvrière, cet acquis général de la protection sociale et des services publics s'est fait par des « lois ouvrières » mais aussi par des communes socialistes qui se sont attelées à son développement. C'est pourquoi on voit cet engouement en France pour les prochaines élections communales à tenter de retrouver ce socialisme municipal pour maintenir un minimum de solidarités alors que la bourgeoisie veut toutes les détruire. Mais le socialisme municipal d'origine s'appuyait sur l'esprit révolutionnaire du temps suivant l'insurrection communarde. L'un ne va pas sans l'autre. Sinon, il n'y a que le jeu institutionnel traditionnel.
La "nation" par en haut de la bourgeoise est la nation privatisée, mise au service de l'entreprise privée, de l'initiative privée, des capitaines d'industrie, de la "réussite" des milliardaires de Trump à Babis (Tchéquie) au pouvoir contre la soit-disant inefficacité du secteur public. La nation d'en bas s'oppose au contraire au "privé", à la corruption, au vol, à l’accaparement personnel, à l'égoïsme, au gangstérisme, au mensonge, au détournement de la nation par une minorité et se reconnaît dans le dévouement de l'infirmière, la solidarité et le courage du pompier, la générosité de l'enseignant, la solidarité générale du service public et de la protection sociale pour les plus fragiles et les plus pauvres.
Lorsque les Français se battent pour un référendum contre la privatisation des Aéroports De Paris, ils disent en quelque sorte "c'est à nous", comme les barrages, les hôpitaux de la santé publique, les écoles, la Sécurité Sociale, le droit au chômage, à la retraite... Ce sont tous des biens "nationaux" et les manifestants essaient en empêchant leur privatisation de les reprendre au capital, de les faire leurs, pour la nation de ceux d'en bas. Il en va de même en Algérie lorsque les manifestants dénoncent la vente des hydrocarbures nationaux aux multinationales ou encore lorsque les libanais veulent récupérer le peu de services publics qui leur restent, de l'électricité aux trains ou que des Chiliens dénoncent le fait qu'ils paient trois fois l'eau, au service public, à la compagnie privée et pour la consommation en bouteilles. C'est encore le cas lorsque la nation libanaise par en bas veut interdire le statut de quasi esclave des employés domestiques éthiopiens, kényans... au service exclusif des familles riches. Ça l'est toujours lorsqu’on veut combattre la fraude fiscale des plus riches alors que les biens nationaux de l'école, les maternités, etc... meurent de ce manque d'argent.
Partout, dans cette "nation prolétarienne", que les services publics soient encore existants ou pas ou plus, le privé est combattu, le public, le "commun" est mis en avant. La fusion des gouvernements actuels avec le grand capital rendue visible par les milliardaires eux-mêmes portés au pouvoir dans un certain nombre de gouvernements, fait que la lutte pour la récupération des services publics par le peuple est aussi une lutte directe contre le grand capital. Par ailleurs, ce n'est plus seulement une lutte des citoyens pour un véritable état de droit mais aussi une lutte de ceux qui travaillent dans ces services publics, une lutte des travailleurs car l'exploitation est aussi grande dans ces services que dans le privé.
Il n'y a pas dans le combat du public contre le privé d'opposition entre usagers et travailleurs, peuple et prolétariat, mais un enchaînement dans un mouvement dialectique. L'idéologie bourgeoise se défait partout, l'éloge du privé est tombé en désuétude, la démocratie représentative en échec, le nationalisme et le confessionnalisme sont battus en brèche, la justice, la police, l'armée sont discrédités... et c'est le prolétariat mondial qui anime le cœur des soulèvements actuels. La bourgeoisie a épuisé tous ses moyens idéologiques de domination, mais il reste à construire d'autres perspectives à l'heure où l'image du socialisme a elle-même été dégradée par le stalinisme et des décennies de domination social-démocrate au service des riches comme par des populismes de gauche devenus complices de l'ordre social bourgeois en place.
C'est par l'amplification de cette dimension public contre privé que le prolétariat pourra probablement prendre toute sa place, en tous cas, il semble en prendre le chemin.
Bien sûr, il y a des tensions. Défendre le public y compris par la grève, c'est compris par tout le monde, faire grève dans le privé, moins.
