L'AUTRE QUOTIDIEN

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Que se passe-il en Égypte ?

L'Egypte est-elle au bord d'une nouvelle révolution ou d'un autre coup d'Etat ? Peut-être les deux, peut-être ni l'un ni l'autre. Depuis dix jours, une vague inattendue de manifestations contre le président Abdel Fattah al-Sisi semble avoir inauguré une nouvelle phase de troubles sociaux et une involution répressive du régime, dont l'issue demeure très incertaine pour le moment.

Ce que nous savons des manifestations

Vendredi 20 septembre, dès la fin du match de coupe entre les deux principales équipes de football du pays, quelques milliers de personnes ont envahi les rues de différentes villes (Le Caire, Alexandrie, Suez, Mahalla al-Kubra, Ismailiyya, Mansoura). " N'ayez pas peur ! Al-Sisi doit partir !"et " Sisi Dégage ! "étaient les slogans les plus courants, ainsi que" Le peuple veut la chute du régime ", faisant écho à ceux des 18 jours légendaires qui ont conduit à la chute de Moubarak en janvier-février 2011.

Ceux qui ont manifesté l'ont fait en réponse à un appel lancé par Mohammed Ali, un entrepreneur en bâtiment et aspirant acteur, qui a travaillé étroitement pendant quinze ans avec l'armée et a reçu des contrats et des commandes de l'État. À partir du 2 septembre, Ali (presque inconnu à l'époque) a commencé à se démultiplier sur les médias sociaux avec des vidéos dans lesquelles il dénonçait les scandales de corruption impliquant les plus hauts niveaux de l'État, à commencer par le président al-Sisi. Depuis son exil volontaire en Espagne, il déclare qu'avec des fonds publics, l'armée avait construit plus d'une résidence de luxe pour le président et un hôtel pour un ministre général.

Mohammed Ali dénonce la corruption du régime d'al-Sisi depuis son exil espagnol.

Les manifestations de vendredi soir semblent avoir pris les forces de sécurité au dépourvu, mais elles ont réagi en attaquant les groupes qui commençaient à se former dans la rue. À Port-Saïd, une marche de protestation a eu lieu samedi 21, alors que les manifestations à Suez se poursuivaient toute la nuit. Des policiers ont alors tiré des bombes lacrymogènes et poursuivi des manifestants armés de fusils de chasse.

C'est précisément dans la ville portuaire de Suez que l'on a eu un premier aperçu de la stratégie de répression adoptée à l'époque dans le reste du pays. En plus des fermetures de rue, dans les heures qui ont suivi les manifestations, les forces de sécurité ont commencé à effectuer des descentes de porte à porte, faisant au moins cent arrestations.

Les jours suivants, le centre du Caire fut placé sous un régime de sécurité jamais vu dans l'histoire récente. Quiconque se promène dans les rues, en particulier les plus jeunes, peut être arrêté, fouillé et emmené de manière arbitraire. Un grand nombre de ces détentions donnent lieu à une inculpation. Dans d'autres cas, après une nuit d'interrogatoires et de passages à tabac, il est autorisé à rentrer chez lui. Au même moment, les forces de sécurité ont commencé à prendre pour cible les dirigeants des partis d'opposition, islamistes, laïques et de gauche. On est sans nouvelles depuis des jours de nombreux militants disparus.

Des dizaines d'avocats travaillent sans relâche à essayer de nommer les personnes arrêtées, d'identifier leur lieu de détention et de leur fournir une défense légale. Les tribunaux procèdent à des centaines d'actes d'accusation chaque jour ( presque tous avec des allégations d'appartenance à une organisation terroriste et de diffusion de fausses nouvelles ) au cours d'un même maxi procès.

Le 27 septembre, pour le deuxième vendredi consécutif, plusieurs milliers de personnes ont à nouveau répondu à l'appel. Dans une ville du Caire sous bouclage policier (toutes les stations de métro du centre et toutes les portes de la place Tahrir, symbole du soulèvement de 2011, ont été bloquées), personne n'a osé descendre dans les rues des quartiers les plus militarisés. De petits groupes de quelques dizaines de personnes se sont rassemblés puis rapidement dispersés dans les quartiers populaires de Giza et Helwan. Une mobilisation massive, soutenue par plusieurs milliers de personnes (y compris des personnes âgées, des femmes et des enfants), a eu lieu à al-Warraq, une île du Caire où la population conteste les spéculations immobilières qui souhaitent exproprier et évacuer la quasi-totalité les habitants. Certaines vidéos diffusées par les médias sociaux liés à l'opposition montrent des manifestations également dans les provinces du sud, Qena, Sohag et Louxor. En une semaine, plus de 2000 personnes ont été arrêtées.

Les affrontements de Suez du 22 septembre (AFP).

Dans le même temps, une immense contre-manifestation en faveur du régime a eu lieu dans le quartier résidentiel de Madinat Nasr, alimentée par des milliers d’agents publics transportés de toutes les régions du pays en bus.

Qui est descendu dans les rues et pourquoi?

