L'axe Sud de Didier Ben Loulou
Didier Ben Loulou est un excellent photographe, doublé d'un remarquable écrivain, cf. "Chroniques de Jérusalem et d’ailleurs" publié chez Arnaud Bizalion. Une exaltation de la vie se fait jour avec les textes de cet ouvrage, en une réflexion constante, sur les rapports qu’entretiennent la vie et sa photographie.
« A force d’images, le danger est de ne plus toucher la vie qu’à travers elles, quand c’est le contraire qui devrait se produire »page 198….
plus loin, page 240 « Je dois de plus en plus chercher dans mes photographies la vibration de la vie, la sensualité, l’émotion, l’intime de l’événement au coeur des généralités… »
plus tôt page 84 « je n’ai jamais pu penser que la vie est de la boue, même dans les moments les plus difficiles, mais plutôt de l’or qu’il me faut affiner sans cesse. »
Combien de photographes, ont ce pouvoir de questionnement, cette appétence à s’approcher de leur question centrale, de sa lecture et de sa résonance, dans cette problématique du Voir, de l’apercevoir, d’entrer en eux, de traverser ce labyrinthe et d’affronter ce roi subsumé qu’est le Minotaure, le petit taureau, ce roi de lumière assombri qu’il faut accomplir à travers le combat avec soi même? En quelques points une version précédente du combat de Jacob et de l’Ange. Que l’on parle du point de vue du Mythe ou de celui plus moderne du Sens, deux types de rencontres sont possibles avec l’oeuvre de Didier Ben Loulou, que l’une soit en premier liée à la structure de sa sensibilité et à un certaine “mystique” issue, de la tradition du Livre ou qu’elle soit liée à sa culture littéraire et philosophique, plus moderne, à travers Camus, d’homme occidental, plus avant, d’une séduction pratique dune conscience husserlienne, ce combat sous-tend le champ de sa photographie dans un lien dialectique avec la vie.
« Je dois de plus en plus chercher dans mes photographies la vibration de la vie, la sensualité, l’émotion, l’intime de l’événement au coeur des généralités… »
De fait, de Paris à Jaffa, de Palerme à Barcelone, d’Athènes à Marseille, d'Égine à Jérusalem, Sud offre dans une distribution des pages, un jeu aléatoire de cartes en dehors de toute chronologie, un balancement d’espaces et de temps, un détour d’ombres et de lumières, de froissements de temps, de soleils jaunes, de mare crudele, de mer vineuse et redoutable, odysséenne, insistante et léthargique, dense et sombre, solaire, contraires. Un cheval antique, monté par un gamin, gadjo pasolinien, hante ces décors. Poussière de temps, cobalt, bâtiments usés, rues à l’abandon, s’offrent à ces lumières de l’Orient qui fait face, par delà le ciel, par delà la mer. Un rouge pourpré dit rouge hélios, symbole du sang et de la vie, fait vibrer l’image dans un contrepoint chromatique, le bleu du ciel, le bleu ultra marin s’image dans une chute de densité, valeur mystérieuse, mystique allant aux visages, aux corps, aux gestes, agrégeant la densité des corps. On dirait que le photographe image une passion, qu’il retrouve les temps anciens, ceux d’une légende, dans les paysages, ciel, vent, arbres, pierres, passes vers la mer, dans ces personnages venus de la rue, issus des villages, exhalés de l’épaisseur du temps, quand une mélancolie solaire le fait remonter à Pline, Hérode, Nazareth.
C’est un livre de couleurs, fait de temps décompensés, d’anamnèses provoquées, quand l’instant objectif fait surgir une poétique sensible et picturale, légendaire, active. Un pont sur la mémoire des pierres est jeté pour relier ce qui émane encore du sacré des Suds et ce que l’on peut en ressentir, avant toute disparition dans l’invisible.
