L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les gilets jaunes et la plateforme bleue

La France des gilets jaunes. Se retrouvant autour de la France des rond-points. Un phénomène fascinant. Dans l'iconographie et la documentation en temps-réel assurée par les réseaux sociaux et les sites de presse, la photo des deux gilets jaunes ci-dessous est extraite du "Live" assuré par le journal Le Monde sur la journée de mobilisation de samedi. Elle a instantanément chez moi provoqué le rapprochement avec la peinture American Gothic, peinture de Grant Wood des années 1930. Sans que je sois d'ailleurs bien capable de savoir pourquoi. 

Gilets Jaunes et plateforme bleue

Du point de vue qui est le mien sur ce blog, à savoir l'observation des phénomènes culturels et sociétaux liés au numérique, l'opération gilets jaunes est un exemple de plus de la manière dont Facebook en particulier, "les réseaux sociaux" et internet en général, ont "facilité l'organisation des révolutions sociales mais en ont compromis la victoirecomme l'expliquait Zeynep Tufekci il y a déjà 4 ans

Le journaliste Jules Darmanin a publié sur Twitter ce qui me semble être, avec celle de Zeynep ci-dessus, l'autre analyse la plus pertinente de ce mouvement de mobilisation en ligne : 

"Les gilets jaunes se sont constitués grâce aux groupes facebook, il est donc logique qu’ils finissent comme des groupes facebook : mal modérés, pourris par des éléments toxiques et remplis de gens qui ont des visions différentes pour le même groupe."

Gilets Jaunes et Nuit Debout

Cette mobilisation sans réelle revendication claire, semblant ne reposer sur aucune base syndicale ou politique, sans leader ou porte-parolat identifiable (à part Jacline Mouraud ...) est un peu à la France des déclassés ce que le mouvement Nuit Debout avait été à la France des jeunes sur-diplômés. En tout cas du point de vue de la réception médiatique et sociologique du phénomène.

Personne n'a encore bien sûr conduit d'analyse sur la composante sociologique des gilets jaunes à l'image de ce qui avait pu être fait pour le mouvement Nuit Debout mais il apparaît clair, tant dans le traitement médiatique que dans les ressentis exprimés sur les réseaux sociaux, qu'il y a autant de "beaufs, connards, racistes" dans les gilets jaunes pour les uns qu'il pouvait y avoir de "bobos, gauchos, droitdelhommistes" dans Nuit Debout pour les autres. 

Certains dessins de presse ont d'ailleurs fait les frais d'un affichage trop clair de ce clivage, donc celui ce-dessous de Xavier Gorce, refusé (car il comporte une insulte) par Le Monde

Le rond-point contre la place publique

Nuit Debout occupait des places publiques, les Gilets Jaunes occupent des ronds-points et bientôt peut-être des dépôts de carburant. La symbolique de l'occupation en dit là encore beaucoup sur la nature et l'objet du mouvement. 

Symboliquement, choisir le rond-point c'est choisir d'être à la fois les "empêcheurs de tourner en rond" mais c'est également s'auto-désigner comme ceux dont les revendications vont ... "tourner en rond". C'est s'auto-désigner comme un mouvement périphérique.

Il n'y a pas de hasard. De Tien An Men à Nuit Debout dans l'histoire contemporaine, et bien avant dans l'histoire tout court, les grandes places publiques ont toujours été le lieu d'exercices de contestation mobilisant des imaginaires positifs et émancipateurs autant que collectifs.

"La place conserve, à gauche, une connotation politique forte, comme en témoignent encore récemment le cas de l’aménagement du quartier de La Plaine à Marseille, ou le mouvement politique lancé par Raphaël Glucksmann, baptisé "Place publique"." rappelait justement Jean-Laurent Cassély sur Slate.fr

Dis-moi où tu manifestes et je te dirai ce que tu revendiques

Se mobiliser ou plus exactement "s'immobiliser" sur une place publique n'est pas la même chose que se mobiliser en immobilisant les autres à un rond-point.   

