L'AUTRE QUOTIDIEN

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Sur le mouvement des gilets jaunes, par Temps Critiques

Un autre fil historique que celui des luttes de classes 

On pour­rait rai­son­na­ble­ment y voir des ana­lo­gies avec plu­sieurs événements his­to­ri­ques comme le soulèvement des Fédérés pen­dant la Révolu­tion française. Même si bien évidem­ment il n’y a jamais de vérita­ble répétition dans l’his­toire, force est de cons­ta­ter que des éléments com­muns caractérisent les gran­des révoltes popu­lai­res dont la lutte anti­fis­cale représente sûrement le point le plus basi­que1. Ainsi en fut-il du soulèvement insur­rec­tion­nel des Fédérés de l’été 1793 dans les Provinces du sud-est et de l’ouest de la France, qui s’oppo­sait au coup d’État des Jacobins, les­quels cher­chaient à impo­ser leur pou­voir des­po­ti­que sur l’État-nation bour­geois dans l’ensem­ble du ter­ri­toire. Il n’est pas irrai­sonné de faire une ana­lo­gie entre les Fédérés et les Gilets jaunes puis­que les uns comme les autres ne contes­tent pas les fon­de­ments républi­cains de l’État, mais deman­dent une reconnais­sance de leur citoyen­neté pro­vin­ciale et la fin de leur condi­tion de sous-citoyens. De la même façon, cer­tai­nes doléances des mani­fes­tants rap­pel­lent les fameux « Cahiers de doléances » des années 1788-89, ainsi que les oppo­si­tions actuel­les aux taxes rap­pel­lent les actions menées contre les fer­miers généraux à l’époque. Cette ana­lo­gie peut pren­dre consis­tance lorsqu’on sait que la puis­sance du capi­tal glo­ba­lisé et tota­lisé a conduit à un affai­blis­se­ment de la forme État-nation démo-républi­cain. Or c’est cette forme2 qui conte­nait le prin­cipe d’égalité de condi­tion célébré par Tocqueville dans son livre sur la démocra­tie en Amérique. Elle s’est pro­gres­si­ve­ment accom­plie dans les formes républi­cai­nes ou/et par­le­men­tai­res à tra­vers les poli­ti­ques réfor­mis­tes plus ou moins social-démocra­tes et la vic­toire contre l’alter­na­tive fas­ciste des années 1930-1940. Sortie plus forte de 1945, elle s’est développée dans les différentes formes d’État-pro­vi­dence de la période des Trente glo­rieu­ses jusqu’à même triom­pher du der­nier sur­saut des luttes prolétarien­nes des années 1960-70.

La perte de légitimité de l’État-nation

À partir de la fin des années 1970, les restruc­tu­ra­tions indus­triel­les et le pro­ces­sus de glo­ba­li­sa­tion/ mon­dia­li­sa­tion s’enclen­chent alors, dans ce qui n’est pas pour nous une contre-révolu­tion (il n’y a pas vrai­ment eu révolu­tion), mais une révolu­tion du capi­tal. Elle s’initie puis prospère sur les limi­tes du der­nier cycle de lutte de clas­ses et épuise la dyna­mi­que his­to­ri­que de l’égalité portée par l’idéologie uni­ver­sa­liste de la première bour­geoi­sie sou­te­nue par la classe ouvrière au sein de l’État-nation. Désor­mais l’équité rem­place l’égalité, la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions rem­place la lutte contre les inégalités

Des formes précapi­ta­lis­tes de rap­ports sociaux subor­donnés réémer­gent alors : les rela­tions socia­les (« le piston »), l’hérédité sociale, repren­nent de l’impor­tance à l’intérieur même du pro­ces­sus démocra­ti­que comme le montre la situa­tion dans l’éduca­tion où de plus en plus d’élèves entrent dans le cycle supérieur sans que le pour­cen­tage d’enfants d’ouvriers s’élèvent pour autant ; comme le montre aussi une aug­men­ta­tion des taxes qui, dans le système redis­tri­bu­tif français où 50 % de la popu­la­tion ne paie pas d’impôt sur le revenu, est la façon la plus directe de faire contri­buer les pau­vres, comme sous l’Ancien régime fina­le­ment. Toutes ces mesu­res sont à la racine de la révolte fis­cale actuelle. C’est d’autant plus injuste que contrai­re­ment à ce qui se dit sou­vent sur la part res­pec­tive de chacun à la pol­lu­tion, ce ne sont pas les moins aisés qui pol­lue­raient le plus (on accuse l’auto­mo­bile et le diesel), mais les plus riches. Tout cela est posé en termes indi­vi­duels comme si cela était du res­sort de chacun et non pas du rap­port social capi­ta­liste dans son ensem­ble. 

D’après des sta­tis­ti­ques3 récentes, un cadre supérieur sera beau­coup plus pol­lueur et aura une empreinte car­bone supérieure (à cause sur­tout de ses loi­sirs supérieurs et des dépenses en essence bien supérieu­res, en valeur abso­lue, à un ouvrier ou une aide-soi­gnante, mais sa dépense en essence représen­tera une part pro­por­tion­nelle bien moins impor­tante de son budget en valeur rela­tive. Statistiquement en France, les 10 % les plus riches émet­tent quatre fois plus d’empreinte car­bone que les 50 % les plus pau­vres donc chaque foyer des 10 % des plus riches émet­tent vingt fois plus que les plus pau­vres alors que le mode de vie des plus riches (avions, gros­ses voi­tu­res, 4x4) est non seu­le­ment préservé, mais en voie de démocra­ti­sa­tion avec crédit et voya­ges low cost4. Ces données s’ins­cri­vent en faux contre l’image donnée des Gilets jaunes comme de gros beaufs pol­lueurs. Certes, ils accor­dent sûrement moins d’atten­tion idéolo­gi­que à l’écolo­gie que les cadres ou pro­fes­sions intel­lec­tuel­les, mais leurs pra­ti­ques sont moins contra­dic­toi­res que les leurs.

