Coupe du monde en Russie : « Saransk, une ville oubliée par les dieux »
Oubliée par les dieux, Saransk ? Mais pas par Depardieu. Saransk est la capitale de la Mordovie et la plus petite ville à accueillir des matchs de la Coupe du monde de football. Deuxième étape de cette échappée russe par Maxence Peniguet, qui parcourt la douzaine de villes qui accueilleront les matches de cette 21e Coupe du monde de football qui se déroule en Russie du 14 juin au 15 juillet, enjeu plus diplomatique que sportif pour Vladimir Poutine.
Confier à n’importe quel Russe le désir de passer par Saransk, c’est à coup sûr voir l'incompréhension apparaître dans ces yeux. Car Saransk — et c’est vrai, en apparence au moins — n’a rien pour elle.
Trois cent mille habitants et Gérard Depardieu (c’est ici qu’il réside officiellement, rue de la démocratie...) n’en font pas une destination touristique. Le centre historique se résume à des constructions et rénovations qui sentent les années 90. Sur la place la plus imposante, Tysyacheletiya, ce qui ressemble à un centre commercial attend son ouverture prévue pour… le début de la Coupe du monde ? Question qui reste comme d’autres sans réponse, le « directorate » en charge de l’organisation de la compétition au niveau local n’ayant pas (encore) répondu à mes questions.
Sur cette même place, une fontaine fait le plaisir des enfants. Autour de celle-ci, des haut-parleurs crachent une musique tantôt pop-dance tantôt classique-Disney. Bref, il faut vite fuir. Sa sœur, la place Sovetskaïa, se charge de rattraper comme elle peut la catastrophe avec ses bâtiments administratifs d’époque et son Lénine.
Une région derrière Poutine
Ici, la vie semble suivre son cours sans se préoccuper du monde extérieur qui impose pourtant ses règles. « En principe, toute la région est derrière Poutine », m’avaient prévenu mes covoitureurs depuis Nijni Novgorod, précisant qu’il serait dur de trouver une quelconque opposition. Deux jours dans les rues de la ville n’ont pas pu prouver le contraire.
Heureusement, il y eut Alexander Shrek. Alexander, sa guitare et son masque de Shrek divertissent les passants sur la promenade devant la cathédrale Theodore Ushakov. Ils jouent et chantent, à leur manière, des classiques rock anglophones — la plupart du temps très appréciés du public, parfois détestés quand ce dernier se montre particulièrement patriote.
Alexander vient de terminer l’armée… enfin, pas tout à fait. « Après six mois, j’ai demandé à partir. Se lever à six heures, se coucher tôt, obéir à des ordres qui n’ont pas de sens, ce n’était pas pour moi », raconte le musicien. Sauf qu’on ne déserte pas si facilement. « Ils m’ont mis deux mois dans un genre d’endroit pour les psychos », explique Alexander. Dans cet établissement, deux catégories de patients : ceux qui, comme lui, attendent le départ — et les autres, de vrais souffrants. Mais le jeune homme de 20 ans se remémore malgré tout cette période avec bonheur : « C’était bien, on dormait, on mangeait, c’était mieux que l’armée. »
Aujourd’hui, Alexander a décroché une chance de devenir animateur radio. Il devrait passer des chansons et combler les blancs de quelques stations de la place. S’il ne risque pas de passer les morceaux qu’il joue dans la rue sur les ondes, pour lui, cela reste une chance. Car à Saransk… « on peut sentir la dépression. » Il trouve aussi que « la ville a été oubliée par les dieux. »
Dans cet endroit où rien ne bouge, les 300 millions de dollars investis pour la construction de la Mordovia Arena détonnent. Le stade peut accueillir autant de supporters (45 000) qu’à Nijni Novgorod, pour une population divisée par quatre. Afin de réduire le coût d’entretien après la compétition, entre 15 et 20 000 places devraient être détruites. Un mois avant le premier match, le gros œuvre est terminé — mais les accès et les alentours restent en chantier.
En ville, les rouleaux de gazons sont en cours de pose devant le Four Points by Sheraton — flambant neuf, comme son concurrent Mercure. L'hôtellerie, à Saransk, semble relever du défi — pour y faire face, un énorme complexe à l’architecture discutable devrait ouvrir bientôt derrière le stade.
Trois poissons soutiennent la Terre
On dit que la couleur de ce dernier a été choisie pour refléter les couleurs traditionnelles de la Mordovie. D’accord, peut-être — admettons. Toutefois, sur ce plan, il ne faut surtout pas passer à côté du Musée des beaux arts Erzia qui présente, outre une belle palette de tableaux, une impressionnante collection de sculptures de l’artiste mordve Stepan Erzia. Comme une belle coïncidence, un journaliste d'Arte Reportage était en tournage lors de ma visite. Sur nos écrans dans quelques mois, a-t-il dit.
Si Saransk arrive à présenter quelques œuvres d’art mordves, elle échoue à transmettre une histoire complète des peuples de Mordovie, les Mokchanes et les Erzianes. Cette population finno-ougrienne mérite mieux que le récent Musée national de la culture mordve, bien fait de l’extérieur, mais dont l’âme intérieure attend sûrement de nouvelles finitions pour se manifester.
Quitter Saransk est synonyme de soulagement. Je m’interroge, comme beaucoup de Russes, sur le parachutage de la Coupe du monde dans cette petite ville — ce qui, malgré les millions engloutis dans la construction du stade, ne peut être qu’une bonne chose. Jusqu’à Kazan, neuf heures de trains auront le loisir de me faire réfléchir sur le sujet.
Le voyage démarre d’ailleurs avec une jolie trouvaille. Au rayon des livres abandonnés de la gare, Mythologie Mordve (en français dans le texte), par Tatiana Deviatkina, me tombe dans les mains. De quoi combler le désir d’en savoir plus sur ce peuple. Et de conclure par un extrait :
Dans un chant mythologique erzia, on indique que soit la Terre est située sur un poisson blanc (grand esturgeon/beluga), soit sur trois poissons : esturgeon étoilé, esturgeon et grand esturgeon protégés par la déesse de la rivière Rava (Volga).
Ils nagent vers trois origines, trois abîmes afin de soutenir la Terre avec leurs dos : l'aîné des poissons nage à l’est, le poisson moyen vers le midi (probablement cela veut dire vers le centre de la Terre) et le plus jeune poisson à l’ouest vers le coucher du soleil (...). En se déplaçant vers des directions différentes, ils créent et préservent l’harmonie et l’équilibre dans le monde entier.
Maxence Peniguet, 17 mai 2018