Historiquement, apprend-on sur France Culture, le rond-point, début 18ème, naît de l'art de l'aménagement forestier avant d'être réinvesti par l'urbanisme : il faut dégager de grandes perspectives pour repérer le gibier dans le cadre de la chasse. D'où le "rond-point de chasse". Je vous laisse filer la métaphore avec les manifestation d'hier.

La même émission de France Culture indique qu'il faut aussi distinguer entre "ronds-points des villes" et "ronds-points des champs", et que c'est souvent dans ces ronds-points que l'on peut déchiffrer une forme "d'identité communale". Là encore, cette "France d'en bas" que l'on nous indique être celle des Gilets Jaunes pourrait être aisément rattachée à son appartenance grégaire à "leur" territoire alors que les mouvements "de place publique" affirment davantage leur vocation et leur revendication à une forme d'universalisme.

Les ronds-points et le réseau

Il se trouve que la France est "l'indétrônable championne du monde des ronds-points" et en compte entre 40 et 50 000, donnant parfois lieu à des décorations se voulant monumentales et ne parvenant le plus souvent qu'à être aussi improbables que moches (lisez la formidable et "brève histoire d'une floraison industrielle", sculpture d'une "main jaune" de 20 tonnes et de 24 mètres de haut installée sur un rond-point de Châtellerault). 

"La main jaune" donc. Si tu veux faire saigner tes yeux avec davantage de visuels de ce chef d'oeuvre, c'est par là.

Les rond-points sont les points nodaux du réseau routier urbain et périphérique. Dans le graphe général du réseau routier ils sont des points très particuliers, très importants, qui fonctionnent autant comme des attracteurs que comme des distributeurs (de trafic, de commerce, de flux ...). La congestion de l'un d'entre eux peut dégrader le trafic routier à une échelle d'autant plus importante que le rond-point concerné occupe lui-même une position de centralité dans les échanges qu'il régule à l'échelle du territoire. 

(Le rond-point qui rend fou. Source : Fredzone.org)

A l'échelle d'internet, du web, de la théorie des graphes et de la sociologie des réseaux, il y a aussi des points, des attracteurs qui comptent plus que d'autres. 

Permettez-moi un petit détour par ce que j'écrivais en 2010 sur le sujet : 

"Si le web, malgré son immensité de contenus donc, nous est rendu appropriable, si le sentiment d'être "lost in hyperspace" s'efface souvent au profit d'une découverte hasardeuse, heureuse (sérendipité) et rassurante, c'est pour une raison simple. C'est parce que le web est un graphe. Mais un graphe particulier. Un graphe à invariance d'échelle, c'est à dire avec de la redondance, beaucoup de redondance, c'est à dire un graphe ni vraiment aléatoire ni vraiment hiérarchique. C'est à dire un graphe dont l'immensité relationnelle, dont l'extraordinaire densité n'oblitère pas la possibilité offerte à chacun d'entre nous d'en mesurer le diamètre ; mieux, de faire l'expérience de cette mesure, de faire le tour du web.

Le diamètre d'un graphe, c'est la plus longue distance entre deux noeuds. Le diamètre du web, c'est la plus longue distance entre deux liens hypertextes. LE spécialiste intergalactique des graphes, Laszlo Barabasi a mesuré ce que nous ne faisons la plupart du temps que ressentir en naviguant, c'est à dire cette impression d'avoir fait le tour, de revenir à notre point de départ ou à quelque chose qui lui ressemble étrangement. Laszlo Barabasi a mesuré le diamètre du web. C'était en 1999. Et il était de 19 liens. (...)

D'où ce sentiment de proximité, de complétude, de confort de navigation (plutôt que d'errance), de communauté, de "village global" devant ce qui devrait pourtant nous apparaître comme une immensité par définition non-traversable puisque impossible à cartographier parce qu'en perpétuel mouvement."

