L'AUTRE QUOTIDIEN

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Assa Traoré : "Ensemble, nous pouvons renverser le système"

La semaine dernière, le Comité Adama a fait savoir qu'il s'inviterait lors de la marée populaire du 26 mai et qu'il prendrait la tête du cortège. Dans une interview à Ballast, son porte-parole, Youcef Brakni, expliquait : « pour nous, la question sociale comprend évidemment la gestion raciste de nos vies ». Assa Taroré a d'ailleurs multiplié les interventions devant les étudiants, les cheminots, les soignants. Dans l'interview qu'elle nous a accordée, elle rappelle que les habitants des quartiers populaires sont les premiers touchés par les politiques d'austérité et appelle à construire des "alliances fortes" pour "renverser un système qui n'écoute pas le peuple".

L'interview était prévue vendredi à 14 heures chez Assa Traoré à Ivry-su-Seine. On arrive en retard à cause d’un sens de l’orientation qui nous a fait tourner en rond à la sortie du métro. Une journaliste de France Inter est déjà là. Almamy Kanouté, l’ami indéfectible et figure militante, est là aussi. Dans l’appartement on enlève ses chaussures pour s’asseoir près du mari d’Assa et de sa mère. La jeune femme porte une robe de wax et un foulard noué à l’africaine sur ses cheveux. Sœur et mère courage, Assa cuisine tout en passant en revue les détails pratiques pratiques pour la manifestation du 26 mai. Elle s’interrompt quelques minutes pour répondre au micro de France inter. Assa court sans cesse après le temps. Il faut passer récupérer des tee-shirts en banlieue Nord, puis récupérer les enfants à la sortie de l'école. Ce sera donc une interview expresse dans sa voiture, alors qu’elle traverse Paris jusqu'à Aubervilliers. Depuis la première fois, où nous avions rencontré Assa au CICP, nous avions noté qu’elle parlait de révolution. Après l'appel à s'inviter en tête de la marée populaire, il nous a semblé pertinent d'approfondir cette question. Parler de révolution en France c'est convoquer toute une imagerie tragique et violente. Rien de tout cela avec Assa qui renvoie aux révolutions africaines ou à celle du jasmin en Tunisie.

Pourquoi avoir décidé de participer « par effraction » à la marche d'aujourd'hui ?

On a décidé avec le Comité Adama de prendre la tête du cortège du 26 mai parce qu’aujourd’hui, nous ne sommes pas invités dans les manifestations, à l'instar de celle du 1er mai. Il n'est pas possible de défiler et de revendiquer aujourd'hui sans parler des violences policières et des quartiers populaires. Nous ne sommes pas d'accord pour que des politiciens quels qu'ils soient récupèrent nos luttes. Donc, aujourd'hui, nous allons prendre la tête du cortège pour dire que notre participation au mouvement social se fera comme nous l’avons décidée. Vous n’allez plus parler pour nous, comme cela se fait depuis trop longtemps. Aujourd'hui, on prend la tête du cortège, en disant « les quartiers sont là ». Nous faisons partie des luttes, parce que les premiers concernés, quand toutes ces lois vont passer, ce sera nous, les habitants des quartiers populaires.

Assa Traoré, vous appelez depuis longtemps à une révolution. Qu’est-ce que vous mettez derrière ce mot ?

Il faut renverser le système. Nous disons depuis le début que le combat pour Adama n’appartient plus à la famille Traoré, mais au peuple français. Le combat pour mon frère est représentatif d’un très gros mal-être et de cette "mauvaise France" qu’il faut renverser pour  récupérer la France dans ce qu'elle peut avoir de meilleur. Cela ne se fera pas sans renverser le système. Renverser le système, c'est aller vers une révolution parce qu’aujourd’hui nous sommes dans un pays où la voix du peuple, celle des citoyens français, n’est pas entendue. C’est comme si nous vivions, à mon sens, dans un Etat anti-démocratique, ce dont nous ne voulons plus. Il y a eu de nombreuses révolutions en France. Pour le 20e siècle, je veux parler de mai 1967, un événement souvent oublié dans l’histoire de ce pays, lorsque l’armée française a tiré sur les Guadeloupéens. Il y a eu aussi mai 1968. Nous devons nous aussi aller vers une révolution en 2018 ou 2019, en tout cas très prochainement. Qu’on puisse renverser ce système pour jouir de nos droits.

