"La bannière de Staline" - Les élections russes, par André Markowicz
Décidément, je ne quitte pas la Russie. Trois signes, trois faits, d’ordre, on pourrait croire, très différent, pris dans l’actualité russe telle qu’elle me parvient sur internet. Trois signes qui, pris ensemble, me paraissent très clairs.
— Le 19 décembre dernier, le directeur du FSB (le nouveau nom du KGB), Alexandre Bortnikov, donnait une longue interview à la « Rossiïskaïa Gazeta », qui est l’organe officiel du gouvernement de la Fédération de Russie, à l’occasion du centenaire de la création de la Tchéka. Je n’ai pas l’impression que le directeur du FSB donne beaucoup d’interviews. Là, il refaisait l’historique des services de la sécurité intérieure en Russie et en URSS, et affirmait : « La destruction de la Russie reste pour quelques-uns une idée fixe. Notre devoir est de contrecarrer ces plans ». L’idée du président actuel du FSB, — qui revendique l’appellation de « tchékiste » — est que, face à une menace constante, tant extérieure qu’intérieure, le service de la sécurité intérieure est toujours resté au service du peuple, et que, s’il y a eu des erreurs en 1937-38, sous la direction de Iéjov, Lavrenti Béria a redressé la situation et les répressions staliniennes ont dès lors touché des personnes qui étaient, dans l’ensemble, des coupables. Dès lors, pour l’organe officiel de la Fédération de Russie, il devient injuste de parler de « terreur », ou de remettre en cause la terreur stalinienne en tant que telle : la répression a été justifiée.
Ces déclarations ont suscité quelques protestations, évidemment, mais Bortnikov n’est pas revenu dessus et ni Poutine ni aucun membre de son gouvernement n’ont fait aucune déclaration pour le démentir ou soutenir un autre point de vue. Il faut donc conclure qu’il s’agit de la nouvelle position officielle de la Russie. —
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Un autre fait. — Il y a un film anglais (basé sur une bande dessinée française) qui s’appelle « La mort de Staline », — sujet traité, visiblement, sur le mode grotesque. Je n’ai pas vu le film, j’ai vu le « trailer » et, bon, je n’ai pas l’impression que ce soit un chef-d’œuvre de l’art gothique, mais voilà : il est sorti dans le monde entier, — et il devait aussi sortir en Russie. Il ne sortira pas, parce que le ministre de la Culture, Vladimir Médinski, y a vu un sarcasme contre l’histoire du pays, contre le pays tout entier, contre son peuple, contre ses dirigeants. Ce film a été l’objet d’un débat à la Douma (à l’Assemblée nationale russe), parce que les députés ont eu le droit de le voir, et tous ont déclaré que ce film était détestable. Parce qu’il représentait les dirigeants soviétiques sous un jour sordide, « sans aucun héros positif ». Et le débat autour de ce film a donné lieu à une proposition faite par une députée qui n’est pas officiellement du parti du Poutine, mais qui le soutient, « La Russie juste ». Face à des « diversions » (le terme est soviétique et militaire), il faut créer un « comité de morale », qui devra décider de ce qui est acceptable pour la population et de ce qui ne l’est pas — ce qui peut être montré, et ce qui ne le peut pas. Il s’agit, selon les mots de cette députée, Eléna Drapéko, de « vivre dans les conditions de la guerre de l’information ». Il s’agit aussi, tant qu’à faire, de dénoncer la guerre intérieure menée par les étrangers contre la Fédération de Russie : les salles de cinéma, dit-elle, sont massivement la propriété de firmes occidentales. Occidentales, — donc, antirusses. « Aujourd’hui, quand les provocations se succèdent, nous devons réfléchir et limiter la possibilité de la diffusion d’une information qui met en danger la moralité et la sécurité de notre pays » dit cette ancienne actrice (elle a joué dans une trentaine de films).
La moralité, et la sécurité. Les deux ensemble.
