L'AUTRE QUOTIDIEN

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Nous ne sommes pas venus dans vos maisons, par Marie Cosnay

Je reconnais ma fragilité, au moment où je t’accueille. Si je ne la sais pas, je risque de lutter contre elle, et donc, à terme, c’est le risque, contre toi. Ce que nous faisons là, ensemble, dans cet accueil sans tiers, sans institution, dans nos collectifs citoyens, c’est une petite construction imparfaite.

Le désir, le besoin, les désirs, les besoins, de l’air, besoin d’air, on veut que ça respire, on sait depuis si longtemps que c’est fichu et c’est fichu pour tant de raisons, la forteresse qu’on a dressée est fichue et les valeurs, comme on dit, elles-mêmes fichues depuis longtemps, on sait depuis longtemps que l’ancien régime climatique, comme dit Bruno Latour, avec ses ouvertures et fermetures, d’un côté, d’un autre, est fichu.

Un jour c’est ainsi, peut-être, qu’on expliquera les mouvements populaires, citoyens, qui, même quand ils ont l’air de s'opposer, crient la même chose. On dira qu’une façon de vivre était fichue, on le savait, le savait ou le sentait, on peinait à en trouver une autre, on cherchait, en désordre, aux ronds-points, ailleurs, à savoir quels étaient nos attachements, comme dit encore Bruno Latour.

Désir, désirs, besoins fragiles, attachements ou valeurs - sur les valeurs on a lâché, les rescapés attendent devant un port dix jours, quatorze jours, on dirait qu’on fait tout pour prouver qu’on peut le faire, on peut les laisser se noyer (je vous préviens, je me préviens, je suis capable), bien sûr on les sauvera in extremis, on en prendra 4 ou 6, les dispersera dans l’Europe, 49 pour toute l’Europe, le prochain bateau attendra quelques jours de plus, on sera inflexible, au bout de 20 jours il y aura, qui sait, un mort, on ne sera plus si ému que ça puisque c’est le genre à tout risquer pour mourir sur un bateau pas très loin d’un port et que nous, on est prêt à ça, laisser mourir quelqu’un, on finira par se partager les enfants, hommes,  femmes, 5 en Italie, 8 en Belgique, etc, on pensera que les valeurs sont mortes ou que d’autres, terribles, repliées, ont surgi.

Tout ça, tout ça, on le fait contre soi, on ne sait plus comment on veut vivre ni comment on le peut, même, ou le pourra, il faut tout réviser, qui habite ici et qui peut habiter là, comment, et avec quelles ressources. Ni ceux qui se noient en mer ni ceux qui font tout pour qu’ils continuent à s’y noyer ne savent comment ils veulent, et peuvent vivre. Tous se demandent la même chose : quels sont leurs attachements ? Pour l'instant, la question fait n’importe quoi, elle donne des réponses de tous côtés, des réponses désordonnées de tous côtés.

Les besoins, nos désirs sur un fil, nos élans fatigués, nos questions, individuelles, de groupe, quels sont nos attachements, qu’allons-nous garder et qu’allons-nous laisser. On répondait fermement qu’on garderait les passages et l’égalité des vies, tu passes et je passe. Nous avons voulu accueillir. Nous avons accueilli et accueillons, et si nous faisions un relevé des villes, villages, familles qui accueillent les étrangers qui viennent, ce serait un bel étonnement.

Les personnes, réunies en collectifs citoyens plus ou moins organisés, veulent accueillir, ils accueillent. Ils le font chez eux, à la maison, parfois c’est une décision prise en famille, l’idée a germé en 2015, parfois c’est une décision personnelle, on vit seul, le plus souvent seule, on hésite, on ouvre la porte, on se dit ébranlé, très ému, si on a des enfants on se réjouit qu’ils sachent autre chose du monde que ce qu’on est en train de perdre, qu’ils savent, nos enfants, qu’on peut se lever et aller, qu'on peut se chercher une vie meilleure. Cet inconnu qui vient, cet inconnu que je suis à moi-même, et on dirait, oui, peut-être, que quelqu’un me revient, des spectres hantent l’Europe, revient qui, d’où, nos besoins, désirs cachés - et nos élans, soudain, on dirait qu’ils sont moins fatigués.

On se souvient : on a même changé d’amis. On le disait : on ne parle plus qu’à celles.ceux qui comprennent d’emblée quand on dit OFPRA jugement supplétif CD JE CNDA etc. On demandait : qu’est-ce qui nous est arrivé ? Plusieurs fois on entendait : il y a un avant, il y a un après. Il n’y avait pas de doute, avec l’étranger qui arrivait, il nous arrivait quelque chose.

C’est que, sans le savoir la plupart du temps, nous aussi, nous sommes en route.

Quand tu arrives, après avoir déplacé ces montagnes de murs, après avoir franchi chaque frontière et chaque empêchement que le monde le plus bête qui soit a organisé, quand tu arrives, nous savons soudain que nous aussi, nous sommes en route. Que nous voulons quelque chose de plus intelligent, qui soit aussi plus raisonnable, que nous le voulons pour tout le monde. Quand tu arrives, après avoir franchi des montagnes de murs, des déserts de sable, les vagues de la mer, nous savons plus précisément ce que nous voulons, un monde plus intelligent, et nous savons plus précisément que nous voulons franchir et inventer, aussi.