Une révolution aujourd’hui en France c’est possible ? Vous pensez à quoi quand vous parlez de révolution ? Pour beaucoup cela évoque 1789 et toute une imagerie sanglante qui peut faire peur. 

En Afrique, on renverse les présidents. Le peuple se lève, va au palais, renverse le président et prend le pouvoir. Ensuite, c’est le peuple qui va décider qui sera le président dans une démocratie effective. Donc oui, pourquoi ne pas faire comme en Afrique ? Renverser le président, renverser l’Elysée, et prendre le pouvoir. Et récupérer une France généreuse avec des droits qui soient respectés pour tout le monde et un peuple français qui puisse jouir d’une véritable démocratie pour restaurer ses valeurs de liberté, égalité et fraternité, comme la France le proclame dans le monde entier.

C’est une leçon africaine -renverser un Etat antidémocratique et antisocial- que la France devrait entendre, cet appel à faire la révolution ?

Bien sûr que nous devrions faire la révolution. La France a toujours cherché à diviser son peuple. Une partie de la population était oppressée, une autre partie avantagée. Mais aujourd’hui, on veut une France qui rassemble. Le peuple est plus fort que l’Etat. Si nous nous organisons et que nous construisons de telles alliances puissantes et fortes, bien évidemment nous pouvons renverser ce système et destituer un président qui ne nous écoute pas, pour le remplacer par un président qui soit digne de la population française.

En prenant la tête du cortège demain, vous vous adressez à qui ? Aux gens des quartiers populaires ? A la France insoumise et aux autres organisations qui appellent à défiler le 26 mai ? Aux cheminots, aux personnels hospitaliers, aux étudiants ?

On s’adresse à tout le monde. Aux partis politiques, notamment ceux qui seront là demain. Et au président de la république. Parce que demain, nous allons prendre la tête du cortège, mais peut-être qu’après on ira prendre la tête d’autre chose. Il faut que le président puisse écouter notre message, car c'est un message fort et qui doit passer et être entendu. Au nom de tous les quartiers populaires. Aujourd'hui, nous allons marcher pour mon frère, qui a été tué par des gendarmes, et pour tous les Adama Traoré de France, pour nos quartiers qui sont laissés à l’abandon et qui sont utilisés par ce système -l’Etat et ses institutions- pour faire passer des lois sans que nous n’ayons à aucun moment été entendus ou consultés. Lorsque des mesures antisociales sont prises, nous sommes les premiers concernés, sans que ceux qui votent ces lois ne se demandent qui va en pâtir. Tout ça c’est fini. Ces mesures sont aussi dirigées contre les soignants, les cheminots, les étudiants, les migrants, les sans-papiers. Tous ceux qui subissent la répression. Alors on va marcher ensemble. Ce que nous faisons avec le Comité Adama, c’est pour tout le monde qu’on le fait.

Votre position qui appelle à construire des alliances plutôt qu’à se fondre dans un ensemble au sein duquel vous seriez dépossédés d’une voix autonome, c’est aussi une leçon de dignité pour le mouvement social ?

Bien sûr. On se bat et on combat dans la dignité. Depuis le début. Depuis que nous luttons pour obtenir justice pour mon frère. Nous ne quémandons pas. Nous demandons juste ce qui nous est dû. Nous sommes dans un pays où nos droits, nos vies, ne sont pas respectés. La démocratie n’est pas respectée, ni la devise liberté-égalité-fraternité. Et tant qu’elle ne le sera pas, nous n’arrêterons pas. La mort de mon frère est la résultante de tout un système qui tue et qui organise l’impunité des responsables directs de sa mort. Mon frère -et tous les Adama Traoré de ce pays- ne sont pas considérés comme pouvant participer à la construction de ce pays, ni même à la construction de leurs propres vies. Quand la police, qui est le bras armé de ce système,  se rend dans les quartiers, elle les déshumanise, les tutoie, les frappe, les insulte et les tue.

Vous avez le sentiment qu’en France on ne lie pas justice sociale et question raciale, comme cela peut être le cas dans d’autres pays ?

