L'AUTRE QUOTIDIEN

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Lettres persanes 1. Ici rien n’est blanc ni noir, rien n’est transparent, tout est compromission.

L'incompréhensible... Tout le monde imagine un Iran accablé de pénuries. Parce que notre imaginaire relie le mot « blocus » au siège de Paris ou, pire, à celui de Leningrad, au ghetto de Varsovie… Or, il n’y a pas de pénurie du tout, ici. Un surcoût très prononcé des marchandises, de 45 % à 300 % selon les cas. Et donc une baisse des achats, une sorte d’affaissement de tous les marchés. C’est très fort et ça gêne beaucoup de gens, mais le nombre de ceux qui sont littéralement à la rue ne doit pas être supérieur au nombre d’Américains privés de logements pendant la crise des subprimes.

Face à cette adversité, la société orientale, fondée sur la famille, la peur du déshonneur, est bien plus soudée que ne le serait une société européenne ou latino-américaine. Ce ciment social favorise une sorte de gel de la crise, un ajournement de l’implosion.

Un majorité écrasante d’Iraniens rejette la responsabilité des difficultés sur le régime islamique et sa politique étrangère. Sa politique arabe surtout. L’Iranien n’est pas belliqueux, il aspire à la paix et la prospérité, le modèle autoritaire turc, militaro-libéral, lui semble un objectif réaliste et une option parfaite : amarrage à l’Occident tout puissant, coopération avec la Russie… Parce que nul ne fait confiance à l'alliance chinoise, même si elle est la seule qui tienne quelques promesses. L’Iranien ne s’entiche pas du « prédateur absolu » venu de l’extrême orient (souvenir amer des invasions mongoles?) et renie le choix forcé de cette alliance. On lui aurait préféré l’Allemagne ou un tandem franco-allemand vraiment décisionnaire… Les possédants et décideurs ne reconnaissent pas d’autonomie politique aux Arabes ni aucun régime du voisinage mis à part celui d’ Ankara. Si l’Iranien apprécie que certains soient moins agressifs que d’autres (Oman, Qatar, Pakistan) il ne les tient pas pour déterminants. La Turquie seule mérite qu’on parle d’elle et débatte des mérites et des erreurs de son homme fort, R.T. Erdogan (il en est pour le trouver bien en ce qu’il est garant de prospérité et plus habile que les mollahs). Au pays des aveugles, les borgnes...

Vous lirez un peu partout ce que les connaisseurs, les visiteurs de l’Iran savent déjà : personne ne justifie le régime religieux, en paroles tout le monde en est lassé. Comment donc tient-il ? car le régime reste solide, pas du tout ébranlé, alors que personne ne veut le maintenir en dehors d'une minorité de blocage, constituée de pontifes religieux, généraux, policiers et parlementaires.

Il tient pour beaucoup de raisons : la peur du risque personnel (terreur de la torture), la peur de la guerre civile et invasion étrangère (en quoi l’option John Bolton était erronée), le confort de vie non entamé des possédants, la relative tranquillité des intellectuels. Faudrait détailler tout ça, raconter le double langage, la prudence et l'inertie, le fatalisme oriental, etc. Faudrait raconter comment près de 30 % des marchandises disponibles partout sont entrées « clandestinement », achetées on ne sait par qui ni comment chez les voisins alors que peu de négociants ont le droit de disposer de devises à taux réduit et les autres n’ont en principe pas le droit d’en acheter… Une clandestinité toute relative, ici rien n’est blanc ni noir, rien n’est transparent, tout est compromission.

De même, comment analyser le fonctionnement d’une « démocratie limitée » et comprendre comment se conjugue une certaine liberté de parole avec la surveillance totale et l’arbitraire ? Le régime tolère des manifestations de mécontentement et même des grèves. Il ne réprime pas frontalement, se concentre sur les meneurs une fois la fièvre retombée. Exemple ces jours-ci : des milliers de Kurdes étaient dans la rue samedi, dimanche et lundi soir dans une vingtaine de villes, pour conspuer la Turquie. Pays dans lequel le pouvoir iranien voit un allié. On a laissé faire, la manifestation a failli dégénérer devant l’ambassade de Turquie à Téhéran, partout des drapeaux turcs ont été brûlés. À Tabriz où le sentiment pro-turc est prononcé, la police a su éviter des rixes avec les Kurdes. Les lendemain et surlendemain on a arrêté quelques jeunes pour avoir subtilisé les drapeaux etc. Pas d’affrontement, traîtrise exclusivement, comme au Lorestan il y a deux semaines...

Décrire ça ? Mais la presse ne vous publiera pas, j’en ai fait l’expérience. Livre ? sera mal perçu, les militants de l'exil ne laisseront pas dire la médiocrité de leur nation... Ils crieront que vous n'avez pas le droit de juger, n'y comprenez rien, etc. Les Européens bonnes âmes des droits de l'homme les soutiendront.

Par conséquent, vous resterez tributaire d’un choix très restreint de lunettes pour observer : en noir pour pleurer les arrestations, parodies de procès et exécutions / en rose pour chanter le formidable potentiel d’une jeunesse éduquée aux sentiments modernes. La vieille gauche trouvera son compte dans le positionnement international d’un pays « rebelle » (posture anti-sioniste /anti-impérialiste)… tout ira bien, on pourra fermer les yeux et tourner la page (ainsi que le fait prudemment le « Monde diplomatique » apparemment peu engagé en faveur de sa chroniqueuse F Adelkhah, emprisonnée ici)

Vous ne disposerez d’outils de critique sociale qu’au travers des œuvres de fiction littéraire mais il est peu probable qu’on vous offre des outils de décryptage de sa langue d’Esope aux formes très alambiquées. Ces gens sont exotiques, énigmatiques ! On ne suit pas ? Alors pas de temps à perdre, leur diaspora ne pèse pas assez lourd en Europe !

Léon Michkyne, le 15 octobre 2019