C’est ce que nous faisons, franchir et inventer. Nous le faisons, pour l’instant, seul.e.s. Il y a ces remous, grondements, il y aura un avant et un après, on est dans le milieu et dans ce milieu nous sommes très seul.e.s, et c’est le problème, nous sommes abandonné.e.s des institutions, de l’Etat, des conseils départementaux, nous accueillons, sauf exception de villes solidaires, très très seul.e.s. Nous sommes seul.e.s, décidé.e.s à vouloir un monde moins bête, voici un de nos grands attachements. Nous voulons que ça circule. Il a beaucoup été question de vagues, de flots, de flux. Peut-être il fallait entendre ça, en sous texte : le besoin de tous, même de ceux qui en ont peur, que ça circule. Mais voilà, seul.e.s comme nous sommes, en quête de franchissement et d’invention, nous sommes tout petit.e.s. Normal, nous n’avons que des questions, et des besoins, et des désirs. En fait, nous sommes en route ; nous sommes, nous aussi, en quelque sorte, sur une route.

De cette petitesse, je voudrais dire qu’elle nous sauve. Bien sûr, il faut d’abord la reconnaître. Quand je t’accueille, je suis, sur un certain plan, aussi démuni.e que toi, j’ai surtout des questions, comment on peut et veut vivre, et ce monde plus intelligent que je désire, et chacun des liens qui nous serrent - et au moment où j’écris, le matin se lève et les oiseaux avec. Lucrèce, le chant II, voici le commencement des choses, l’aurore inonde le monde et dans l’air tendre les oiseaux remplissent les lieux de notes limpides, traversant les bois sans chemin : il y a toujours à la fois un commencement et une impossibilité. L’impossibilité est franchie. Ce que je veux dire : je reconnais ma fragilité, au moment où je t’accueille. Si je ne la sais pas, je risque de lutter contre elle, et donc, à terme, c’est le risque, contre toi. Ce que nous faisons là, ensemble, dans cet accueil sans tiers, sans institution, dans nos collectifs citoyens, c’est une petite construction, imparfaite. Je plaide pour l’impuissance. Celle des bois de Lucrèce. Il n’y a pas de chemin. Or le chemin se fait, et se refait : chez Lucrèce c'est par le ciel. Il n’y a rien à faire puisque les mineurs ne sont pas protégés à moins qu’ils ne mettent en danger la société dans laquelle ils sont arrivés, les rescapés ne sont pas à sauver, les demandeurs de refuge ne sont pas reconnus comme nécessitant refuge, enfin la main d’oeuvre qui oeuvre ne peut pas espérer de régularisation par le travail. Tout est bloqué, nemora avia, sans chemin. Nous sommes, nous qui accueillons, impuissants à débloquer. Nous faisons pourtant.

Je crois qu’il faut partir de ça. Sinon. Sinon, quoi ? Sinon, on chasse la domination, elle revient au galop. Premier risque. Il y en a d’autres. Tous les risques de transferts, de ratages, de quiproquo habituels. Ici, le risque est aggravé du fait que, comme nous tentons de franchir des montagnes, de définir quelques attachements futurs et possibles et comme nous sommes à un moment charnière (il y aura un avant et un après, et ce qui est vrai quand il s’agit des expériences individuelles l’est pour nos sociétés), eh bien nous n’avons pas le droit de nous tromper, de produire plus de haine que la haine qui monte (celle qui permet qu’on se fiche de plus en plus de savoir que 49 personnes sur un bateau ne peuvent pas trouver un port).

Cet automne j'avais noté, réfléchissant à nos expériences d'accueil, entre autres choses :

Je suis pour / avec l’autre ce que je suis pour / avec moi : dans une impuissance, dans une ignorance qui ne m’empêche pas de faire. Faire tenir ensemble (comme Derrida fait tenir ensemble inconditionnalité de l’accueil et conditions de l’accueil) le « je ne sais pas qui tu es » et « je reconnais qui tu es ». Je ne sais pas plus qui tu es (venu de Guinée, 16 ans, 18) que qui je suis (mes parents, mes hasards, mon âge un peu balloté).
Une déclaration d’impuissance ou d’ignorance.

Ce qu’on sait de l’autre, comme pour compenser.
Ce qu’on veut savoir de l’autre.
Comme pour récupérer un pouvoir absent.
L’exemple de l’éducateur de B., au téléphone : « vous ne savez pas », et moi qui lui
réponds : « vous n’avez pas de vision globale ». On se disputait en mettant en avant ce que chacun on savait, contrairement à l’autre. Je me critique autant que je le critique. Vous ne savez pas, vous ne voyez pas. Je sais, je vois.
C’est évidemment faux que je sais et je vois.
Le non pouvoir, on l’a remplacé par un désir de savoir.