Aux Etats-Unis on va parler de cause raciale et en France se cacher derrière la question sociale. Alors que l’une ne va pas sans l’autre. Bien évidemment il y a du racisme. Bien évidemment l'ensemble des classes populaires sont touchées de plein fouet par les politiques mises en œuvre depuis des années. Mais ce sont les habitants des quartiers populaires qui sont les premiers touchés, qui subissent les politiques de répression, les lois antisociales et antidémocratiques, dont personne ne veut. Nous ne voulons plus être la cinquième roue du carrosse. Ce n’est plus possible. Nous faisons partie de ce mouvement de protestation qui entend construire une autre France. Alors nous allons participer à sa construction. Car cela se fera avec nos propres voix, pas celles des autres.

Pourquoi dites-vous que vous êtes les premiers touchés par les politiques antisociales en ce qui concerne les services publics, le logement, l’école, etc. ? Comment cela se manifeste-t-il ?

Nos quartiers sont laissés à l’abandon. Les moyens nécessaires ne sont pas débloqués. Quand on voit l’état des écoles, le manque d’équipements pour cette jeunesse qui est l’avenir de la France, le travail devenu rare même pour ces jeunes qui sortent de l’école avec des diplômes, qui sont disqualifiés dès qu’on regarde leur adresse ou leur nom ou encore les services publics qui ferment d’année en année. Prenez les emplois d’avenir qui ont été supprimés. On nous jette en pâture ce type de mesures pour nous calmer mais cela ne perdure jamais. Il n’y a aucune construction derrière. Ce ne sont que des miettes que l’on nous accorde, mais il n’y a rien de constructif qui puisse donner des fruits. On laisse la jeunesse à l’abandon, d'où ce puissant mal-être dans les quartiers. Ce que je veux dénoncer avant tout, ce sont les violences policières. Lorsque nos frères ne sont même pas considérés comme des humains. Quand les policiers viennent dans nos quartiers, ils sont cagoulés comme s’ils allaient en zone de guerre. Il n’y a pas de dialogue, car ils portent des casques sur la tête. Nos frères sont tutoyés. On va les contrôler plus de cinq fois dans la journée. On va les frapper, les brutaliser, les violer, les tuer. Voilà comment ça se passe dans nos quartiers.

Il semble que votre combat à la tête du Comité Adama soit particulièrement dans le viseur du pouvoir...

Oui, il y a trois semaines, nous avons organisé un tournoi de boxe avec la championne du monde, Aya Cissoko. On nous a envoyé les militaires du plan vigipirate-sentinelle. C’est quelque chose d’extrêmement grave. Aujourd’hui, on en revient au temps des colonies, avec des militaires armés jusqu'aux dents qui viennent dans les quartiers, devant nos enfants, la jeunesse et les familles, lors d'un événement familial et bon enfant. Ce jour-là, les jeunes portaient des gants de boxe pour passer une agréable journée et on nous envoie des militaires. C’est extrêmement choquant.

Depuis 2016 et les violences qui ont émaillé le mouvement de contestation sociale, depuis Bure, depuis la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, pensez-vous que la violence policière devrait être l'élément de base pour fédérer l'ensemble des participants au mouvement social ? 

C’est ce que nous revendiquons aujourd’hui. Nous demandons le droit de vivre. On demande à ce qu’ils n’aient pas de droit de mort sur nos vies. Quand un jeune Noir ou Arabe, ou un Rrom -il ne faut pas oublier Angelo Garand tué de plusieurs balles dans une ferme par le GIGN parce qu'il n'avait pas réintégré sa cellule- sort dans la rue, il a plus de chances d’être interpellé et de se faire tuer. Mon frère a succombé à un plaquage ventral. Ce sont des techniques d’immobilisation qui sont interdites dans plusieurs pays européens et dans plusieurs Etats américains, mais qui continuent à être pratiquées en France alors qu’elles mènent à la mort. Et les premières personnes qui subissent ces techniques d’immobilisation, ce sont nos jeunes des quartiers, ceux qui n’ont pas la bonne couleur de peau. Il faut interdire ces techniques d’immobilisation.

Jean-Luc Mélenchon se réclame du peuple. Vous aussi vous en appelez au peuple pour faire la révolution. Mais parlez vous du même peuple ?