L’aug­men­ta­tion de la CSG avait déjà eu cet effet de taxa­tion de tous (pau­vres comme retraités), mais comme toutes les taxes, elle est pro­por­tion­nelle et non pas pro­gres­sive avec donc elle n’a aucun caractère redis­tri­bu­tif, bien au contraire puis­que cer­tai­nes taxes tou­chent des pro­duits qui représen­tent une plus grande part du budget des famil­les en dif­fi­culté que des famil­les riches (c’est par exem­ple le cas de la TVA). Il ne faut donc pas s’étonner de voir des petits retraités dont beau­coup vivent mal le paie­ment de la CSG, être très actifs sur les bar­ra­ges, d’autant qu’ils ont le temps dis­po­ni­ble pour eux. C’est donc la fonc­tion sociale de l’impôt qui est remise en ques­tion du fait du sen­ti­ment de déclin des ser­vi­ces publics de proxi­mité au profit de leur contrac­tua­li­sa­tion (pres­ta­tions-clients, numérisa­tion) par­ti­culièrement évidente en ce qui concerne la SNCF, ce qui pro­duit une réaction indi­vi­duelle face à l’impôt fai­sant la balance entre ce qui est payé et ce qui est reçu. Toute soli­da­rité, même abs­traite, s’efface devant des réflexes indi­vi­dua­lis­tes qui se por­te­ront faci­le­ment vers et sur des boucs émis­sai­res.

Si toute aug­men­ta­tion des prix sur des pro­duits de consom­ma­tion cou­rante a ten­dance à plus tou­cher les ménages à petit budget, les indi­vi­dus réagis­sent en général moins à ces mou­ve­ments de prix qui leur appa­rais­sent comme quasi natu­rels, au moins dans les pays capi­ta­lis­tes développés. Néanmoins, de plus en plus de prix leur appa­rais­sent comme des prix arti­fi­ciels soit parce qu’ils sont admi­nistrés par l’État et subis comme des prix poli­ti­ques entraînant une aug­men­ta­tion des dépenses contrain­tes, soit comme des prix de mono­pole imposés par les firmes mul­ti­na­tio­na­les et la grande dis­tri­bu­tion. Mais, hormis dans les DOM-TOM et encore aujourd’hui à la Réunion, ces prix sont rare­ment attaqués de front dans des émeutes popu­lai­res qui exis­tent pour­tant dans les pays pau­vres (Tunisie, Égypte). Il n’y a pas d’émeutes de la faim dans des pays comme la France et la lutte contre les prix s’avère indi­recte dans le cadre d’une lutte contre les aug­men­ta­tions de taxes qui appa­rais­sent sou­vent incompréhen­si­bles, du moins en France, vu le prin­cipe de non-affec­ta­tion. Il n’en faut donc pas plus pour que les Gilets jaunes et leurs sou­tiens refu­sent une taxa­tion soi-disant « verte » qui en fait ren­floue la caisse glo­bale de l’État qui ensuite seu­le­ment procède aux arbi­tra­ges budgétaires5. Question sociale et ques­tion envi­ron­ne­men­tale res­tent donc séparées, même si elles sont reconnues comme légiti­mes, car beau­coup de présents sur les bar­ra­ges ou dans les mani­fes­ta­tions refu­sent l’image de « beauf » qui leur a été collée et qu’ils res­sen­tent comme un mépris de caste si ce n’est de classe. Il n’empêche que la phrase énoncée dans les ras­sem­ble­ments : « Les élites par­lent de la fin du monde quand nous par­lons de fin du mois » est peut être la plus forte enten­due parce qu’elle consa­cre cette ten­sion.

La révolte contre l’impôt ou les taxes ne peut donc être assi­milée au refus pur et simple exprimé par de nom­breu­ses cou­ches supérieu­res, pro­fes­sions libérales et autres petits patrons crou­lant sous les char­ges socia­les.

D’où aussi des contes­ta­tions contre les nou­veaux « privilèges », et contre la paupérisa­tion de la vie quo­ti­dienne. Un autre argu­ment joue en faveur de cette thèse d’un soulèvement du peuple fédéré : la carte des révoltes et des soulèvements des Fédérés de l’été 17936 cor­res­pond assez bien à la carte des régions où les blo­ca­ges et les actions des Gilets jaunes sont les plus forts. Mais, là encore, la spécifi­cité de l’État français et de son cen­tra­lisme qui per­dure malgré la crise générale de la forme État-nation, empêche cette révolte de suivre la ten­ta­tion ita­lienne ou espa­gnole de l’auto­no­mie (Padanie) ou de l’indépen­dance (Catalogne) ou encore de la séces­sion européenne comme avec le Brexit7. Il n’empêche que le redéploie­ment de l’État-nation en État-réseau ne se fait pas d’un coup de baguette magi­que. La contra­dic­tion entre le ver­ti­ca­lisme cen­tra­liste de ce qui per­dure d’État-nation dans la ges­tion des rap­ports sociaux se heurte à la forme décen­tra­lisée que prend l’aménage­ment des ter­ri­toi­res. Une forme qui privilégie le dévelop­pe­ment des métro­po­les au détri­ment des villes peti­tes et moyen­nes qui se trou­vent dans le dilemme inso­lu­ble d’avoir à pren­dre plus de choses en charge avec moins de moyens. D’où le mou­ve­ment de démis­sions des maires qui se pro­duit aujourd’hui et un sen­ti­ment de solde pour tout compte qui fait resur­gir un « Peuple » qui n’a pas attendu Marine Le Pen où Mélen­chon et leur notion de « peuple cen­tral » pour être affirmé. Une notion qu’on retrou­vait déjà chez Arlette Laguiller dont on se moquait de la for­mule plus popu­laire que prolétarienne : « tra­vailleu­ses, tra­vailleurs, on vous exploite, on vous spolie8 » et qui semble assez proche de la per­cep­tion actuelle de beau­coup de mani­fes­tants qui ont à la fois l’impres­sion d’être exploités (chômage, CDD, allon­ge­ment des temps de trans­port) et spoliés par des taxes qui por­tent en soi l’injus­tice dans la mesure où elles tou­chent pro­por­tion­nel­le­ment davan­tage les pau­vres que les riches. C’est parce qu’ils sont arrivés à une grande connais­sance intui­tive de cette situa­tion d’exploi­ta­tion (qui ne passe pas par la case « cons­cience de classe ») que la radi­ca­li­sa­tion du méconten­te­ment n’épouse pas les formes d’orga­ni­sa­tion tra­di­tion­nel­les (par exem­ple syn­di­ca­les) et diffère dans sa com­po­si­tion sociale. Mais pour­quoi s’en étonner quand les restruc­tu­ra­tions du capi­tal ont liquidé les ancien­nes for­te­res­ses ouvrières et qu’on est bien loin de l’époque où domi­nait la figure de l’ouvrier-masse de Renault ou de Fiat. L’ouvrier de petite entre­prise, du bâtiment, des ser­vi­ces, l’employé du Mac Do trou­vent à cette occa­sion un lieu d’expres­sion de la révolte qui a du mal a existé sur des lieux de tra­vail frac­turés où les col­lec­tifs de tra­vail pei­nent à s’agréger. L’ancrage local des points de fixa­tion ren­force cette pos­si­bi­lité de ras­sem­ble­ment, hors des cadres struc­turés et ins­ti­tu­tion­na­lisés. Cette connais­sance intui­tive s’appuie sur le fait que la crois­sance des reve­nus en valeur abso­lue qui apparaît dans les sta­tis­ti­ques et qui est répercutée par les médias entre en contra­dic­tion avec une baisse du pou­voir d’achat à cause de l’aug­men­ta­tion des dépenses contrain­tes (char­ges fixes). Mais cette connais­sance intui­tive n’est pas sans matérialité objec­tive. En effet, si ce sont les habi­tants des régions rura­les et périur­bai­nes qui ont ten­dance à mani­fes­ter c’est aussi en rap­port avec un budget dédié à la « cohésion ter­ri­to­riale » qui vient d’être amputé de 1,4 Mds d’euros.