La première photographie, le baiser des amoureux, Palerme, 2002, SUD, illustre la couverture, montre deux visages, pris en contre-plongée, glissants, lèvres contre lèvres, ( livre à livre,) dans un effleurement secret et chaste, presque religieux; une proposition au premier chef faite Image. Deux jeune gens, cheveux noirs, sur fond perdu bleu, se pressent l’un contre l’autre, lèvres jointes… Un ruissellement de sens fait l’Image douce, taille douce dirait le sculpteur, inscriptions des fraternités amoureuses, cœur de la photographie par conjonction. Ce qui lie et dé-lie, lit et dé-lit l’histoire aux plis du roman, du rêve, du réel, aux plis de l’anamnèse, certifie ce qui est en creux: l’évocation d’une altérité unie dans le reflet, réfractions, séduction des fusions sensuelles, des corps dans la passion… l’image devient une métaphore; le support d’un autre combat, et si l’ange avait ce visage idéel de soi, féminin. Et si, ce baiser ne faisait que sceller l’accord entre le divin de soi et soi, étranges amours de l’homme avec cette part divine qui l’accule au combat avec lui même, pour se délier des faux semblants et approcher un centre, le point central d’un cercle que toute navigation fait voyager en déplaçant l’horizon, sans pouvoir se soustraire au fait que le navigateur est toujours au centre de ce cercle, de son horizon.
Étranges attirances du Minotaure au devant du combat avec Thésée, qui doit accoucher de son statut de Héros après avoir accompli ce combat de lumières, nœuds de son évolution. Portera-t- il sa parole au devant de lui même, propitiatoire comme devant un paysage qui, à cette heure, se défait de son horizon : s’anoblit-il en se féminisant? s’unit-il à travers son contraire? , dépasse-t-il l’opposition binaire et retrouve-t-il, plus doué que jamais les dons déchus à Eden? Le mythe ne renseigne pas sur l’unité conquise, ni Thésée ou Jacob, ni sur ce baiser salvateur qui consacre l’union jointive et la transmutation de l’être qui s’unit.… Le livre file sous la main, la recherche de ce qui s’établit en tant que sens, essence, est devenu quête majeure…sortir des à- perçus, entrer dans la peau vive par la couleur et la forme, vaste raison qui éclaire toute peinture et pour partie, toute photographie de Didier Ben Loulou.
Tout le bonheur de la photographie de Didier Ben Loulou, est là, à s’éprendre de ce que ses yeux croisent et portent le sens vers une signification plus large, moins addictive à ce que nous pouvons identifier en premier; croiser le regard avec l’idée sous jacente qui organise les rapports de sens dans un au-delà de la pertinence de l’image. Il ne faut plus croire uniquement ce que l’on voit, doit-on se contenter d’une identification de la scène représentée, au premier coup d’oeil? La réponse que l’on peut concevoir se place dans un glissement du sens, de la sensualité de l’image – la photographie est sensible aux peaux, aux corps, aux affleurements- à une métaphore qui, au sens premier, veut dire transport, séduction; c’est à dire en tout premier, déplacement, donc, pour le photographe, Voyages…. et quels voyages!
Sur toute surface du monde, dans le don des évocations majeures, se construit le chant de l’image, acte de la puissance sourcée au vent paraclet. Tout n’est que songe et rêve déplacé en l’instant, couleurs obscures et dansantes, ombres murmurées aux signes enchanteurs, Didier Ben Loulou est un puissant conteur qui parle au delà de sa photographie par la naissance du jour.
Sud est un livre d’intentions et de croisements, et c’est bien là son inestimable valeur. Didier Ben Loulou fait voyager son lecteur à la fois sur les territoires qu’il parcourt à pied le plus souvent, dans ces pays du Sud de l’Europe, et plus intimement dans et par le langage de l’image, le déploiement littéral de l’imaginaire, le répertoire imagé des sensations, un portrait paradoxal de l’identité des Suds, fait à partir d’un embrasement de ce temps photographique, lui est devenu essentiel, comme il en fut de ces explorateurs, cherchant le passage du Nord-ouest.
Sud déploie tous les sujets de l’intimité sensible du photographe dans une lumière constante, toutes photographies, quatre vingt-dix en tout, alimentent ce principe du voir, ce qui fait image, est situé dans cet éternel présent de la notation de l’instant, des corps, des visages, des ruelles, des paysages qui sont entrés en lui, faisant sens, part du songe enamouré de la douceur, de ce qui est dolce en lui. Douceurs des Goudes à Marseille, douceurs des soirs d’Ajami, avec ses ombres, douceur des jambes de la petite fille à Jaffa, douceur des femmes au lavoir à Tanger, douceur des gerbes de blé en Cisjordanie. Ainsi, c’est par ces lumières chaudes des fins de journée, évoquant cette lumière dorée des mystiques, qu’il parfait cette poésie de l’instant élu, choisi. Le Sud voyage au Sud et remonte à sa source, Jérusalem, pour repartir dans une diaspora stellaire.