Nous, nous parlons d’un peuple qu’il faut respecter, qui a des droits qui doivent être appliqués. Un peuple qui ne subit pas la répression politique, un peuple qui ne subit pas les atteintes à la démocratie, un peuple dont la voix doit être entendue quand elle dit "non" et à qui on n’impose pas des lois dont il ne veut pas et à son détriment. C’est à tout cela que nous voulons dire "stop". Parce que plus on avance dans le temps, plus la répression s’intensifie, plus les personnes aux revenus les plus faibles sont touchées dans leur vie quotidienne, dans leur travail ou l’absence de travail. C’est dur aujourd’hui pour le peuple français. On veut du travail  pour la jeunesse et pour tout le monde, on veut un bon système de santé, avec des soignants qui soient considérés. C’est tout cela que nous demandons.

Pour vous les choses sont en train de s’aggraver sous Macron ?

J’ai l’impression qu’il vit dans un autre monde. Il est président de la république, mais… chez lui. Pas chez nous. Il n'est pas au service du peuple français qu’il n’entend pas. Il ne vit pas ce que son peuple vit, il n’essaie même pas de le comprendre. C’est vraiment le président des riches. Pas le nôtre. Pas celui des personnes aux revenus modestes qui n'ont que le minimum pour vivre. Et ça, ce n’est pas normal.

Vous qui êtes au-delà de la peur, avec ce que vous et votre famille avez déjà pu vivre, vous appelez les gens à dépasser la résignation et la peur ?

Chez nous, en tout cas, il n’y a pas de résignation. C’est fini depuis bien longtemps tout ça. Il faut que le peuple se lève et dise « non ». Il n’y a pas d’Etat sans peuple. Pas d'Etat sans les citoyens. Il faut que les gens puissent le comprendre. Comprendre que c’est nous qui décidons si un président doit le rester ou pas. Nous devons être conscients que nous pouvons renverser le système. Et qu'on peut le faire ensemble. Aujourd’hui, nous sommes très nombreux à ne pas être d’accord avec les politiques qui sont mises en œuvre en notre nom. Si nous sortons tous dans la rue nous pouvons devenir un mouvement très puissant.

En 1794, quand il y a eu la première abolition de l’esclavage aux Antilles, en Guadeloupe, bien avant 1848 et Victor Schoelcher, il y avait des sans-culottes noirs, comme Joseph Ignace ou Louis Delgrès. Est-ce que cela vous parle ?

Aujourd’hui, il nous est impossible de rester spectateur. On ne peut pas laisser à l'abandon cette histoire qui est derrière nous, que la France a caché au peuple, caché aux Français, et faire comme si cela n’existait pas. Des personnes sont mortes. On a arraché des populations entières à l’Afrique pour les réduire en esclavage aux Antilles. Des populations qu’on a mutilées, torturées, violées. Qu’on a frappées et tuées. Quand on parle de passeport, depuis quand cela existe-t-il ? Le passeport intérieur a servi à contrôler les esclaves. C’est à ce moment-là que la France va instaurer une pièce d’identité. Si les esclaves se déplaçaient sans, ils pouvaient être exécutés. Aujourd’hui, c’est ce qui se passe. Quand mon petit frère a été interpellé, il devait aller récupérer sa pièce d’identité, ce jour-là, à la mairie, mais n’en avait pas eu le temps. Quand il croise les gendarmes, le 19 juillet 2016, il décide de pédaler le plus vite possible sur son vélo car il sait quelles conséquences cela peut avoir. Aujourd’hui, si l'on n'a pas sa pièce d’identité, on peut être tué [c'est aussi ce qui a poussé Zyed, 17 ans, et Bouna, 15 ans, à se cacher dans un poste électrique où ils sont morts électrocutés ndlr]).

Qu’est-ce que vous attendez de la marche de demain ? Qu’est-ce qui en fera pour vous une réussite et que souhaitez-vous après ?

Que des alliances fortes se nouent. Que tout le monde prenne conscience que quand on se bat, qu’on participe à des mouvements sociaux, nous faisons tous face au même système de répression. C'est la même police violente qui va frapper pendant les manifestations et le même président qui fait passer des lois qui portent préjudice au peuple. C’est le même système pour tout le monde. Donc, aujourd’hui, nous devons construire de vraies alliances pour qu’on puisse avancer et être plus fort ensemble.

Propos recueillis par Véronique Valentino

Lire l'interview de Youcef Barkni, porte-parole du Comité Adama, dans Ballast.