Il y a conjonc­tion entre trois éléments, un « ça suffit » qui ne vise pas seu­le­ment Macron, comme avec le « Dix ans ça suffit » contre de Gaulle, en Mai-68, mais l’ensem­ble du corps poli­ti­que ; une exi­gence d’égalité, de jus­tice et de fra­ter­nité, même si on ne sait pas bien jusqu’où s’étend cette dernière, devant des rap­ports sociaux dont la dureté ne semble plus com­pensée par les acquis sociaux des années 1960-1970 et l’air de grande liberté (“libération”) qui l’accom­pa­gnait ; enfin des condi­tions matériel­les de vie sou­vent dif­fi­ci­les eu égard aux stan­dards en cours dans une société capi­ta­liste avancée.

La soudaineté de l’événement

Ce mou­ve­ment échappe aussi aux divers cor­po­ra­tis­mes qui ont pu être à la base d’autres mou­ve­ments plus anciens sou­vent désignés comme « inclas­sa­bles » comme l’était celui de Poujade (rat­taché aux commerçants et arti­sans avec l’UDCA9). La preuve en est qu’alors que les syn­di­cats de taxis et des trans­ports rou­tiers (FNTR) res­tent à l’écart ou même condam­nent le mou­ve­ment (la FNTR demande au gou­ver­ne­ment de dégager les routes !) puis­que ce sont des orga­ni­sa­tions qui ont négocié et obtenu quel­ques avan­ta­ges, de nom­breux rou­tiers et des chauf­feurs Uber sont aperçus sur les blo­ca­ges. Les rou­tiers jouant d’ailleurs sou­vent au « bloqué-blo­queur » et conseillant par­fois les novi­ces du blo­cage à déter­mi­ner les bons objec­tifs comme les dépôts d’essence (cf. Feyzin dans le Rhône, Fos-sur-Mer ou Brest). De la même façon, cer­tains s’aperçoivent que les blo­ca­ges des grands axes ont des réper­cus­sions sur l’appro­vi­sion­ne­ment en pièces pour les gran­des entre­pri­ses qui sous-trai­tent au maxi­mum. Ainsi, l’usine Peugeot de Montbéliard s’est retrouvée momen­tanément à l’arrêt.

On assiste bien là à un sur­gis­se­ment événemen­tiel qui se situe en dehors des habi­tuel­les conver­gen­ces ou appels à conver­gence des luttes socia­les tra­di­tion­nel­les, parce qu’il pose, dans l’immédiateté de son expres­sion directe sa capa­cité à faire ras­sem­ble­ment10 en mêlant à la fois le caractère « bon enfant » et une grande déter­mi­na­tion. Il faut dire que beau­coup de mani­fes­tants en sont à leur première mani­fes­ta­tion. Ils s’éton­nent, naïvement de l’écart entre les enga­ge­ments for­mels à par­ti­ci­per qui pleu­vent sur les réseaux sociaux et le nombre rela­ti­ve­ment res­treint des présents sur les bar­ra­ges et aux mani­fes­ta­tions. Le fait de les inter­ro­ger sur leur absence ou indifférence aux mani­fes­ta­tions de ces dernières années les inter­lo­quent, mais ne les aga­cent pas tant ils ont l’impres­sion d’un dévoi­le­ment sou­dain, d’être à l’ori­gine de quel­que chose de nou­veau. Certains res­sen­tent bien la contra­dic­tion entre d’un côté le fait de rester calme et en même temps la nécessité de rester décidés et déterminés dans une ambiance qui ne peut tour­ner qu’à la confron­ta­tion (deux morts, 500 blessés, dont une ving­taine de graves, y com­pris chez un com­man­dant de police11) si ce n’est à l’affron­te­ment vio­lent (le 24 novem­bre à Paris). Il s’en suit un chan­ge­ment de posi­tion pro­gres­sif vis-à-vis des forces de l’ordre qui passe par­fois de la compréhen­sion mutuelle à l’invec­tive ren­forcée par le fait que le mou­ve­ment ne cher­che pas d’abord et avant tout à négocier et ne déclare pas ses points de blo­cage, qu’il développe des moyens de com­mu­ni­ca­tion par réseau et des moyens d’action qui sont plus ceux des asso­cia­tions que des grou­pes poli­ti­ques ou syn­di­cats (les « flash­mob12 », par exem­ple). De la même façon qu’une ligne de par­tage de classe ne par­court pas le mou­ve­ment (nous y revien­drons), les tenants de la ligne amis/enne­mis, comme ceux de la ligne droite/gauche en seront pour leur frais. Certains s’essaient à des varian­tes comme « la France d’en bas contre la France d’en haut » ou, plus ori­gi­nal, comme D. Cormand, secrétaire natio­nal d’Europe-écolo­gie-les-Verts qui retient la sépara­tion entre ceux qui crai­gnent la fin du monde et ceux qui crai­gnent la fin du mois13 ou une déloca­li­sa­tion et le chômage comme les salariés de Renault-Maubeuge qui ont eu le gilet jaune facile avant l’action du samedi 17 car l’exem­ple ne vient évidem­ment pas d’en haut, bien au contraire. La com­mu­ni­ca­tion gou­ver­ne­men­tale, par­ti­culièrement mala­droite parce que peu au fait des stratégies poli­ti­ques s’avère par­ti­culièrement contre-pro­duc­tive. Les phra­ses macro­nien­nes sur le fait de n’avoir qu’à tra­ver­ser la rue pour trou­ver du tra­vail ont fait plus pour réintégrer les chômeurs dans la com­mu­nauté vir­tuelle du tra­vail que tout popu­lisme de gauche. De même la phrase de cer­tains élus de la majo­rité sur les Gilets jaunes « de la clope et du diesel » a exprimé au grand jour que la ciga­rette n’était pas, pour l’État et le pou­voir une ques­tion de santé publi­que, mais de santé morale dans le monde asep­tisé dont ils rêvent14.

