Le gouvernement turc met à prix la tête du journaliste belge Bahar Kimyongur : on fait quoi ?
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan offre une prime pour la capture d'un citoyen belge*, journaliste opposé à son régime. L'Europe ne peut plus fermer les yeux devant la dérive totalitaire de ce régime turc qui fait régner de plus en plus la terreur hors de ses frontières !
Il semble qu’il ne se passe pas une semaine sans qu’Erdogan ne dépasse toutes les limites de l’ignominie.
Aujourd’hui, le gouvernement turc met à prix la tête de Bahar Kimyongur, citoyen belge et militant des droits l’Homme. Il propose pas moins de 214.000 euros à ceux qui lui fourniront des renseignements pour sa mise "hors d’état de nuire". Bahar ne vit pas dans la clandestinité. Nul besoin de rechercher des renseignements. Son adresse est connue, ses activité également. Toutes les procédures d’extradition lancées par la Turquie ont échoué.
Le prix proposé est donc une vraie prime pour un opposant "mort ou vif". On se croirait dans un western.
Pourtant c’est loin d’être drôle. Surtout si l’on se rappelle que les services secrets turcs assassinent à Paris (1), tentent d’assassiner à Bruxelles (2) et recrutent des dizaines de milliers d’informateurs en Europe (3).
Pourtant Erdogan peut compter sur un silence complice.
Est-ce que la violence des propos du dictateur turc paralyse tout courage ?
Ou bien sommes-nous confrontés au sordide calcul politique de gouvernements qui croient pouvoir tirer un avantage de toute situation, même celles qui hypothèquent l'avenir ?
Tant que les atrocités d'Erdogan restaient limitées à la Turquie, nos dirigeants s'abritaient derrière l'idée qu'il s'agissait d'une affaire exclusivement interne à ce pays.
Pourtant, si les médias parlent un peu des milliers de journalistes, élus politiques, professeurs, écrivains emprisonnés, ils ne décrivent pas entièrement l'horreur et le climat de terreur imposés en Turquie depuis la mise en place de l'état d'urgence.
Des centaines de civils ont été encerclés et massacrés par l'armée turque dans les zones de “couvre-feu”.
Le gouvernement turc a mis en place un système de délation anonyme et rémunérée (4).
Aujourd'hui un décret du président ayant force de loi (décret n°6965) permet à n'importe quel turc de tuer n'importe quel autre citoyen de son pays s'il estime que ce dernier est un terroriste, sans risquer d'être inquiété. Vu la définition particulièrement fantasque du terrorisme au pays d'Erdogan, autant dire que vous pouvez tuer n'importe qui qui aurait dit n'importe quoi.
Pour rappel, sont poursuivis pour terrorisme les intellectuels qui ont signé un appel à la paix, les membres d’Amnesty International, les avocats, les juges, les professeurs ... En résumé, toute personne soupçonnée de ne pas vouer une admiration sans borne au sultan.
Mais cela fait bien longtemps que le règne de terreur d'Erdogan ne se limite plus à l'intérieur de ses frontières. Il s'emploie à déstabiliser les pays voisins depuis des années, sans être inquiété.
Les Chancelleries occidentales ont continué à se taire lorsqu'elles ont eu les preuves (6) que la Turquie finançait Daesh, Al Qaida et sa branche syrienne Al Nosra. Elles ont fermé les yeux sur le passage d'armes à la frontière turco-syrienne effectué par les services secrets turcs directement pour le compte d'Al Nosra (7). Elles n'ont rien dit sur le trafic de pétrole transitant de Syrie vers la Turquie (8), qui a fourni aux djihadistes les pétrodollars nécessaires à leur sale guerre.
Aujourd'hui, nos gouvernements se taisent à propos des bombardements des forces démocratiques qui ont résisté à Daesh.
Le 20 janvier, le président turc a lancé une guerre contre Afrin, une enclave kurde du nord de la Syrie dotée d'un gouvernement démocratique, multiculturel et égalitaire. Cette agression contre l'une des régions les plus calmes du nord de la Syrie survient au moment même où les forces kurdes ont quasiment anéanti Daesh. Les résistants kurdes sont les seuls à avoir infligé une réelle défaite à l'état islamique. Afrin était - grâce à leur sacrifice - un endroit sûr pour des centaines de milliers de réfugiés venant d'autres régions de Syrie. Aujourd'hui ceux qui se croyaient saufs meurent sous les bombardements de l'armée turque, membre de l'OTAN.
L'agression contre Afrin doit être dénoncée aux Nations Unies et les agissements d'Erdogan doivent être condamnés et combattus avec fermeté.
L'Europe ne peut pas fermer les yeux sur la situation syrienne, comme elle avait abandonné la Tchécoslovaquie. L'histoire nous a montré que de fermer les yeux sur les agissements fous d'un dictateur mégalomane peut entraîner une guerre mondiale.
« Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre. » En ces termes, Churchill dénonçait la lâcheté des gouvernements français et britannique suite aux Accords de Munich.
Une lâcheté du même ordre est à l’œuvre à l'heure actuelle quand les gouvernements occidentaux choisissent de rester silencieux face à la dérive totalitaire du régime d'Erdogan.
Selma Benkhelifa et Olivier Stein, avocats
Tribune parue dans La Libre Belgique le 14 février 2018
-> 1 Le Parisien, Paris : des milliers de Kurdes défilent pour leurs militantes assassinées en 2013, 7 janvier 2017
->2 RTBF, Arrestation d'un espion turc visant des cibles kurdes à Bruxelles, 19 décembre 2016
->3 Le Monde, Les Turcs d’Allemagne sous pression, 24 août 2016
->4 Le Monde, Dénoncer les « terroristes » peut rapporter gros en Turquie, 23 octobre 2017
->5 Le Monde, En Turquie, Erdogan durcit encore l’état d’exception, 26.12.2017.
->6 Huffington Post, Research Paper: ISIS-Turkey Links, 8 septembre 2016
->7 Le Monde, Un journal turc publie les images d’armes livrées par la Turquie aux djihadistes en Syrie, 29.05.2015.
-> 8 Huffington Post, Research Paper: Turkey-ISIS Oil Trade.
Complément d'info :
Bahar Kimyongür est dans le viseur des autorités turques pour avoir traduit en 2004 un communiqué du DHKP-C, mouvement marxiste-léniniste turc classé sur la liste des organisations terroristes par Ankara et par le Conseil de l'Union européenne. Condamné en premier instance en 2006 en Belgique, il avait finalement été acquitté en appel en vertu de son droit à la liberté d'expression. En 2006, Ankara a lancé un mandat d'arrêt international à son encontre pour avoir interpellé six ans plus tôt le ministre turc des Affaires étrangères, alors en audition au Parlement européen, sur une grève de la faim dans les prisons turques qui avait fait 119 morts. Arrêté à cause de ce mandat à trois reprises, aux Pays-Bas, en Italie puis en Espagne, il sera à chaque fois acquitté par les justices respectives de ces pays. Le 22 août 2014, Interpol décidait finalement de radier définitivement de son fichier le ressortissant belge.