Quand Didier Ben Loulou écrit dans Chroniques de Jérusalem et d’ailleurs, « je n’ai jamais pu penser que la vie est de la boue, même dans les moments les plus difficiles, mais plutôt de l’or qu’il me faut affiner sans cesse. » c’est aussi à la lumière qu’il pense et, par elle, qu’il témoigne de cet éternel don fait par le soleil aux hommes, dans ce qui en filtre poétiquement, religieusement, culturellement.
Transmuter le plomb en or, puis l’affiner, autant dire revenir à une alchimie de l’âme, de la photographie, de sa picturalité dans l’usage de la couleur, matissienne, fauve, une légèreté dans la gravité à l’inverse du peintre qui a une sorte de gravité dans la légèreté, inversement des temps. Ce que nos yeux voient, le voient-ils vraiment? Ne faut-il pas voir avec le coeur? Cette vision issue du coeur dont Tiresias chez Sophocle offre une version antique, est portée à la fois par cette photographie lumineuse, au sens où elle éclaire de l’intérieur les événements qui se croisent à l’extérieur, souvent dans un proche lointain et témoignent à la fois de la fureur de vivre intensément sur ces chemins d’aube et d’intelligence, quand la sensibilité sémillante du photographe s’empare de ce qui l’entoure.
Tout le travail de réflexion intime, livré en toute sincérité, fait partie de sa dé-marche, de cette marche, à travers les impostures du visible, les traversées de l’ombre, pour se rapprocher de ce qui se perçoit au devant de soi, alentour. Didier Ben Loulou questionne sans cesse ce que le monde propose comme fausses réalités, comme faux semblants, parce qu’il écoute le bruissement des murs, celui des lettres, la voix du vent sur cette Mare Nostrum, berceau de notre civilisation occidentale. Le photographe scrute le temps de l’Histoire, légendes et religions, trouve, dans l’évocation, la pertinence des traces avouées d’un passé présent, ici les mêmes visages pauvres et burinés qui ont deux mille ans.
Lire Sud, dernier livre de Didier Ben Loulou et toute son oeuvre parue, c’est en fait se joindre à sa marche dans le berceau de cette civilisation qui sombre aujourd’hui devant la peur, tout en cherchant à restituer le merveilleux de ses origines, l’accord chaleureux d’une paix sans victoire. Sublimation.
Loin de toute culpabilité, l’auteur-photographe ose regarder en lui, par ces soleils toujours oubliés, cieux noirs de la mélancolie, ou cieux occultés de la Tragédie, Eden perdu, dont on peut encore ressentir le souffle perdu. Chez Didier Ben Loulou, est un retour acté à soi dans l’édification d’une conscience globale de soi, rénovée, en quelques sortes, simplifiée, et active, tournée vers l’Autre, prodigue de sens et de sensibilités, pour donner à voir, à travers sa main, comme à travers cet oeil cordial, toutes les dimensions de son approche.
Il faut voir dans sa photographie un combat salutaire qui construit une mémoire d’eidétique, cette fois, au sens husserlien, c’est à dire capable d’ atteindre le monde dans sa structure essentielle et invariable, en tant qu’idée, bien sur mais aussi en tant qu’image, pain de lumière et de contrastes, joies enluminées du temps, poésies constantes qui “ré-enchantent la vie, grâce au voyage, en quête d’un impossible ailleurs”, écrit il en quatrième de couverture de Sud.
D’un livre à l’autre, Didier écrit “Un vrai regard c’est une brèche à la surface monde et toujours une vraie promesse.”Chroniques de Jérusalem et d’ailleurs, qui pourrait, parmi les photographes, dire le contraire?
Pascal Therme le 22/05/18
SUD de Didier Ben Loulou, éditions de la Table Ronde
http://www.didierbenloulou.com/
éditeurhttps://www.librairieravy.fr/livre/13616544-sud-didier-ben-loulou-la-table-ronde