La tarte à la crème de l’interprétation en termes de classes moyennes

On ne sait pas encore si c’est « l’insur­rec­tion qui vient », mais comme dit Patrick Cingolani dans Libération du 21 novem­bre 2018, on a déjà « un peuple qui vient ». Il est tou­jours dif­fi­cile de savoir ce qu’est « le peuple », mais concept mis à part, faut-il encore que ce « peuple » ne soit pas celui cons­titué autour de l’iden­tité natio­nale, fut-elle de gauche qui clôture­rait le choix entre popu­lisme de droite et popu­lisme de gauche, mais un « peuple » qui se cons­ti­tue­rait dans le mou­ve­ment en dépas­sant la coexis­tence de différentes luttes et dans une sorte de coex­ten­sion.

Car d’une manière générale et encore une fois tout le dis­cours de clas­ses est mis à mal. L’insis­tance sur la notion de clas­ses moyen­nes, de la part des jour­na­lis­tes sur­tout, en est la démons­tra­tion. Dans les années 60 et 70, cette notion pou­vait encore avoir quel­que per­ti­nence, du point de vue des pou­voirs en place pour saisir les modi­fi­ca­tions alors en cours (la « grande société » de Kennedy-Humphrey, la démocra­tie de clas­ses moyen­nes de Giscard) quand crois­sance et progrès social sem­blaient mar­cher de pair, mais aujourd’hui ce terme cher­che juste à éviter de parler sim­ple­ment en termes de riches et de pau­vres en assi­mi­lant aux clas­ses moyen­nes tous ceux qui ne sont pas assez aisés pour être riches et assez pau­vres pour être assistés (un clas­se­ment que le Rassemblement natio­nal et la France insou­mise repren­nent à leur compte) et bien évidem­ment en termes de prolétariat, notion deve­nue complètement obsolète dans les pays ou une partie non négli­gea­ble des indi­vi­dus qui « tirent le diable par la queue » en fin de mois sont propriétaires de leur appar­te­ment (hors gran­des métro­po­les) et possèdent une ou deux auto­mo­bi­les.

Le conseiller du Prince (en géogra­phie) Christophe Guilluy a essayé de croi­ser cette ana­lyse en termes de clas­ses (ce qu’il appelle les « clas­ses popu­lai­res »), avec les nou­vel­les ter­ri­to­ria­li­sa­tions et ce qu’il appelle « la France périphérique ». Mais pour lui tous les salariés non-cadres et les arti­sans, commerçants, petits entre­pre­neurs for­ment cette classe moyenne inférieure (une autre appel­la­tion pour « clas­ses popu­lai­res ») qui serait majo­ri­taire en nombre. Ce grand niveau de générali­sa­tion le conduit à ne pas dis­tin­guer les Gilets jaunes des Bonnets rouges de 2013 et à ne pas tenir compte de la grande différence de com­po­si­tion sociale entre les deux mou­ve­ments. En fait, chez lui le ter­ri­to­rial surdéter­mine l’ana­lyse en termes de cou­ches socia­les ce qui l’amène à exclure de sa notion de clas­ses popu­lai­res les habi­tants des cités de ban­lieues et les immigrés récents qui peu­plent cer­tains quar­tiers des gran­des métro­po­les, en les racia­li­sant par oppo­si­tion aux « petits blancs » de la périphérie15. C’est qu’effec­ti­ve­ment les formes de révolte qui peu­vent exis­ter dans ces ne pren­nent pas la même forme (révolte de 2005). Mais pour­quoi faire comme si la seg­men­ta­tion ter­ri­to­riale était défini­tive alors que la mobi­lité géogra­phi­que est de plus en plus forte et que beau­coup d’anciens tra­vailleurs immigrés quit­tent ces cités pour aller habi­ter dans le pavillon­naire des périphéries ? D’ailleurs la diver­sité des per­son­nes présentes dans les actions des Gilets jaunes, plus sur les bar­ra­ges que dans les mani­fes­ta­tions d’ailleurs, infirme les sim­plis­mes de Guilluy. Bien sûr les médias se feront un malin plai­sir d’exhi­ber quel­ques actes anti­mu­sul­mans ou homo­pho­bes, aux­quels on pourra faci­le­ment, sur les bar­ra­ges ou dans les ras­sem­ble­ments, oppo­ser d’autres faits et décla­ra­tions16. De telles dénon­cia­tions, repo­sant sur un nombre de faits très réduit, ont d’ailleurs cessé, preuve qu’ils étaient montés en épingle dans le but de discréditer le mou­ve­ment et sur­tout de mettre l’accent sur ce qui serait son orien­ta­tion fon­da­men­ta­le­ment réaction­naire et droitière.

S’il y a bien des réactions à une paupérisa­tion rela­tive, ce n’est pas non plus une mani­fes­ta­tion des « sans parts17 » comme le prétend un dis­ci­ple de Rancière dans Libération du 24 novem­bre 2018. Les per­son­nes les plus pau­vres où les plus en détresse sont dans les villes et éven­tuel­le­ment dans les cités, mais ce ne sont pas elles qui mani­fes­tent, car elles vivent en partie de l’assis­tance de l’État et il leur est dif­fi­cile de s’y oppo­ser. Sauf à La Réunion où Gilets jaunes et jeunes des cités sem­blent coexis­ter pen­dant la journée sur les bar­ra­ges avant que les débor­de­ments que l’on sait inter­vien­nent pen­dant les nuits entre jeunes de Saint-Denis et forces de l’ordre. Il est vrai que la ques­tion de la vie chère dans les DOM-TOM a déjà entraîné de nom­breux conflits et affron­te­ments depuis une ving­taine d’années et aujourd’hui, à La Réunion le couvre-feu qui a duré une semaine montre que la lutte est intense et pro­fonde. Mais ce n’est pas un cas tota­le­ment isolé. À Douai, le 17 novem­bre, la proxi­mité d’un bar­rage avec une cité a entraîné des heurts avec la police, soit un exem­ple de coexis­tence de différentes formes de lutte sans coex­ten­sion.