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Et puis, un troisième petit fait. Deux hommes en sont venus aux mains, en direct, dans une émission de radio qui avait pour thème le sujet suivant : « Le stalinisme est-il une maladie ? ». Le journaliste Nikolaï Svanidzé, auteur d’un grand nombre d’émissions et de documentaires critiques sur la période soviétique et sur le stalinisme, a été poussé à bout par son interlocuteur Maxime Chevtchenko, un homme qui appartient à ce qu’on appelle en Russie « le Front de gauche », c’est-à-dire le Parti communiste de la Fédération de Russie. Chevtchenko, sans le laisser parler, et s’exprimant lui-même avec une grande violence, affirmait qu’il n’y avait eu, finalement, « que » 600.000 personnes fusillées pendant la période soviétique, et que toutes les autres accusations à l’encontre de Staline étaient infondées. — Ces chiffres étaient ceux-là même qu’avait donnés Bortnikov un mois plus tôt. Et puis, disait Chevtchkenko, c’est sous la bannière de Staline, ou plutôt grâce au nom de Staline que le peuple soviétique avait battu les nazis, et donc, toute attaque contre Staline était un acte qui était non seulement « antipatriotique », mais « un crachat sur la tombe des soldats ».
Il n’y a plus de collectivisation, plus de famines provoquées, plus de Goulag — non. Pas de déportations de populations entières, pas de martyre des soldats prisonniers abandonnés à leur sort et envoyés en Sibérie s’ils avaient eu la chance de survivre aux nazis. Rien. C’est Staline qui a sauvé l’URSS.
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Il disait cela tranquillement. Ou plutôt, non, justement, pas tranquillement du tout : il le disait avec une grande assurance, une violence extrême, une espèce de rage, et qui n’était pas seulement son fanatisme à lui. C’était le fanatisme — il faut bien le dire — de toute la classe politique russe officielle, le fanatisme de la Douma contre « La Mort de Staline ». C’était dit dans un climat de guerre. — Face à l’agression « étrangère », face aux sanctions occidentales, face à l’exclusion de l’équipe russe des Jeux olympiques (tout cela dans le même panier — comme si le dopage à l’échelle nationale n’avait pas été prouvé), la bannière, aujourd’hui, c’est la grandeur de la Russie éternelle, — celle de Nicolas Ier et celle de Staline, indifféremment. La grandeur d’un pouvoir fort et sans partage — un pouvoir pour lequel toute opposition intérieure est une atteinte à la sécurité nationale en temps de guerre.
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En mars 2018, Vladimir Poutine sera donc réélu. — On pourrait croire qu’il s’agira juste d’un prolongement de ses mandats précédents. Et, certes, oui, bien sûr. Mais il y a une grande différence : cette fois, il n’est le candidat d’aucun parti. Il se présente, théoriquement, tout seul. Il est le candidat d’une Russie unique, uniforme, sans aucune opposition réelle. Et puis, au cours d’une conférence de presse, alors qu’il parlait devant ses comités de réélection, il a dit quelque chose qui m’a frappé : il s’agira pour lui de donner un « tournant décisif » à sa politique. De faire qu’il n’y ait plus, — je ne cite pas, je résume,— de retour en arrière possible,
« même si des obstacles imprévus se présentent ». Quels obstacles ? Quel tournant décisif ? Cela n’était pas dit, évidemment.
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Ce qui est sûr, c’est que le nouveau mandat de Poutine sera celui d’un nouvel organe de répression intérieure, ce qu’on appelle « la Garde nationale de Russie », — une force militaire et policière dépendant directement du Président, et dont l’emblème est en lui-même impressionnant : l’aigle impérial sur fond rouge (donc, sur fond soviétique).
Qu’on me comprenne bien : je ne dis pas que Poutine est un nouveau Staline, — même si le culte de la personnalité de Poutine a tendance à se renforcer de semaine en semaine, et si le film de Vladimir Soloviev dont j’ai parlé dans mon avant-dernière chronique est tout à fait révélateur de la nécessité qu’éprouve Poutine lui-même de se faire flagorner. Ce que je dis, c’est que le pouvoir russe revendique dorénavant tous les pouvoirs « forts » de l’histoire de la Russie, y compris le pouvoir de Staline. Et qu’il le fait dans un climat de peur, de paranoïa et de haine pour tout ce qui n’est pas Russe.
André Markowicz, le 2 février