L'AUTRE QUOTIDIEN

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Bure comme révélateur du délire des nucléocrates français

Hier, 500 gendarmes ont procédé à l'évacuation du bois Lejuc, situé près du village de Bure, à la limite de la Meuse et de la Haute-Marne, où le gouvernement prévoit d'enfouir des déchets nucléaires à 500 mètres de profondeur. Une décision qui pourrait bien conduire à l'installation d'une vraie ZAD sur place, selon les opposants sur place, qui dénoncent des risques à très long terme.

"Le bois est libéré, il n'y a plus d'occupants", claironnait hier en fin de journée la préfète de la Marne, Muriel Nguyen, à la fin d'une évacuation du bois Lejuc, qui a monopolisé 500 gendarmes armés jusqu'aux dents. "On ne s'y attendait vraiment pas, nous n'étions pas du tout préparés à ça", expliquait hier après-midi Juliette Geoffrey, porte-parole du Cedra, le comité contre l'enfouissement des déchets radioactifs, alors que l'évacuation était en cours depuis 6h15 du matin. "Nous redoutions bien une évacuation mais pas avant la fin de la trêve hivernale et l'épuisement des recours juridiques", explique la porte-parole de ce collectif d'opposants. D'autant que l'évacuation du bois Lejuc a été ordonnée à la veille de la visite de sur place de Sébastien Lecornu, secrétaire d'Etat auprès du ministre de la transition écologique et solidaire, qui devait recevoir ce vendredi les opposants au projet Cigéo (centre industriel de stockage géologique)

Conséquence immédiate, les associations ont décidé hier soir de boycotter la rencontre prévue ce vendredi. Jean-Marc Fleury, président de l'Eodra, qui réunit les élus de la région opposés au projet de poubelle nucléaire, ne décolère pas : "Le secrétaire d'état nous dit mercredi 'je viens vous entendre' et jeudi matin il envoie 500 gendarmes expulser la dizaine de personnes installées dans le bois Lejuc. C'est une décision à la fois ridicule et dégueulasse". Pour Jacques Leray, membre du Cedra (comité contre l'enfouissement des déchets radioactifs, "le ministre de l'Intérieur a voulu montrer ses muscles à bon compte, en déployant 500 gendarmes mobiles contre une poignée de résistants, en plein hiver, qui sont maintenant privés de domicile". Gérard Collomb avait en effet déclaré "nous ne voulons plus qu'il y ait en France des lieux qui soient des lieux de non-droit", confirmant que l'évacuation du bois Lejuc était en cours dans la matinée du jeudi 22 février.

Quelques cinq escadrons de gendarmes ont donc été réquisitionnés pour évacuer la quinzaine de "hiboux" et "chouettes" du bois Lejuc, comme se sont baptisés les opposants qui ont investis ce bois communal et qui portent des masques d'oiseaux. Ces derniers s'étaient installés dans des cabanes construites au sommet des arbres, parfois jusqu'à 20 mètres du sol. L'évacuation, achevée à 17 h, selon la préfecture, s'est appuyée sur une décision du tribunal de grande instance de Bar-le-Duc qui remonte au 26 avril 2017. Mais elle a été menée en pleine trêve hivernale. Selon Jacques Leray, ancien maire de Beurville, une commune voisine de Haute-Marne, des plaintes pourraient être déposées contre cette décision d’expulsion. Pour justifier la décision gouvernementale, le porte-parole du ministère de l'Intérieur prétend lui, que "le bois était occupé, mais pas habité". "Les occupants ne restaient pas à temps plein, ils se relayaient et puis il n'y a pas de bâtiments en dur, c'est pour ça que juridiquement la zone n'est pas habitée", expliquait hier Frédéric de Lanouvelle à un reporter de France télévision

C'est en effet la crainte de voir installée une maison imposante dans le bois Lejuc -un don de militants dijonnais- à l'occasion d'un rassemblement prévu à Bure les 3 et 4 mars prochain, qui aurait motivé cette décision brutale. La maison en question aurait été détruite par les gendarmes, ce qui pourrait déboucher sur une autre plainte pour destruction volontaire des biens d'autrui. Mais, pour Jean-Marc Fleury, il ne s'agit que d'un prétexte. Par ailleurs, alors que des gendarmes procédaient à l'expulsion des habitants du bois, d'autres, armés jusqu'aux dents, perquisitionnaient à coup de bélier, en fin de matinée, la maison de la résistance, installée au centre de Bure. "C'était ultra-violent", a témoigné Sylvain, un opposant présent lors de cette opération de police. Là encore, les propriétaires de la maison de la résistance, qui appartient au réseau Sortir du nucléaire et au collectif Bure zone libre, devraient déposer plainte pour violation de domicile.

