Ekaterinbourg, l’Europe au-delà de sa continentalité
Maxence Peniguet poursuit son périple en Russie à la veille de la Coupe du monde de football 2018, qui débutera le 14 juin prochain. Quatrième étape de ce voyage en Russie dans les villes hôtes de la Coupe du monde, Ekaterinbourg (1) se montre plus européenne que prévue.
Enseigne-t-on encore la géographie de l’Europe comme il y a 20 ans ? L’Oural y était une lointaine frontière naturelle – et pour moi tellement loin, si loin que le lieu de naissance de Boris Elstine n’était qu’un vaste désert de montagnes pauvres et arides, peuplé de sages nomades. Le nom « Oural » était trop beau pour l’abandonner aux paysages industriels soviétiques.
Entre Kazan et Ekaterinbourg (dans les 900 kilomètres), les fenêtres du wagon saisissent une réalité rurale d’inquiétudes : les maisons s’appauvrissent, deviennent instables, s’écroulent, bref, la fin de l’Europe fait peur. Il semble que je ne suis d’ailleurs pas le seul à ressentir ce poids, car cette fois, dans le train, peu d’échanges. Le strict nécessaire, bonjour-au-revoir, peut-être.
Une après-midi, une nuit et deux fuseaux horaires de voyage tendent à faire comprendre la raison des horloges indiquant en permanence l’heure de Moscou. C’est-à-dire : le train s’arrête à de multiples gares plus ou moins égarées dans l’étendue temporelle planétaire ; la stabilité de l’horaire de la capitale facilite ainsi l’heure de descente du train. Vous suivez ?
La RZD (les chemins de fer russes), elle, ne se suit plus... À partir du mois d’août, les billets indiqueront uniquement les horaires locaux de départs et d’arrivées.
Ekaterinbourg, donc, capitale de l’oblast (2) de Sverdlovsk. En arrivant à six heures GMT+3, huit heures GMT+5, il ne fait ni beau ni chaud. Cela n’arrange pas le gris et la poussière de l’avenue stalinienne (architecture) qui, de la gare, rejoint le centre-ville de l’avenue Lénine (nom de la rue). Toutefois le soleil changera la donne et se montrera régulier pendant le séjour, ce qui me ravit et enchante les nombreux ouvriers de chantier ; car ici, le bâtiment va.
Et est-ce que tout va ? Voyons voir.
Multiples ravalements de stade
C’est au pied du Lénine que mes guides locaux me donnent rendez-vous. Pierre, qui s’y connaît en sport puisqu’il est journaliste dans le domaine, me fait faire le tour du stade : c’est plus modeste qu’ailleurs, plus simple, plus, plus… humain – car c’est un stade historique des années 50 qui a été rénové. Accueil de 35 000 spectateurs pour la Coupe du monde puis démontage des tribunes temporaires et vertigineuses qui font de l’enceinte un cas très particulier, voire risqué, pour revenir à 25 000 spectateurs après la compétition. Voilà pour la version plus ou moins officielle.
Mais… de son aspect historique du siècle dernier ne reste que le contour qui est égal à trois fois rien, puisque la rénovation – pardon, la reconstruction aurait coûté plus de 200 millions de dollars. Au pro rata du nombre de supporters, c’est le prix du stade neuf de la ville de Saransk. Sans compter qu’à Ekaterinbourg, le stade avait déjà eu le droit à un ravalement dans les années 2000.
Pour Ekaterinbourg, la Coupe du monde n’est donc pas une mince affaire. Les autorités font tout pour que la ville soit prête. Les bâtiments sont repeints, la ville nettoyée. Certaines routes, dont l’entretien reste en temps normal à désirer, sont retapées.