Dans la suite de cet article j'expliquais que les plateformes (Facebook notamment) réduisaient le diamètre à la fois réel et ressenti de l'expérience de navigation sur le web. 

La littérature sociologique sur les réseaux sociaux s'est beaucoup inspirée de la théorie de la force des liens faibles de Mark Granovetter, qui explique (je souligne) : 

"un réseau se compose de liens forts et de liens faibles. La force des liens est caractérisée par la combinaison du temps passé ensemble, de l'intensité émotionnelle, de l'intimité et de la réciprocité du lien entre l'agent A et l'agent B. Les liens forts sont ceux que l'on a avec des amis proches (il s'agit de relations soutenues et fréquentes). Les liens faibles sont faits de simples connaissances. Les liens faibles sont dits « forts » dans la mesure où, s'ils sont diversifiés, ils permettent de pénétrer d'autres réseaux sociaux que ceux constitués par les liens forts."

Donc je résume et je vous dis pourquoi à partir des Gilets Jaunes, des ronds-points et de Facebook, vous vous êtes retrouvé à lire un article évoquant la théorie des graphes et celle des liens faibles :-)

  • Les Gilets Jaunes se mobilisent principalement autour de ronds-points

  • les ronds-points sont des points importants et particuliers dans le graphe du réseau routier. 

  • le web est un graphe invariant d'échelle, avec des liens forts et des liens faibles

  • les liens faibles sont souvent plus "forts" que les liens forts (parce qu'ils permettent d'atteindre d'autres audiences, d'autres communautés, d'autres réseaux).

Heu ... ouais ... et donc ?

Et donc j'y viens.

Des revendications giratoires ?

Cette population que l'on décrit comme celle des couches populaires déclassées ou avec la peur de l'être bientôt, cette France d'en bas, cette "base" qui joue contre "le sommet" a une parfaite conscience de son environnement.

Elle sait quels sont les points du graphe sur lesquels elle doit agir pour bloquer et contraindre le pouvoir à lui donner ce qu'elle veut. Elle ne se tient pas sur une place mais elle se dé-place donc pour exprimer sa colère : aux ronds-points.

Elle joue principalement sur les "grands" ronds-points d'entrée de ville ou de zone commerciale, autre forme de réseau marchand lui-même en quelque sorte "emboîté" dans le graphe des flux de circulation orientés et circonscrits par les ronds-points. Elle investit également cette topographie qu'elle connaît puisqu'elle la fréquente.

Elle s'approprie cet espace du rond-point pour faire-valoir ces liens faibles contre les liens forts d'un pouvoir qu'elle juge oppressant et méprisant. 

Elle tient sa place dans un graphe à l'échelle de ses revendications. Des revendications principalement giratoires. Qui leur permettront de continuer à tourner donc. En rond peut-être. Comme le poisson rouge dans son bocal, comme le hamster dans sa roue. Mais avec l'impression d'avancer. De tenir. Tourner pour ne pas s'effondrer. L'impression de retarder un peu l'effondrement qui vient. Non pas l'effondrement global que l'augmentation du prix du diesel est supposé palier mais leur propre effondrement. L'effondrement de leur foyer, celui de leurs fins de mois, celui de leur niveau de vie, de leurs sorties au restaurant, de leurs cadeaux à leurs enfants, celui de leur quotidien à chaque fois amputé de ces quelques euros qui te maintiennent dans une forme de dignité et d'attention à l'autre et à des causes qui te dépassent, mais qui, lorsqu'ils viennent à manquer, t'enferment dans les plus grégaires de tes instincts, dans les plus vaines de tes colères.

Entre Pierre Poujade et Guy Debord

Le poujadisme a souvent été évoqué comme référent de ce mouvement parce qu'il fallait bien le classer quelque part. Mais on aurait tout aussi bien pu évoquer l'école situationniste. Voici pourquoi.

Poujadisme ?