Une même coexis­tence entre plu­sieurs forces, semble se mani­fes­ter dans les ras­sem­ble­ments autour des raf­fi­ne­ries de pétrole, comme à Feyzin, près de Lyon où les ouvriers du cou­loir de la chimie des syn­di­ca­lis­tes et des mili­tants poli­ti­ques ont par­ti­cipé à une assemblée générale avec les Gilets jaunes avant de se rendre sur d’autres lieux d’action.

« Dans quel régime vivons-nous ? »

Ce qui se trans­forme dans la société capi­ta­lisée, c’est la per­cep­tion que les indi­vi­dus ont du capi­tal et de l’État. Le pre­mier n’apparaît plus comme four­nis­seur d’emploi, de lien social et de progrès (tech­ni­que et social associés), mais comme un ensem­ble de mono­po­les au niveau ou même au ser­vice d’un hyper­ca­pi­ta­lisme du sommet : les com­pa­gnies pétrolières, les entre­pri­ses du CAC40, les gran­des ban­ques too big pour qu’on ne les ren­floue pas en temps de crise, les hyper­marchés de la grande dis­tri­bu­tion, les GAFAM créent certes encore des emplois, mais dans des lieux res­treints à forte densité capi­ta­lis­ti­que comme on vient de le voir avec l’ins­tal­la­tion de nou­veaux sièges de Google à Washington et New York qui lais­sent des zones entières en déshérence.

Dans quel régime vivons-nous est une inter­ro­ga­tion qui semble faire le tour des bar­ra­ges et mani­fes­ta­tions. Beaucoup res­sen­tent un système complètement corseté parce qu’ils n’ont pas de rela­tions intermédiai­res avec l’État qui leur ferait penser qu’il y a du don­nant-don­nant ou du « grain à moudre » comme disent les syn­di­cats ouvriers, à condi­tion de res­pec­ter un cer­tain nombre de formes (décla­ra­tion préalable de mani­fes­ta­tion par groupe ou per­son­nes auto­rités, décla­ra­tion de lieu de départ et trajet) qui font partie des règles du jeu social entre par­te­nai­res sociaux bien élevés. Le refus des « Gilets jaunes » d’être « parqués » au Champ-de-Mars est en revan­che signi­fi­ca­tif de ce rap­port direct à l’État qui leur fait choi­sir les Champs-Élysées alors qu’ils savent qu’ils vont y ren­contrer les forces de l’ordre. Le mou­ve­ment a beau ne pas être « orga­nisé », quelle est belle l’image retrans­mise par les télévisions de ce champ de Mars abso­lu­ment vide à l’heure où il devait être plein ! 

Les médias, tou­jours dans une forme spon­tanée ou calculée d’infan­ti­li­sa­tion par rap­port aux « gens du peuple », invo­quent une colère à la base du mou­ve­ment (type « grosse colère », ça leur pas­sera), pour­tant le mou­ve­ment a une tout autre ampleur que celui des motards de la Fédération française des motards en colère ou du mou­ve­ment né en jan­vier 2018, de manière infor­melle et lui aussi à partir des réseaux sociaux, les deux ini­tia­ti­ves s’oppo­sant à la limi­ta­tion de la vitesse à 80 km/h sur les routes. Des médias qui légiti­ment le mou­ve­ment… tant qu’il reste dans la légalité et l’inter­ven­tion paci­fi­que, tout en mon­trant ce qui est pour eux la mani­fes­ta­tion d’une autre France. S’ils ont jugé la grève des che­mi­nots illégitime, celle des Gilets jaunes serait, elle, légitime. On ne peut mieux trans­crire la perte de cen­tra­lité du tra­vail dans la société du capi­tal qui rend ines­sen­tielle la force de tra­vail pour la valo­ri­sa­tion. Mais lors­que l’action de Gilets jaunes se pour­suit et que ladite simple « colère » se mani­feste dans des formes jugées illégalis­tes, les médias son­nent l’alarme et mul­ti­plient la désin­for­ma­tion.

Comme diraient les marxis­tes ortho­doxes, le mou­ve­ment des Gilets jaunes est de l’ordre de la cir­cu­la­tion, il n’est donc pas fon­da­men­tal, alors que nous le voyons depuis plu­sieurs années, le blo­cage des flux est un élément essen­tiel des luttes dans la mesure où la société du capi­tal est basée sur la flexi­bi­lité/flui­dité et le mini­mum d’immo­bi­li­sa­tions et de stocks. Nous ne dirons pas que le mou­ve­ment est cons­cient de cela, mais le fait que des Gilets jaunes aient été réticents à se rendre à Paris, qu’ils aient main­tenu les bar­ra­ges et ras­sem­ble­ments en pro­vince indi­quent qu’ils sen­tent bien la nécessité de rester un mou­ve­ment diffus et à cent têtes en quel­que sorte (et donc sans leader la Poujade ou Nicoud), un mou­ve­ment qui ne laisse pas prise au spec­ta­cu­laire, mais impose sa présence en qua­drillant tout le ter­ri­toire, ce que ne peu­vent pas faire les forces de l’ordre par exem­ple. Bien sûr, ils ne refu­sent pas la présence des médias sur les ras­sem­ble­ments, mais ils la contrôlent mieux (c’est du don­nant-don­nant) que dans des opérations telle la « montée » sur Paris. En fait, peut être pour la première fois, les médias sont sup­plantés par les réseaux sociaux et sont obligés de donner une cham­bre d’écho encore plus forte pour représenter le mou­ve­ment puisqu’ils veu­lent tout représenter et parce qu’ils veu­lent le faire entrer dans un cadre connu et ins­ti­tu­tion­nel (com­ment le réintégrer dans l’espace démocra­ti­que). 

