Ahmet Altan : "Erdoğan et l’AKP ont réussi l'exploit d'arracher la Turquie au monde civilisé"
La plaidoirie des écrivains et journalistes Ahmet et Mehmet Altan devant leur juge, face à ce procureur aux ordres qui les accuse d’avoir aidé les auteurs du coup d’État de juillet 2016, était attendue. L’ONG P24 (1) a eu la bonne idée de les traduire en anglais et j’ai essayé, à mon tour, d’en traduire certaines pages en français, qui permettent d’imaginer plus précisément dans quel duel les écrivains et journalistes s’engagent face à l’État. Un duel où c’est leur vie qu’ils risquent, où c’est leur famille qui est détruite, au fil des mois, puisqu’on dit ici que la peine de mort sera bientôt rétablie en Turquie. Les mots d’Ahmet Altan portent une violence implacable et nécessaire. Et le courage qu’il fallait pour accuser l’État d’être devenu criminel, c’est celui d’un homme qui est aussi haï par une grande partie de la gauche turque.
*** Peut-on infléchir avec des mots, ou un raisonnement, les décisions d'une justice aux ordres ? Ahmet Altan et son frère, Mehmet, ont finalement été condamnés à la prison à perpétuité pour terrorisme et soutien à un coup d'état. Il est temps que l'AKP au pouvoir en Turquie cesse ce Grand-Guignol où c'est la peau des meilleurs écrivains turcs, entre autres, qui risque d'y rester. Si nous aimons la littérature, apprenons à défendre les écrivains face aux nouveaux fascismes qui nous imposent leur terreur.
« Les généraux aux commandes de l’appareil d’État avaient cherché à arracher la Turquie au monde civilisé. Aujourd’hui, Erdoğan et l’AKP viennent de réussir cet exploit.
Les pachas avaient tenté de supprimer la loi et la justice. C’est exactement ce qui a lieu aujourd’hui.
Les pachas essayaient de jeter en prison tous les dissidents et tous les démocrates. Aujourd’hui c’est chose faite.
Les pachas avaient la volonté de contrôler tous les médias. Aujourd’hui c’est enfin arrivé.
Dois-je continuer ?
En quoi établir ces faits et parler de similitudes aurait à voir avec des actes criminels et le coup d’État ?
En quoi parler contre le retour aux jours de contrôle militaire pourrait être vu comme un soutien au coup d’État militaire ?
Dans la même logique, le procureur a aussi comptabilisé chaque fois que j’ai prononcé le mot « Erdoğan » dans mon allocution.
Pourquoi ?
Parce qu’il veut vous dire que je critique Erdoğan et que par conséquent je devrais être en prison.
Là, vous avez la loi de la nouvelle ère :
« Vous ne pouvez pas critiquer Erdoğan. Si vous le critiquez vous serez envoyé en prison.»
Je critique Erdoğan et vous m’avez jeté en prison.
Ce n’est pas le règne de la loi.
Qu’est-ce que c’est ?
C’est le règne de la loi de facto qui approuve un présidentialisme de facto.
C’est un acte criminel commis au nom de la loi.
Ce n’est pas parce que je suis un criminel que je suis en prison. Je suis en prison parce qu’un État de droit criminel est au pouvoir.
De telles choses arrivent. Vous êtes jeté en prison parce que vous défendez la loi et que vous avez raison. Et le coupable peut se déguiser de lui-même en procureur.
Mais personne ne devrait s’alarmer ou s’effrayer. Ça ne sera pas très long. Un jour le droit se réveillera.
Maintenant je veux vous lire une phrase de mon discours que le procureur n’a pas citée en lettres capitales :
« Ils parlent de ça comme si Erdoğan était là pour rester toute sa vie. Erdoğan sera parti dans deux ans. Les élections approchent, personne ne peut savoir ce qui arrivera d’ici deux ans pendant les élections.»
Vous avez sûrement compris pourquoi le procureur n’a pas cité cette phrase en lettres capitales.
L’homme dont il prétend « qu’il avait connaissance qu’un coup d’État aurait lieu le lendemain » évoque Erdoğan quittant le pouvoir après avoir perdu les élections dans deux ans.
Comment un homme sachant qu’un coup d’État doit avoir lieu dans les prochains jours peut-il envoyer un « message subliminal » au sujet de ce coup d’État en parlant de l’éviction d’Erdoğan à l’occasion des élections deux ans plus tard.
Est-ce un crime de dire qu’un homme politique sera évincé au moment des élections ?
De quel crime s’agit-il ?
Sans compter que je pense exactement la même chose aujourd’hui.
Erdoğan sera évincé par des élections.
Il n’y a pas besoin de coup d’État pour en finir avec Erdoğan. La police d’Erdoğan prépare déjà son départ.
C’est comme une blague de Nasreddin Hodja (2).»
Et puis il y aussi des questions dans la plaidoirie d’Ahmet Altan, beaucoup de questions qui resteront sans réponse, comme celle-ci :
« La guerre civile est terrifiante.
Est-ce un crime de dire ça ?»
Et sa conclusion :
«Dans un de ses romans, John Fowles a écrit qu’il n’y a pas un seul juge dans le monde qui ne soit jugé à partir de ses propres décisions.
C’est vrai.
Tous les juges sont jugés à partir de leurs propres décisions.
Vous aussi serez jugés à partir de vos propres décisions.
En fonction de la manière dont vous voulez être jugés, à partir du genre de verdict que vous voudriez pour vous-même, en fonction du souvenir que vous voudriez laisser de vous-même, vous devez juger en conséquence.
Parce que vous êtes celui qui sera jugé.
Merci pour votre temps et votre patience.»
Ahmet Altan, emprisonné à la prison de Silivri depuis septembre 2016.
(1) P24 est une ONG créée par des journalistes turcs pour défendre l’indépendance et la liberté de la presse en Turquie. Face à l’emprisonnement de plus de 160 journalistes, le travail de P24 est devenu essentiel. Aujourd’hui, ils sont en première ligne pour défendre Ahmet Altan, romancier et journaliste, et son frère Mehmet Altan, professeur d’économie et auteur d’essais politiques. L’un comme l’autre comparaissent aujourd’hui au palais de justice de Çağlayan. Ils risquent la perpétuité multipliée par trois, un peu comme une tumeur incurable de l’injustice d’Etat.
(2) Nasr Eddin Hodja, parfois orthographié Nasreddin ou Nasreddine, est un personnage mythique de la culture musulmane, philosophe d’origine turque, né en 1208 à Sivrihisar et mort en 1284 à Akşehir.
(3) A lire, ce court texte d'Ahmet Altan sur son emprisonnement : ‘The Writer’s Paradox’
Tieri Briet, le 21 février 2018
Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il a grandi à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui au fond de la Camargue, avec une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu voyageur-ferrailleur pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Il écrit pour la Revue des ressources, Ballast et L'Autre Quotidien en continuant d'explorer la Bosnie, le Kosovo et l'Albanie pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».
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