On peut naturellement s'alarmer des actes de violence imbécile, de ce racisme, de cette homophobie qui trop souvent ont transpiré de ces ronds-points bloqués. Il y a là aussi, quelque chose de connu et qui renvoie tant aux gilets jaunes qu'aux comportements connectés. J'appelle cela "l'effet habitacle". On se sent "à l'abri" dans l'habitacle de son véhicule. Comme on se sent protégé par le groupe quand celui-ci adopte spontanément le comportement d'une meute. Les heurts et les violences sont dès lors aussi inévitables qu'ils sont inexcusables.

Mais la violence est d'autant plus palpable qu'elle se mesure à l'aune d'un empêchement d'accéder à un territoire que chacun revendique comme étant le sien propre dans sa dimension la plus grégaire : les gilets jaunes qui en bloquent l'accès pour marquer leur colère face à la hausse du prix du carburant (dont les pompes sont toujours a proximité d'un rond-point) et les usagers bloqués** dans l'accès au territoire de leur consommation (la zone commerciale) qui est aussi souvent la seule dimension de leur survivance et de leurs fins de mois difficiles mais qui est également investie au titre de leurs loisirs et de ceux de leurs enfants, zones de loisirs aussi souvent situées dans ces périphéries.

** vous noterez que cette fois nul "usager" n'a été pris "en otage", tant il semble important pour certains médias que cela reste l'apanage des agents du service public ;-)  

Situationnisme ?

C'est d'ailleurs là encore un effet réseau donnant systématiquement une prime d'audience aux contenus suscitant le plus l'indignation qui a permis de voir remonter les vidéos de ces agressions en permettant aux médias d'en faire leur une. Pourtant on pouvait aussi voir nombre de vidéos tout à fait festives de Gilets Jaunes dansant en reprenant des morceaux du folklore local, ou les voir, de manière très situationniste, traverser sans cesse un rond-point pour aller trouver du travail de l'autre côté de la rue (faisant écho au "il suffit de traverser la rue pour trouver un travail" d'Emmanuel Macron). Et que dire d'Eric, assis seul sur un pont à Montluçon ?

Moralité

Comment en vouloir aux Gilets Jaunes sans s'interroger dans le même temps sur les politiques publiques qui ont conduit, depuis plus de 10 ans, à une augmentation de la pauvreté dans des proportions ahurissantes pour la 7ème puissance économique mondiale ? 

Comment leur reprocher d'investir finalement le seul espace que la classe bourgeoise leur assigne comme la résidence de leurs revendications en même temps que celle de leurs loisirs et de leur consommation ?  

Comment s'étonner finalement que le gouvernement ne réagisse que très peu puisque la colère reste, de son point de vue, périphérique ? 

J'ai 46 ans et j'ai grandi dans une société qui, d'aussi loin que je me souvienne, a toujours questionné et mis sur le devant de la scène médiatique "le problème des banlieues". Un problème déjà "périphérique". Les Gilets Jaunes dessinent aujourd'hui un second clivage, une seconde couronne d'ombre et d'oubli, un second rideau d'exaspération et de désespérance. Espérons que la France de gilets jaunes ne soit pas aussi pérenne que la France des banlieues, et qu'à son tout elle ne fasse pas le lit d'autres populismes et d'autres nationalismes qui finiront de décomplexer toutes les haines. Le boulot est déjà passablement bien avancé. 

Il paraît que les gilets jaunes comportent des bandes dites "réfléchissantes". Puissent-elles nous donner à réfléchir sur la meilleure manière de (ré)concilier des colères privées et des urgences publiques.

<Mise à jour> Le vent se lève rappelle aussi quelques évidences un peu absentes du débat (et du traitement) médiatique des Gilets Jaunes </Mise à jour>

Olivier Ertzscheid, le 19 novembre 2018


Olivier Ertzscheid est enseignant-chercheur (Maître de Conférences) à l'Université de Nantes en Sciences de l'information et de la communication. Il a publié un livre sur les GAFA intitulé "L'appétit des géants" aux éditions C&F. On peut consulter son blog ici.