Kurdistan : un massacre dont je ne veux pas être le complice ignorant. Par Tieri Briet
Ce n'est pas un jour comme les autres aujourd'hui. Pas un jour de solitude et d'écriture où c'est l'inquiétude, à nouveau, qui oriente mes recherches dans les livres. Non, aujourd'hui c'est un jour d'aventure et on ne sait pas, quand le soleil se lève, ce qu'on aura recueilli des existences autour d'ici pour essayer de raconter. Je pense au visage de Gheorghe dans le froid, hier, en attendant que Talija nous serve encore un café pour affronter le vent. On parlait de la Turquie, de cette frontière au sud où l'armée du tyran lance à nouveau ses chars et 72 bombardiers F-16 sur une ville kurde. On regarde le ciel qui s'éclaircit des premières lueurs du soleil, un ciel sans bombardiers sous lequel nos enfants n'ont pas peur des avions. Dans leurs dessins, les nuages et les oiseaux survolent un monde en paix et c'est dans les journaux qu'on apprend la menace : demain, à Afrin, 800 000 personnes seront assiégées par l'armée d'un pays dont le chef d'Etat est venu à Paris en janvier. Nos journaux ont recueilli ses paroles et les photos de son visage, tendu par une haine déjà ancienne, impossible à soigner : la haine du peuple kurde, devenue la doctrine officielle d'un Etat va-t-en-guerre.
Gheorghe n'était pas encore père quand trois femmes kurdes ont été assassinées à Paris, en janvier 2013. Sakine Cansiz, Leyla Saylemez et Fidan Dogan ont été tuées à cause de cette vieille haine que j'ai vue trop souvent défigurer les visages en Turquie. Et je pense à Rojin, une chanteuse kurde rencontrée chez Mehmet, qui racontait sa peur d'être tuée dans les rues d'Istanbul. Sur l'écran de mon téléphone, je montre son beau visage à Gheorghe. Le jour va se lever mais on regarde le clip d'une chanson lente, une mélodie qui s'est remplie d'une tristesse déjà ancienne, elle aussi. Bien sûr, on ne comprend rien aux paroles mais les images suffisent à nous parler d'une guerre loin d'ici, celle qui recommence à Afrin, où les pères sont brisés d'avoir perdu leurs enfants. Et peu à peu je comprends que l'aventure, aujourd'hui et demain, sera d'écouter encore les chants de cette femme, Rojin, de me plonger dans les récits et les romans écrits en langue kurde pour essayer de comprendre et de m'opposer, autant que je le pourrais maintenant, à un massacre sans fin dont je ne veux plus être le complice ignorant. Sinon pourquoi est-ce qu'on écrit ? Et surtout, pourquoi aurais-je été à la rencontre de cette femme, Asli Erdogan, qui n'a pas cessé depuis vingt ans d'accuser l'Etat turc d'assassiner ses enfants kurdes ?
Tieri Briet, le 22 janvier 2017
Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il a grandi à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui au fond de la Camargue, avec une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu voyageur-ferrailleur pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Il écrit pour la Revue des ressources, Ballast et L'Autre Quotidien en continuant d'explorer la Bosnie, le Kosovo et l'Albanie pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».
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