La nouveauté des manifestations des 20 et 27 septembre réside dans le fait que, pour la première fois depuis juillet 2013, elles défient directement al-Sisi et son système. Il ne s’agit ni d’islamistes qui protestent contre l'illégalité du coup d'État de al-Sisi, ni de groupes d'activistes, mais d’opposants au régime militaire. L'opposition politique a été presque complètement neutralisée. De peur de déclencher une autre vague de répression, voire un bain de sang, beaucoup ont même initialement lancé des appels pour qu'on ne descende pas dans la rue.

Le fait même que les manifestations aient eu lieu est donc déjà un fait important, même si les chiffres ont été contenus jusqu'à présent. La réaction disproportionnée des forces de sécurité du régime le confirme. Que du jour au lendemain, une mobilisation comme celle de l'île d'al-Warraq soit passée des slogans contre les spéculations et les expulsions à la condamnation claire d'Al-Sisi et du régime militaire témoigne également de la maturité politique de ces luttes, comme si la conscience du changement de système nécessaire n’attendait que l’occasion opportune de s’exprimer. Le fait que les villes ouvrières telles que Mahalla, Suez et Port Saïd aient été les protagonistes du premier jour des manifestations est également un fait important, même si jusqu'à présent, il n'y a toujours pas de mobilisation dans les usines, qui fut décisive pour la chute de Moubarak en 2011.

Qui sont les gens qui sont ensuite descendus dans la rue la semaine dernière? Le "parti du divan" ("hezb el-kanaba") a-t-il finalement décidé de bouger, cette majorité silencieuse qui a été témoin derrière sa télévision des événements politiques de ces dernières années avec des sentiments mitigés, mais sans y participer ? 

De nombreux analystes et militants s'accordent pour dire qu'il s'agit cette fois d'une composition sociale différente de celle mobilisée lors de la saison révolutionnaire 2011-2012. Ce sont surtout des jeunes, des hommes (en province, à en juger par les vidéos diffusées, souvent des enfants ou seulement des adolescents), dont beaucoup n’ont aucune expérience politique préalable.

Ce sont surtout la frustration économique et sociale, l’absence de perspectives et la colère contre les violations arbitraires quotidiennes des forces de sécurité qui les ont motivés. Le niveau de vie de la majorité des Égyptiens a chuté de manière spectaculaire ces dernières années. D’après la Banque mondiale elle-même, 60% de la population est "vulnérable", dont plus de la moitié est sous le seuil de pauvreté (soit plus de 30 millions de personnes). En trois ans, de 2014 à 2017, plus de 9 millions de personnes sont tombées sous le seuil de pauvreté. La santé publique, l'éducation, les services et les infrastructures s'effondrent.

La stratégie économique dirigée par le Fonds monétaire international consistant à dévaluer radicalement la lire égyptienne et à réduire les subventions sur de nombreux biens essentiels, aura apuré les comptes et enregistré des signes positifs dans le PIB et les budgets de l'État, mais au prix d’une énorme récession sociale. Les salaires réels sont restés au point mort, tandis que l’inflation a parfois dépassé les 20%.

Al-Sisi a récemment demandé des sacrifices aux Égyptiens, en expliquant qu'il était nécessaire d'attendre les retombées de ses projets économiques, qui ne sont toutefois jamais arrivés à maturité, car ils sont pour la plupart l’objet d'investissement sans vision à long terme. Les monarchies du Golfe ne sont plus aussi généreuses qu'auparavant, les méga-projets ont drainé des ressources sans produire de richesse ni de travail, les dettes de l'État ont augmenté (au point que 30% du budget de l'État sert les intérêts sur la dette) et l'austérité a violemment mordu les classes moyenne et inférieure.

Le succès du discours de Mohammed Ali repose sur sa dénonciation en termes clairs et nets, et facilement compréhensibles, de tous les points faibles du régime. L’interaction très étroite entre l’armée et le monde des affaires est bien connue en Égypte. Mais savoir que le président et son entourage dépensent des millions en villas et en palais, alors que la population meurt de faim, a réactivé l'indignation latente en la projetant sur un coupable bien défini.

Le jeune entrepreneur (qui a l'air d'être un fils du peuple) a réussi, selon l'historien égyptien Khaled Fahmi de l'Université de Cambridge, à transmettre d'importantes réflexions politiques avec un langage simple et direct, qui reflète un mécontentement populaire auquel l'opposition politique n'a pas pu parler depuis des années.

Sans faire référence aux droits de l'homme et à la démocratie, il a précisé certaines contradictions essentielles : il existe une minorité qui s'enrichit alors que les gens ont faim; le président n'est pas une divinité, al-Sisi avait tort et devrait être révoqué; la souveraineté appartient au peuple et non aux élites.

