En Europe, c'est le nouveau malheur des hommes que d'être sourds face à ceux qui témoignent : l'exemple kurde
Vous connaissez cette phrase de Camus, quand il disait que mal nommer les choses ajoutait au malheur des hommes. Ils sont pourtant de plus en plus nombreux dans nos villes, ceux qui ont fui les persécutions et nomment précisément la fabrication du malheur en Turquie. Pourquoi n'entend-on pas leurs voix ?
Ils nomment pour échapper au malheur de garder le silence quand le cœur d'Istanbul et le cœur d'Ankara, le cœur de Gaziantep et même le cœur d'une petite ville comme Iğdır, sont maintenant des cellules isolées, dans les sous-sols des commissariats de police, où des pères de famille et des femmes enceintes, des lycéens se font torturer jour après jour ?
Ils sont devenus si nombreux dans nos villes, les exilés d'un aussi grand malheur qui racontent dans le vide. Pourquoi personne n'écoute ? Istanbul est devenue pire qu'un cauchemar policier où les prisons redessinent des trous noirs à sa périphérie, des gouffres où basculent des vies de famille d'un coup persécutées comme les ennemis publics d'un Etat devenu délirant. La véritable cartographie de la répression politique en Turquie invente une martyrologie terrifiante où on peut perdre le nord. Nos journaux le racontent, le grand malheur des hommes et des femmes en Turquie, mais on dirait que nous ne savons même plus lire. Que ces récits ne nous concernent pas.
Pourtant ils sont nombreux, les journalistes qui ont trouvé refuge en Allemagne, en Grèce et en France. Ils continuent d'écrire, reliés à ceux qu'ils ont quittés, leurs femmes et leurs maris dont les passeports ont été confisqués, prisonniers et otages en Turquie. Leur courage est immense et ils refusent, eux aussi, de mal nommer les choses. Ils utilisent le mot «Fascisme» et nous n'entendons pas. En Europe, c'est le nouveau malheur des hommes que d'être sourds face à ceux qui témoignent. Si la Turquie est fasciste, l'Europe est complice du fascisme. Si l'AK Parti qui organise le fascisme en Turquie peut s'appuyer sur notre refus de dire Non, envoyer ses assassins tuer à Paris, à Athènes et à Berlin les opposants qui ont combattu ce fascisme à sa source, alors nous sommes morts.
Si nous ne devenons pas les combattants antifascistes à l'intérieur de nos propres existences, dans les grandes villes d'Europe où les métastases des fascismes au pouvoir en Turquie et en Syrie étendent leur emprise, c'est que nous sommes déjà morts. Sourds et aveugles, incapables de résister au malheur politique. Et nos enfants aussi sont atteints par la mort. Encore innocents mais déjà malades de la mort, contaminés par la terreur qui s'invente aujourd'hui à Damas autant qu'à Ankara. Sous nos yeux.
Tieri Briet
Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il a grandi à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu voyageur-ferrailleur pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Il écrit pour la Revue des ressources, Ballast et L'Autre Quotidien en continuant d'explorer la Bosnie, le Kosovo et l'Albanie pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».
Blog perso : Un cahier rouge