Tout comme Jacques Leray, Jean-Marc Fleury se demande comment l'Etat peut justifier cette opération de grande ampleur, alors que le statut du bois Lejuc fait débat. Le bois Lejuc, où doivent être installées les cheminées d'aération du projet Cigéo, a en effet été cédé à l'Andra (l'agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) par le conseil municipal de Mandres-en-Barrois, en échange d'une autre forêt. Pas vraiment une affaire pour la commune, car le bois Lejuc est constitué de bois nobles, ce qui n'est pas le cas de la forêt cédée en échange, qui ne serait en outre pas exploitable. Par ailleurs, l'ANDRA a déjà été condamnée pour avoir entrepris illégalement des travaux et érigé un mur sur le site. Quant aux conditions de cession, elles font également l'objet d'un recours.

Pour Jean-Marc Fleury, la délibération adoptée le 2 juillet 2015 par le conseil municipal de Mandres était illégale car plusieurs élus sont soupçonnés de conflits d'intérêt. Certains auraient des proches travaillant pour l'ANDRA ou seraient propriétaires de parcelles qu'ils ont vendues à l'agence et auraient aussi obtenu la cession de baux de chasse, un privilège envié dans cette région où la chasse est une activité très prisée. Le tribunal administratif avait d'ailleurs annulé la délibération litigieuse le 28 février 2017. Et le 18 mai 2017, le conseil municipal a organisé un nouveau vote, cette fois à bulletins secrets, dans une ambiance extrêmement tendue. Par six voix contre cinq, le conseil municipal a de nouveau approuvé la cession du bois Lejuc à l'Andra.

Pour Jean-Marc Fleury, membre de l'association des élus meusiens, le doute sur le bien-fondé du projet Cigeo s'est installé dès les années 1990. "Le conseil général nous a envoyé une lettre en 1995, nous invitant à poser des questions sur le projet Cigeo. J'ai donc fait part de mon incertitude sur le bien-fondé de ce projet et, à part me classer parmi les opposants déclarés, aucune réponse sérieuse n'a été apportée à mes questions". Depuis, les élus contestant le projet Cidéo ont fondé l'Eodra. Pour cet élu de la commune lorraine de Gondrecourt-le-Château, l'évacuation musclée du Bois Lejuc est une erreur de la part du gouvernement. "S'ils veulent l'installation d'une vraie ZAD, qu'ils continuent comme cela", pointe le président de l'Eodra, qui juge que le gouvernement est en train de cristalliser une opposition nationale sur la question de l'enfouissement des déchets. "Il y a eu près de 70 rassemblements devant les préfectures et les comités de soutien se multiplient" note l'élu EELV. 

D'autres points sont également litigieux. Les communes concernées auraient été copieusement arrosées par les GIP (groupements d'intérêt public qui versent des subventions à 212 collectivités de Meuse et Haute-Marne. Selon le réseau Sortir du nucléaire, ces aides se monteraient à 60 millions d'euros par an pour les 212 communes concernées. Une façon d'endormir les réserves concernant le projet Cigeo. Le laboratoire souterrain de l'Andra, installé depuis 2000, un réseau de galeries souterraines localisé sous le territoire des communes de Bure (Meuse) et Saudron (Haute-Marne), doit en effet être aménagé pour accueillir les déchets nucléaires les plus radioactifs ou "à vie longue" du parc nucléaire français.

Le site de Bure serait particulièrement adapté en raison de son terrain argileux. Pour les opposants, l'intérêt de Bure tient surtout au fait que le village ne compte que 90 habitants et que la mobilisation dans cette région désertée y est difficile. D'où la stratégie qui a consisté pour de nombreux militants à acheter des terres et des maisons sur place afin d'avoir voix au chapitre. Mais le point le plus critique reste l'absence de garanties de sécurité. Non seulement, il faudrait assurer le transport sur place de fûts radioactifs avec tous les risques que cela comporte, mais en plus, l'argument de la réversibilité est sérieusement mis en doute. Si rien n'est fait pour stopper ce projet de déchetterie nucléaire, les premiers fûts radioactifs pourraient être installés sur place dès 2030 pour une durée de dangerosité officiellement estimée à... 100 000 ans !

Selon France nature environnement, "la surface de cette poubelle nucléaire représente plus de 2 fois celle de la ville de Paris. Les galeries desserviraient des alvéoles horizontales de plusieurs centaines de mètres au sein d’une couche d’argile censée ralentir la diffusion de la radioactivité vers la surface au cours des millénaires. 108 000 m3 de déchets radioactifs dits "à haute activité" et "à moyenne activité à vie longue" (HA & MA-VL) y seraient enfouis". Soit l'équivalent d'environ 43 piscines olympiques de 2 m de profondeur. Si les déchets visés par le projet ne représentent pour l'heure « que » 4 % du volume total de ceux issus des réacteurs nucléaires français, ils concentrent à eux seuls 99,9 % de leur radioactivité. Soit près de près de 100 fois la radioactivité dispersée par l'accident de Tchernobyl.

Véronique Valentino