Qu'est-ce qui bouge dans le régime

L'importance de "l'effet Mohammed Ali" va au-delà des éventuelles manœuvres orchestrées derrière lui. En fait, beaucoup affirment que le nouveau leader candidat est en fait une marionnette entre les mains de représentants de l’État qui veulent se débarrasser d’al-Sisi, dans le contexte d’un affrontement entre appareils. Ce n'est pas une éventualité à exclure : le président est arrivé au pouvoir avec un coup d'Etat (il était ministre de la Défense lorsqu'il a destitué Mohammed Morsi) au fil des années, il s'est fait beaucoup d'ennemis et ce qui l'effraie le plus, c'est précisément l'opposition interne au régime. Des centaines d'officiers de l'armée et d'autres organes de sécurité ont été arrêtés ou démis de leurs fonctions par le président ces deux dernières années, qui s’est assuré ainsi le contrôle des appareils grâce à la nomination de ses loyalistes au sommet.

Al-Sisi a essayé de rendre permanente une situation d’exception. Si le régime de Moubarak était fondé sur un équilibre délicat entre la présidence, le ministère de l'Intérieur et l'armée, la révolution de 2011 a secoué ces équilibres en les réaménageant au seul profit de l'armée. Avec le coup d'État de 2013, cette dernière a joué un rôle sans précédent dans l'espace politique et économique.

Les forces armées égyptiennes ont toujours eu un poids considérable dans la politique intérieure. Mais en 2011, l'armée a su tirer parti de la prétendue transition et, avec l'aide d’abord des Frères musulmans, a réussi à détourner les forces de la révolution pour étendre sa marge de manœuvre à des niveaux sans précédent. Al-Sisi a poussé ses avantages de force en introduisant des changements constitutionnels avec lesquels il prétendait institutionnaliser cet état de fait. Selon les nouvelles règles, il pourrait être réélu président jusqu'en 2034 (!)

Tout ceci donne une condition instable par nature. La légitimité d’al-Sisi tient au fait qu’il a réussi à affirmer le principe "Moi ou le chaos", qui est également cher à de nombreux gouvernements occidentaux. Cette légitimité a commencé à s'effriter, tout d'abord parmi les couches populaires, qui n'ont rien gagné depuis la mise en place du régime militaire. Quant à l'alliance entre l'armée et d'autres puissances (économiques et autres), elle pouvait se prolonger aussi longtemps qu'il était jugé nécessaire d'écraser le risque de révolution et de ramener le calme. Mais elle n'était pas née pour durer éternellement, et maintenant des intérêts contradictoires avec ceux d’Al Sisi commencent à s’exprimer.

A quoi peut-on s’attendre dans un proche avenir ?

Al-Sisi et ses partisans sont terrifiés et la seule réaction dont ils sont capables est de le faire payer de plus en plus cher à ceux qui se mobilisent. Mais un tel niveau de répression et de militarisation des villes n’est soutenable que pour de courtes périodes. Et si les manifestations se poursuivaient dans les prochaines semaines ? Le fait qu'il ne s'agisse pas de militants, mais de simples citoyens, pour la plupart non politisés, rend beaucoup plus difficile le contrôle de la situation. Même les partis et les groupes d'opposition ne savent pas à quoi s'attendre, mais après la consternation initiale, ils ont commencé à soutenir la manifestation et les victimes de la répression.

Il est certain qu’à l’heure actuelle, il n’existe pas de forces civiles suffisamment solides pour assumer la direction de ce mouvement embryonnaire et mener une confrontation avec le régime. Dans une première phase au moins, seule l'armée semble capable de débloquer la situation, mais il est difficile de comprendre et de prévoir la dynamique au sein des appareils.

La colère s’est accumulée comme dans un autocuiseur. On n’a encore vu cette semaine que les premières bouffées de vapeur. L'explosion arrivera tôt ou tard et devra être canalisée dans la bonne direction pour ne pas être dispersée à nouveau, ce qui provoquerait une nouvelle désillusion. Selon Ibrahim Heggi, militant du Mouvement du 6 avril : "Il s'agit d'un affrontement que nous reportons depuis trop longtemps", qui va à la racine des contradictions du système, que la révolution de janvier 2011 a découverte, mais n'a pas réussi à attaquer.

Pour ceux qui avaient abandonné les "printemps" arabes, croyant qu'il s'agissait d'une saison passagère suivie d'un hiver inévitable d'autoritarisme, de terrorisme et de guerres civiles, les manifestations égyptiennes (ainsi que les mobilisations au Soudan et en Algérie) rappellent que les processus déclenchés il y a neuf ans sont loin d'avoir épuisé leurs potentialités. Les révoltes de 2011 n'étaient définitivement pas des "révolutions Facebook", mais des phénomènes d'origine beaucoup plus profonde et complexe.

Les possibilités ouvertes et expérimentées alors sont une mémoire collective qui ne s’efface pas facilement.

"Je me suis dit : n’espère plus, car tout est contre nous. Mais me revoilà. On n'apprend jamais. Malgré tous ces coups, je suis presque content que ce soit la leçon que nous n'ayons pas apprise. C’est la leçon que nous n’apprenons jamais, la leçon que nous n’apprendrons jamais ".

Wael Eskandar

Francesco De Lellis, 30 septembre 2019
Un article de Il Lavoro Culturale, traduction L’Autre Quotidien
notes

  1. Eugenio Dacrema, Primavera Araba Reloaded ?; et Gilbert Achcar, 2013 Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Sinbad, Actes Sud.