Si Gérard Noiriel, dans sa tri­bune du jour­nal (op. cit.) met bien l’accent sur la façon dont cette ques­tion sociale se repose aujourd’hui, c’est-à-dire fina­le­ment en dehors de l’hypothèse stric­te­ment clas­siste qui a dominé au XXe siècle, via les différentes formes de partis com­mu­nis­tes, une des fai­bles­ses de son ana­lyse est d’affir­mer que la presse ne pense que spec­ta­cle et que donc elle est pour le mou­ve­ment si elle peut en tirer des images spec­ta­cu­lai­res. Les images et paro­les des médias au soir des vio­len­ces du 24 novem­bre mon­trent au contraire une réaction viru­lente contre des « cas­seurs » que les images n’ont pas réussi à trans­for­mer en Black Bloc18. Il était d’ailleurs piquant de voir des jour­na­lis­tes retrans­crire en direct ce qu’ils représen­tent comme le spec­ta­cle de désola­tion laissé derrière eux par les « cas­seurs », alors qu’en arrière-fond des Gilets jaunes qui n’étaient sûrement ni des iden­ti­tai­res ni des mem­bres de « l’ultra gauche », hur­laient contre les « flics col­la­bos ».

Quand le pou­voir, en la per­sonne de Macron, invo­que une « souf­france » qui s’exprime, ren­voyant les Gilets jaunes à ce qui serait leur condi­tion de sacrifiés de la conju­gai­son aujourd’hui struc­tu­relle de la mon­dia­li­sa­tion et de la start-up nation, cela ne suggère-t-il pas qu’il s’agit d’un mou­ve­ment qui dépasse l’indi­gna­tion démocra­ti­que telle qu’elle s’était développée autour du Manifeste des Indignés, et qui s’appa­rente à une révolte ? Cette dimen­sion de soulèvement col­lec­tif bous­cule les règles du débat et des luttes habi­tuel­les main­te­nues dans le cadre démocra­ti­que et poli­ti­que tra­di­tion­nel, dont celle de la SNCF nous a fourni un der­nier exem­ple affli­geant. Mais elle n’est pas dégagée d’une ten­dance au res­sen­ti­ment (cette haine de classe sans cons­cience de classe) contre les élites et les « gros », les « voleurs », les « pro­fi­teurs » qui donne dans la faci­lité et fait que la dimen­sion « anti­système » sou­vent relevée est fina­le­ment assez super­fi­cielle, le « système » étant réduit à quel­que tête d’affi­che (le « ban­quier Macron », le mafieux Castaner, le clientéliste Gaudin à Marseille, etc.), mais non pas remis en cause dans ses fon­de­ments. Le rap­port à l’État qui trans­pa­rait ici est d’ailleurs très ambigu puisqu’à la différence du mou­ve­ment anti­fis­cal des Tea Party aux États-Unis, les Gilets jaunes ne sont pas, dans l’ensem­ble, pour une poli­ti­que plus libérale ni pour un État mini­mum. Pour la plu­part d’entre eux il est pro­ba­ble qu’ils n’étaient pas des­cen­dus dans la rue en 2015 pour la défense du ser­vice public puisqu’ils aujourd’hui ont l’impres­sion de ne plus en avoir que les ves­ti­ges (fer­me­tu­res d’écoles pri­mai­res, de petits hôpitaux, de gares fer­ro­viai­res et de postes19). C’est un mou­ve­ment non exempt de contra­dic­tions puisqu’il réclame la baisse générale des taxes tout en ayant encore des deman­des par rap­port à l’État conçu encore comme État social. Or la baisse des impôts et taxes est contra­dic­toire à une action sociale de l’État. Cela peut accroi­tre la crise de légiti­mité de l’État qui fait que les per­son­nes défavo­risées ne se reconnais­sent plus dans son action et peu­vent en cela rejoin­dre des frac­tions, elles aussi popu­lai­res, qui ne veu­lent plus de cette action sociale de l’État, en direc­tion des chômeurs, des migrants et dénon­cent le trop grand nombre de fonc­tion­nai­res, les « assistés », etc. Il est vrai que ce mou­ve­ment n’est pas guidé par la Théorie révolu­tion­naire his­to­ri­que ni par ses frac­tions com­mu­nis­tes ou anar­chis­tes contem­po­rai­nes, qu’il est « inter­clas­siste » (quelle hor­reur20 !) et ouvert à tous les vents. Il s’ins­crit en tout cas dans un ensem­ble de mou­ve­ments diffus qui, depuis l’occu­pa­tion des places dans de nom­breux pays, des luttes comme celles du No-TAV ou de NDDL ou encore cer­tai­nes actions au cours de la lutte contre la loi-tra­vail, fédèrent des ini­tia­ti­ves qui ne dépen­dent pas de partis ou syn­di­cats et qui se dévelop­pent d’une façon hori­zon­tale à partir des réseaux sociaux. Leurs caractéris­ti­ques sont tou­te­fois suf­fi­sam­ment différentes pour qu’on n’y cher­che pas des conver­gen­ces pos­si­bles au sein d’un supposé bloc anti­ca­pi­ta­liste et a for­tiori « com­mu­niste ». Pour le moment, ces luttes coexis­tent sans connaître de coex­ten­sion.

 

Temps cri­ti­ques, le 29 novem­bre 2018

Notes

1 – Certains par­lent de jac­que­rie ou de « jac­que­rie numérique », mais le phénomène n’est pas réduc­ti­ble au monde rural du fait même de la trans­for­ma­tion générale des ter­ri­toi­res et la place prédomi­nante du rur­bain (H. Lefebvre) dans l’espace, hors métro­pole. À la limite, le terme de fronde serait plus appro­prié. Une fronde popu­laire qui fait mou­ve­ment contre ce qui lui apparaît comme une nou­velle caste, dont Macron se veut le roi Soleil. Dans un pre­mier temps, la Fronde a été un mou­ve­ment très popu­laire avec ces « maza­ri­na­des » avant de connaître un deuxième temps cor­res­pon­dant à la Fronde des Princes.

2 – Comme le fait remar­quer Gérard Noiriel dans Les gilets jaunes et les « leçons de l’his­toire » (url:http://www.fon­da­tion-coper­nic.org/index.php/2018/11/22/les-gilets-jaunes-et-les-lecons-de-lhis­toire/) ces cahiers de doléances, première forme d’écrit popu­laire, ont changé la donne par rap­port aux jac­que­ries ou autres révoltes popu­lai­res précédentes, parce qu’ils ont permis une exten­sion de la lutte à l’ensem­ble du ter­ri­toire. C’est ce qu’ont réalisé aujourd’hui les réseaux sociaux pour les Gilets jaunes.

