à qui profitent les sondages en Russie ?
La température de l’opinion russe est prise par trois principaux instituts de sondages : le Centre Levada, le VTsIOM et le FOM. En cette période d’élection présidentielle, des voix critiquent les pratiques de ces organismes. Une correspondance de Maxence Peniguet à Moscou.
Dans un sondage effectué le 25 février par le centre russe FOM, 63,5 % des personnes interrogées déclaraient qu’en cas de participation à l’élection présidentielle du 18 mars prochain, elles voteraient pour le président actuel Vladimir Poutine. Du côté de l’institut VTsIOM, d’après des résultats de début mars, le pourcentage est de 69,7 %. Enfin, pour le Centre Levada, classé comme agent de l’étranger et ne pouvant à ce titre pas publier de résultats pendant la campagne, la cote de l’ancien chef du FSB atteignait 82 % d'opinions favorables en novembre 2017.
Voilà, vous êtes maintenant convaincus d’une chose : Vladimir Poutine est acclamé par son peuple. Rien de plus crédible, en effet, pour le démontrer au monde et aux Russes que l’utilisation de sondages, et, plus tard, du résultat des urnes. Mais pour certains, cela ne tient pas.
Les sondages, composante de la propagande d'État
Pour Lev Schlosberg, membre de l’assemblée régionale de Pskov (à la frontière estonienne) et membre du parti libéral Yabloko, “en Russie, au 21e siècle, la sociologie politique” incarnée par les sondages “a été chargée par les autorités de convaincre la société que le régime est bon et que tout (ou presque) va bien, et pour créer une illusion de soutien national au pouvoir en place pendant les élections”.
Dans une tribune publiée dans un journal local de Pskov, Lev Shlosberg explique la réticence des sondés à donner leur avis véritable au sein des sociétés autoritaires. Un argument repris par Thomas Campbell, traducteur et blogueur anglophone basé à Saint-Pétersbourg. Selon lui, le fait que les Russes aient historiquement vécu sous différents régimes autoritaires pousserait une grande partie d’entre eux à penser qu’il existe des bonnes et des mauvaises réponses à donner.
“Pour le dire franchement, ils [les sondages] posent tous la même question sans réponse : ‘Avez-vous arrêté de battre votre femme?’”, explique-t-il. Pour lui, les sondés sont soumis à une situation de double contrainte, “une situation face à laquelle peu importe la réponse, vous êtes foutu”.
“Bien qu'il n'y ait aucune preuve que ceux qui donnent de "mauvaises" réponses aux questions dans les sondages actuels en Russie subissent les conséquences de leur dissidence, il vaut mieux prévenir que guérir, surtout quand c'est un parfait inconnu qui vous pose ces questions bizarres. Peut-être qu'il ne vous a pas appelé par hasard ? Peut-être que son "sondage" est un test de votre loyauté ?”, écrit-il sur son blog, où il décortique à sa manière certains pans de la société russe à coups de billets bien sentis et de traductions d’articles publiés dans la presse indépendante.
La bonne réponse a déjà été donnée
D’autant que les personnes interrogées connaîtraient déjà les réponses aux questions. Il s’agirait ici d’une espèce de cercle vicieux, détaille Thomas Campbell : “La troïka [les trois instituts] a tendance à interroger les Russes sur des sujets qui viennent de faire l’objet d’une importante propagande à la télévision. Ce qui fait qu’un bon nombre de répondants a déjà été briefé pour répondre d’une certaine façon, générant une boucle qui ne bénéficie qu’au régime, qui souhaite avoir des sujets passifs, mais au courant du message.” Et pour vérifier que l’information est bien entrée dans les têtes, entreraient alors en jeu les sondages.
Quant à l’impact que ces derniers ont sur les citoyens, Lev Scholsberg pense que “ceux qui ne sont pas d’accord avec les autorités et qui n’ont pas d’expérience politique imaginent alors qu’ils appartiennent à une minorité notoire et désespérée”, leur enlevant ainsi toute envie de participer à la vie publique du pays.
En même temps, avertit-il, “le gouvernement ne sait plus ce que pense la société. (...) En l’absence de sondages honnêtes”, autorités et citoyens se retrouvent aveugles. Et, illustre-t-il, “Dieu seul sait où mène la route quand personne ne peut la voir.”
Contactés, le Centre Levada, le FOM et le VTsIOM n’ont pas donné suite à nos demandes d’entretien à parution de cet article.
Maxence Peniguet, à Moscou, le 8 mars 2018