Sous l’asphalte la corruption
Yulia parle un français parfait et wesh – elle s’excuse d’ailleurs sans qu’on lui demande, explique regarder On n’est pas couché pour retrouver son niveau d’aristocrate de la fac. Sur l’avenue Lénine, elle lâche : « Tu vois la route ici ? Tous les ans ils la refont, et tu sais pourquoi ? Pour garder une partie de l’argent ! » Si elle n’était pas prof, se reconvertir en Élise Lucet serait une possibilité. Elle demanderait à cette babouchka faisant pétition pour le parti présidentiel Russie unie dans la rue le pourquoi du comment de sa campagne – et surtout : depuis quand demande-t-on aux passants de signer en indiquant « n’importe quel nom » ? Yulia, aussi, se désole. Les travaux en vue de la Coupe du monde condamnent certains trottoirs et lui « foutent la honte, vraiment. »
Un autre sujet brûlant en ville, la démission du maire, Evgeny Roizman. C’est Olga, qui connaît le milieu, qui m’en parle. Son retrait du pouvoir fait suite à une procédure de retrait de l’élection du premier magistrat de la ville au suffrage universel, qu’il conteste. Sa démission retardera la réforme, sans l’en empêcher. C’était le seul maire d’opposition d’une grande ville russe – la quatrième plus importante, après Moscou, Saint-Pétersbourg et Novossibirsk.
Roizman est le symbole d’une partie de la population qui ne se laisse pas faire. Pour le meilleur et… pour le pire. Une cathédrale financée par des business men de la ville devait voir le jour sur le fleuve Isset même, en face de « l’église sur le sang », construite en hommage aux Romavov, exécutés par les bolcheviks à Ekaterinbourg. Après que le refus citoyen se soit fait entendre, le projet a été enterré, pour renaître plus tard sur la terre ferme, au milieu d’un parc.
Par la grâce du dieu des espaces verts, le premier coup de pelle se fait attendre. Les voix s’élèvent aussi contre la poussière, un problème qui fait l’unanimité. Elles sont aussi consultées concernant des décisions municipales, comme le redesign du branding de la commune.
Eltsine, Politkovskaïa, Borodin
Rebelle comme Ekaterinbourg, Boris Eltsine l’était aussi. L’ancien président russe, originaire de la région, a d’ailleurs un énorme espace culturel-musée à son nom : le Centre Boris Eltsine. C’est flambant neuf et à sa gloire. Le jugement qui y est rendu est sans appel. Il est celui par lequel la Russie est devenue libre et démocratique. L’absence de critique et de mise en perspective est criante. On pourrait en rire si ce n’était pas si grave.
Mais c’est grave. Expliquer cette gravité peut prendre des heures tant la liste des exemples est longue, ainsi prenons un exemple simple qui s’avère malheureusement local : dans quel pays libre et démocratique peut-on impunément ôter la vie à ceux qui en dénoncent les dérives ?
On peut penser, bien sûr, à la journaliste Anna Politkovskaïa – et l'on y pense, il faut y penser. Aussi, récemment, un autre décès doit attirer l’attention : celui de Maxim Borodin, à Ekaterinbourg même. Les avis sont partagés, le doute plane (instaurer le doute, c’est tout ce qu’il faut). Mi-avril, le journaliste s’est-il jeté de sa fenêtre volontairement, ou l’a-t-on poussé ? Maxim Borodin couvrait des affaires criminelles, s’intéressait à la police et aux mercenaires russes en Syrie. Il était aussi connu pour avoir ses périodes avec la boisson.
La nuit de sa mort, il aurait contacté quelques collègues, mentionnant une présence policière autour de chez lui et une peur certaine – avant de prévenir que tout allait bien. Certains pensent alors à une mauvaise blague de sa part. De toute évidence, son corps sans vie ne rit plus.
Bruxellisation
Tout comme celui de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, retrouvé le 16 octobre 2018. Tout comme ceux du journaliste slovaque Jan Kuciak et de sa fiancée Martina Kusnirova, retrouvés le lundi 26 février 2018. En déambulant une dernière fois dans les rues de Ekaterinbourg avec Pierre, nous n’abordons pas ses parallèles glaçants entre la Russie et l’Union européenne. Nous parlons en revanche de l'architecture de la capitale de cette dernière, de la Bruxellisation pour être précis – concept qui consiste en un patchwork de constructions diverses et variées dévisageant le paysage urbain. Car à Ekaterinbourg comme à Bruxelles, le vieux le plus beau se fait dépasser par des constructions modernes répugnantes, plus qu'ailleurs depuis le début du voyage.
Oural lointain, Ekaterinbourg, notre chère Europe, Bruxelles – leurs démocraties malades. La boucle est bouclée – reste à la secouer vivement pour la ramener à son rêve.
Maxence Peniguet, correspondance du 26 mai 2018
Le voyage se poursuit sur Instagram, Twi mai tter et Flickr.
Notes
(1) Prononcer Iékatérinebourg.
(2) Unité administrative russe qui correspondrait à la région.