3 – Cf. Observatoire du bilan car­bone des ménages et aussi Planetoscope « Concernant le type de foyers, il apparaît que les foyers dis­po­sant des niveaux de reve­nus les plus élevés affi­chent des bilans glo­ba­le­ment plus mau­vais que la moyenne. La quan­tité de CO2 induite par la consom­ma­tion des ménages est, en effet, crois­sante avec le niveau de vie et plus spécifi­que­ment avec la capa­cité à consom­mer des loi­sirs. À l’inverse, les catégories socio­pro­fes­sion­nel­les et les tran­ches de reve­nus plus modes­tes se dis­tin­guent par des niveaux d’émis­sions moin­dres. Les foyers des pro­fes­sions intermédiai­res, des employés et des ouvriers présen­tent des bilans car­bone rela­ti­ve­ment pro­ches ».

4 – Toujours pour tordre le cou aux idées reçues, ce sont les per­son­nes les moins aisées (moins de 9600 euros de revenu par an) qui uti­li­sent le moins l’auto­mo­bile pour se rendre à leur tra­vail (38 %) et le décile inférieur de revenu ne roule en moyenne que 8000 kilomètres par an contre 22000 pour le décile supérieur. Par ailleurs, la part car­bu­rant des ménages dans le budget total reste stable depuis 1970 (4 %), mais est plus forte évidem­ment en valeur rela­tive dans le budget des per­son­nes du décile inférieur (8 %).

5 – Si ce prin­cipe de non-affec­ta­tion est bien républi­cain à l’ori­gine et fait pour ne pas favo­ri­ser le cor­po­ra­tisme et les luttes d’influence, il ne peut rester légitime que dans le cadre incontesté de l’État-nation. À partir du moment où cette forme entre en crise, c’est tout l’édifice et les prin­ci­pes sur les­quels il repose qui mena­cent de s’effon­drer.

6 – Soulèvement insur­rec­tion­nel qui est parti des pro­vin­ces du sud-est et de l’ouest de la France, qui s’oppo­sait au des­po­tisme du pou­voir cen­tral des Jacobins les­quels met­taient en place à allure forcée l’État-nation bour­geois sur l’ensem­ble du ter­ri­toire. Les Fédérés comme les Girondins dont ils étaient par­fois pro­ches étaient républi­cains et patrio­tes, mais ils ne fai­saient pas table rase de cer­tains modes de vie ruraux et agri­co­les issus de la féodalité. 

7 – Le mou­ve­ment des « Bonnets rouges » de 2013 contre l’écotaxe sur les poids lourds a gardé un aspect régional dans une région bre­tonne par­ti­culièrement touchée par la crise et c’est pour cela qu’il est resté isolé. Il avait aussi une colo­ra­tion plus cor­po­ra­tiste et moins sociale, à base de petits patrons.

Si les Gilets jaunes ont une cor­res­pon­dance en Italie, c’est plutôt avec le mou­ve­ment des for­coni (les four­ches) qui barrèrent les routes quel­ques années avant l’orga­ni­sa­tion des Cinque Stelle.

8 – Le groupe Lutte ouvrière a d’ailleurs pris fait et cause pour le mou­ve­ment, ce qui n’est pas le cas de cer­tains « radi­caux » pour qui « le peuple ça n’existe pas » parce que « c’est une chimère qui masque les frac­tu­res » (suit une énumération de par­ti­cu­la­ris­mes) et pour qui « cette colère est non-éman­ci­pa­trice » contrai­re­ment à celle qui règne dans le quar­tier de La Plaine à Marseille ! (cf. l’arti­cle de Défense Collective sur le site DNDF inti­tulé : « C’est moche, c’est jaune et ça peut vous pour­rir la vie »).

9 – Le mou­ve­ment de révolte fis­cale com­mence en 1953, dans les cam­pa­gnes et peti­tes villes. C’est un mou­ve­ment de commerçants contre les contrôleurs fis­caux qui s’appuie aussi sur le tissu de voi­si­nage, mais il se veut général (« L’armée des braves gens en marche ») avant de deve­nir clai­re­ment natio­na­liste (« contre les trusts apa­tri­des et le gang des cha­ro­gnards ») puis anti­par­le­men­taire après l’inva­li­da­tion des députés de l’UDCA en 1955. À noter que le PCF les sou­tien­dra jusqu’à cette date parce qu’ils sont des représen­tants de la France rurale laissée de côté par la marche forcée vers la moder­nité. Plus proche de nous, dès le début des années 1970, le CID-UNATI de Gérard Nicoud repren­dra le flam­beau contre les contrôles fis­caux et pour l’intégra­tion des arti­sans-commerçants dans le régime de Sécurité Sociale. Là encore, bien que plus apo­li­ti­que à ses débuts, le mou­ve­ment sera sou­tenu par la Gauche prolétarienne, au moins jusqu’au procès de Nicoud à Grenoble en mai 1970 car elle y voyait un moyen de réaliser l’unité popu­laire et la vio­lence des affron­te­ments entre commerçants et forces de l’ordre s’insérait dans leur stratégie de confron­ta­tion directe avec l’État.

10 – « On a tou­jours une raison pour se ras­sem­bler » dit un Gilet jaune dans L’Obs du 22 novem­bre 2018.

11 – Sur cer­tains bar­ra­ges le fil­trage se fait en ne lais­sant passer que les auto­mo­bi­lis­tes ou camion­neurs qui revêtent le gilet jaune. Berger, de la CFDT y voit une atteinte fon­da­men­tale à la liberté. On peut sup­po­ser qu’il s’oppo­se­rait aussi aux piquets de grève devant les usines qui empêchent les non-grévistes (les « jaunes » là aussi) de pren­dre leur poste de tra­vail. Sur cette base on donne peu de chance à la pro­po­si­tion de ce même Berger à ce que la CFDT joue son rôle de média­teur entre l’État et le mou­ve­ment.

12 – Moyens lar­ge­ment employés par d’autres « Gilets jaunes », en 2009-2010 avec École en danger qui ras­sem­blait parents et pro­fes­seurs des écoles contre la réforme de l’école pri­maire et le fichage des élèves. Là aussi les pro­ta­go­nis­tes avaient défini de nou­vel­les formes de luttes (« les ensei­gnants désobéisseurs plus que reven­di­cants, des décla­ra­tions plus ou moins aléatoi­res de mani­fes­ta­tions, six porte-paro­les natio­naux et des délégués par dépar­te­ment).