En Algérie par exemple, la grève générale s'est invitée assez rapidement dans le soulèvement populaire et avec un certain succès et sa propre logique qui en plus de dégager la clique au pouvoir se proposait de dégager aussi toutes les cliques représentant ce pouvoir ou l'ordre social et économique à tous les niveaux, du haut en bas, de la présidence à la mairie mais aussi à l'entreprise, bref de prendre en main directement l'économie par l'organisation du prolétariat, ce qui a immédiatement ouvert d'autres perspectives. Mais cela a aussi tout de suite déclenché une campagne d'hostilité des journaux pourtant les plus proches du soulèvement « populaire », argumentant que ces grèves affaiblissaient l'économie nationale et divisaient le peuple dans ce qui pouvait devenir un embryon de guerre civile. Cette presse ne dénonçait pas les grèves des étudiants ou des magistrats, au contraire mais celles des ouvriers. Aussi, aujourd'hui lorsque la grève générale est de nouveau convoquée en Algérie, elle précise bien que c'est au service du soulèvement populaire des manifestations des mardis et vendredis, pas pour une perspective propre... jusqu'à ce que les rapports de force internes et mondiaux s'inversent, que les consciences évoluent, ce qui pourrait bien être le cas actuellement.
En France, c'est le courage et la ténacité des Gilets Jaunes, leur irrespect subversif des jeux traditionnels du « dialogue social », leur volonté à poser les problèmes en termes politiques de « démission de Macron », qui a incité les ouvriers du métro et bus parisiens puis des cheminots à déborder les cadres traditionnels ou légaux de la grève, à entrer en « grève sauvage » pour les derniers et pour les premiers à mettre dans le paysage social la date du 5 décembre 2019, une grève générale, peut-être reconductible voire illimitée dans certains secteurs, pour la défense du système de retraite. On ne peut pas savoir si cette grève sera très suivie ou reconductible mais déjà par cette seule menace elle a changé la donne générale. Elle représente un espoir pour tous, le prolétariat déjà présent par les Gilets Jaunes revient encore plus au centre de la situation politique et sociale en y associant ses secteurs les plus centralisés de l'économie. Les directions syndicales essaient de limiter cette mobilisation à la défense des retraites voire des retraites de régimes spéciaux de certains salariés tandis qu'au contraire les Gilets Jaunes veulent « démissionner » Macron et son gouvernement tandis que l'ensemble des salariés et jeunes les plus conscients s'engouffrent dans cette brèche pour défendre aussi le système de santé, l'école, l'université, les transports, les services publics, la protection de l'environnement et plus généralement les revenus de toute la population en couplant logiquement l'ensemble de ces « revendications » à la démission de Macron et de son gouvernement. Un programme se donne à la subversion.
Dans le climat général de luttes subversives, la défense des retraites a agrégé toutes les classes populaires autour d'un prolétariat unifié pour une société plus solidaire avec retraite mais aussi le système de santé, la protection contre le chômage, des écoles et universités publiques, un secteur des transports ou de l'énergie dans les mains du public ou contrôlés par tous, un revenu décent pour tous... Le secteur privé étant alors le bienvenu pour entrer dans la danse afin d'affaiblir l'ennemi commun... La tonalité générale de la situation française pourrait en être changée. Ce n'est pas le socialisme, mais c'en est la direction et à partir de là, la nécessité de l'auto-organisation.
Il a fallu un an de lutte des Gilets Jaunes après déjà deux autres années de luttes sociales importantes pour arriver à cette étape. On verra quelles seront les suivantes.
Au Chili, le succès des journées de grève générale a amené leurs initiateurs à avancer la menace d'une grève générale illimitée. C'est aussi le cas en Bolivie avec en plus de la menace de la création d'une police syndicale, de l'armement du peuple pour se substituer à la police d’État. Les Libanais qui ont moins les moyens d'une économie développée occupent des gares qui ne fonctionnent plus depuis longtemps en signe de ce qu'ils veulent. La grève a déjà eu lieu dans le secteur des hydrocarbures en Algérie, mais l'enjeu actuel de cession au privé autour de cette partie vitale de l'économie nationale algérienne, pourrait donner un tout autre sens à une grève générale dans ce secteur pour garder l'économie dans les mains du peuple. Et chacun des pas fait en ce sens par un pays sera un encouragement à d'autres pour s'y engager.
Il ne s'agit plus de dénoncer le système, de demander au système de faire mieux ou d'exiger qu'il dégage pour la réalisation d'une vraie nation mais de prendre en main tous les secteurs de l'économie et de la vie sociale pour construire une société plus juste à l'échelle mondiale.
C'est par ce biais prolétarien universel que les vieilles structures humaines des indigènes amazoniens sans passer par l'étape industrielle capitaliste pourront alors servir d'exemple de mode de vie pour le futur par certains aspects au même titre que les ZAD ou toutes sortes de coopératives ou coopérations humaines.
La nation aura été le cadre de démarrage de la révolution mondiale mais n'en est pas l'objectif.
Jacques Chastaing le 20.11.2019