Oui, il y a une angoisse à être si impuissants. Oui, on veut, à défaut de pouvoir, savoir. Le désir de savoir est un désir puissant, qui fige l’autre, attrapé. Mais attention, il fige aussi celui qu’anime le désir. Dans l’histoire que je notais, cet automne, j’étais attrapée ; autant l’éducateur évoqué que moi-même, nous étions attrapés. Que le désir fige, c’est étrange à écrire. Je suis restée longtemps, là, évadée. Le désir fige, je ne savais pas. Il est d’abord comme une exception. Quel qu’il soit. Si je sais mieux que son éducateur ce qu’il faut faire pour un mineur isolé, si je sais mieux que quiconque quel a été le parcours de telle personne arrivée ici, sa date de naissance, le nom de ses parents, son village, les mauvais traitements qu’il a subis, il y a une sorte d’exceptionnalité. Je suis une exception. Personne ne sait, sauf moi. Personne n’a rapport à l’inconnu, sauf moi. J’exagère, à dessein. Personne n’a confiance, n’a accès à la vérité, sauf moi, et lui, que j’héberge. Le désir est immense et bien sûr il ne peut pas tenir ses promesses. Ce n’est pas du désir, peut-être, mais une sorte de domination, elle s’exerce naturellement sur celui ou celle qui est là, et je crois, si je ne le vois pas très bien, que le glissement, désir - domination, est subtil, progressif, on n’y voit rien. Désir, qui est désir de bien faire, aussi, et domination. On imagine alors comment tout peut dégringoler. Comme tout le monde est figé. Je me suis complètement trompé.e, je ne savais rien je ne pouvais rien, j’en prends conscience, atrocement. Tout le monde s’est figé. Je suis figé. Combien je l'ai entendu. L’exception, notre exception, s’est changée en grand commun, j’héberge quelqu’un que je ne connais pas bien, avec qui les quiproquos sont quotidiens, qui n’est pas venu chez moi pour venir chez moi, pour qui je ne peux rien, rien du tout. Le désir se transforme en agacement. Ou pire. Nos attentes étaient immenses.

Et c’est pour ça, je la répète : la déclaration d’impuissance de l’automne. 
Il faut faire tenir ensemble : je ne sais pas qui tu es / je reconnais qui tu es. 
Il faut faire tenir ensemble d'autres choses. 
K, hébergé par un collectif solidaire, au village, disait : « mettez-vous dans la tête que nous ne sommes pas venus dans vos maisons. » 
Dans L’étranger qui vient, Michel Agier évoque un jeune homme, accueilli par l’université de Paris VIII, qui lors d’un débat autour des hospitalités, disait : merci de nous avoir ouvert vos portes, de nous avoir pris pour vos enfants. Mais nous ne sommes pas satisfaits ». 
Il faut faire tenir ensemble : personne n’est venu chez moi parce que c’est chez moi  et sois le bienvenu ici, chez moi, qui est un peu chez toi (et ça, c’est à définir). 
Il faut faire tenir ensemble, dès le début, le torrent anonyme des générosités, comme le dit Bernadette, ce qui est si beau (et le torrent est forcément impétueux, joyeux et enthousiasmant) et l’ennui. L'ennui que c’est, dès le début, d’accueillir quelqu’un chez soi. L’enthousiasme et l’ennui, dans la même main, ça n’a rien de simple. Un exercice. Tu ne viens pas chez moi et bienvenue chez moi.

Et puis, il y a autre chose. C’est Isabelle qui l’a dit l’autre jour. Ne pas toucher. Ne pas trop toucher. Que l’inconnu reste encore un peu l’inconnu. Il y avait des images, dans les mots d’Isabelle, et infiniment de tendresse. Ces jeunes qui arrivent, qui ont traversé, en effet : on ne sait pas. On est d’accord pour ne pas savoir. Pour ne pas trop toucher. Pour faire passer, aider à traverser, sans trop savoir, sans imposer nos pensées, surtout pas nos affects. Plus tard, nous regarderons de près, et si c’est possible, nous aurons de l’amitié. Pour l’instant nous sommes en route, nous aussi, nous cherchons nos attachements, nous regardons de loin, nous respectons l’inconnu, nous le gardons encore un peu inconnu. Ce qu’il faut faire tenir ensemble, en exercice spirituel : l’inconnu, ne pas trop le toucher, le garder encore un peu inconnu, et ne pas le craindre.

 Marie Cosnay, le 16 janvier 2019

(Les ami.e.s précieux.ses, nommé.e.s ou pas, qui font tenir, et dont les conversations se retrouvent pêle-mêle ici, se reconnaîtront).


 Marie COSNAY est professeure de lettres classiques et écrivaine. Elle a publié notamment Vie de HB (Nous, 2016), Cordelia la guerre (éditions de l'Ogre, 2015), À notre Humanité (Quidam éditeur, 2012), Villa Chagrin (Verdier, 2006) et Que s'est-il passé ? (Cheyne éditeur, 2003). Elle fait partie des chroniqueuses/chroniqueurs de L'Autre Quotidien. Vous pouvez la retrouver sur Facebook.

À Bayonne, vingt et un migrants arrachés à leurs accueillants pour être renvpyés en Italie. Photo ERIC SCHULTHESS