13 – Or, si on en croit beau­coup de per­son­nes inter­rogées, le souci écolo­giste n’est pas éloigné des préoccu­pa­tions des Gilets jaunes, mais ils s’esti­ment floués sur la fis­ca­lité verte puisqu’ils lui repro­chent son manque d’affec­ta­tion précise et le fait qu’elle serve sur­tout à réduire le déficit public pour res­pec­ter les accords de Maastricht.

14 – Si beau­coup de mani­fes­tants en sont à leur première mani­fes­ta­tion, beau­coup d’hommes poli­ti­ques macro­niens sont des novi­ces en stratégie poli­ti­que et ges­tion des conflits sociaux.

15 – On en arrive au para­doxe d’un auteur anti post-moderne et plutôt classé aujourd’hui dans les « néo-réacs » par les grou­pes poli­ti­ques de gauche et une Université qui lui dénie le titre de géogra­phe (il n’a pas de cer­ti­fi­ca­tion uni­ver­si­taire offi­cielle), s’expri­mant fina­le­ment dans les termes mêmes du lan­gage post-moderne et par­ti­cu­la­riste qu’il reprend à son compte par sim­pli­fi­ca­tion idéolo­gi­que à fina­lité poli­ti­que (chas­ser sur les terres du Rassemblement natio­nal pour oppo­ser un popu­lisme de gauche au popu­lisme de droite). Ce sur quoi il met le doigt avec raison, par exem­ple la déconnexion entre la per­cep­tion de « l’immigré » aujourd’hui et celle du tra­vailleur immigré de la période des Trente glo­rieu­ses (thème que nous abor­dons ailleurs dans « Immigration et salai­res, un retour inat­tendu » [http://temps­cri­ti­ques.free.fr/spip....]) perd tout son intérêt poli­ti­que et flirte avec l’idéologie de l’iden­tité natio­nale.

16 – À Lyon, au ras­sem­ble­ment de la place Bellecour, à 11 h 30 le 24 novem­bre, un porte-parole orga­ni­sa­teur local des Gilets jaunes définit clai­re­ment le mou­ve­ment comme n’étant ni raciste, ni xénophobe, mais le mou­ve­ment de tous ceux qui veu­lent porter un gilet jaune. C’est affir­mer sans gran­di­lo­quence et sans rappel his­to­ri­que exagéré la ligne poli­ti­que des clubs révolu­tion­nai­res de 1789-1793 fai­sant citoyens tous ceux qui œuvraient pour la Républi­que et contre le pou­voir royal et ses alliés étran­gers, quel­que soit leur natio­na­lité d’ori­gine et leur cou­leur de peau.

17 – La notion de « sans parts » (sans papiers, sans domi­cile fixe) n’est pas sans intérêt, mais elle contri­bue à frac­tion­ner les domi­na­tions, sans qu’une pers­pec­tive d’ensem­ble puisse se dégager.

18 – Sur la grosse cen­taine de mani­fes­tants déférés à la jus­tice pra­ti­que­ment aucun n’avait eu à faire à la police précédem­ment. Cette référence systémati­que aux « cas­seurs » montre bien que pour l’État les Gilets jaunes ne sont pas reconnus comme des inter­lo­cu­teurs : ils ne sont pas des pay­sans encadrés par la FNSEA qui ont « le droit » d’atta­quer les préfec­tu­res et de casser sans être accusés d’être des « cas­seurs ».

19 – Cf. Les décla­ra­tions du maire de Guéret pour sa région. Pour lui, les Gilets jaunes sont des « invi­si­bles », des « inters­ti­tiels ». Il n’est tou­te­fois pas exclu que ce mou­ve­ment très contra­dic­toire puisse débou­cher en négatif sur un Tea Party à la française sous une forme propre à la France : trop de taxes, trop d’impôts, trop de dépenses publi­ques, trop pour les migrants (leit­mo­tiv du Rassemblement natio­nal au démar­rage du mou­ve­ment), les immigrés, trop de coti­sa­tions sur le tra­vail donc contraire à l’emploi et au pou­voir d’achat, trop de fonc­tion­nai­res…

20 – Cf. Le com­men­taire assez veni­meux, d’ori­gine com­mu­ni­sa­teur de la page « Agitations », sur le site Des nou­vel­les du front (DNDF), titré : « Des gilets jaunes à ceux qui voient rouge » qui lui repro­che son inter­clas­sisme tout en affir­mant la « dis­so­lu­tion de toute iden­tité ouvrière reconnais­sa­ble et communément partagée ». C’est fort de café quand même de reconnaître qu’un mou­ve­ment est inter­clas­siste quand on reconnaît qu’on ne peut plus « reconnaître » une classe ! Une partie de l’ana­lyse (faite après le 17) est d’ailleurs inva­lidée par le 24 (atti­tude de la police et des médias préten­du­ment favo­ra­bles au mou­ve­ment ce qui prouve bien que…).

Deux enquêtes per­met­tent de se faire une idée de la com­po­si­tion sociale des Gilets jaunes actifs aux bar­ra­ges des ronds-points. Le géogra­phe Aurélien Delpirou a relevé (url :https://lavie­de­si­dees.fr/La-cou­leur...), lui, « infir­miers, tra­vailleurs sociaux, pro­fes­seurs des écoles, per­son­nels admi­nis­tra­tifs de catégorie B des col­lec­ti­vités loca­les, tech­ni­ciens de l’indus­trie, employés des ser­vi­ces com­mer­ciaux ou comp­ta­bles des entre­pri­ses, etc. ». Benoît Coquard, qui était sur un bar­rage en zone rurale le 17 novem­bre, a inter­rogé 80 per­son­nes sur leur pro­fes­sion : « à 9 excep­tions près (pro­fes­sions intermédiai­res du privé, arti­sans, agri­culteurs), celles et ceux que j’ai ren­contrés appar­tien­nent sans sur­prise aux clas­ses popu­lai­res. Typiquement, il s’agis­sait de femmes employées et d’hommes ouvriers » (source : Alternatives écono­mi­ques, 27 novem­bre 2018, arti­cle de Xavier Molénat : « A quoi car­bu­rent les Gilets jaunes »).