L'immolation de Piotr Szczesny - le cri d'un homme seul face à l'État polonais
En roulant dans la nuit, je pense à Piotr Szczesny qui s'est immolé par le feu. C'était le 19 octobre 2017, devant le Palais de la culture de Varsovie et son geste était politique. Il protestait contre le fait que la justice de son pays, la Pologne, avait cessé d'être indépendante.
Dans le Monde d'hier, Alain Salles a raconté son histoire, lui consacrant une page entière si bien que plus rien d'autre n'avait la moindre d'importance à mes yeux. Je n'arrive pas à vivre sans journaux et hier, en apprenant le geste de Piotr Szczesny, j'ai eu le sentiment que ce journal étalé devant moi, un rectangle éblouissant sous le soleil de la Camargue, avait d'un seul coup le pouvoir de raconter une histoire essentielle, en restituant le cri d'un homme seul face à l'Etat qui a détruit son rêve.
Avant de mettre le feu à ses habits, Piotr Szczesny a laissé un acte d'accusation en quinze points : Je proteste parce que le pouvoir limite les libertés civiques. Je proteste parce que les gouvernants enfreignent les principes de la démocratie. Je proteste en particulier contre la destruction (en pratique) contre la destruction du Tribunal constitutionnel et le destruction du système de tribunaux indépendants.
Le geste de Piotr Szczesny ressemble à celui d'un personnage de Tarkovski, à la fin de Nostalghia. Face au palais de la culture, sur un promontoire de quelques marches, Piotr Szcesny a sorti d'un gros sac noir un haut-parleur, un porte-voix, un bidon d'essence et quelques feuillets qu'il voulait lire en prenant feu.
En lisant son histoire, j'ai repensé à Apostolos Polyzonis, qui s'était immolé lui aussi, mais qui a survécu à ses brûlures. C'était devant une banque, à Thessalonique, le 16 septembre 2011. Pour protester contre les gouvernants grecs qui détruisaient les vies des générations à venir.
Apostolos Polyzonis n'était pas un homme seul. En janvier 2015, j'avais essayé de rassembler des archives et découvert qu'en Italie et en Espagne, d'autres citoyens européens avaient eu le même geste. Et le 13 mars 2013, à Nantes, Djamel Chaar s'était suicidé par le feu lui aussi, devant l'agence Pôle-Emploi qui refusait de reconnaître ses droits à une indemnité chômage.
Pourquoi une forme de protestation radicale ? C'est la question que pose Piotr Szczesny dans le texte qu'il avait imprimé. Il y répond avec précision, en pesant chacun de ses mots : Parce que la situation est dramatique. Il ne s'agit pas de dire que le gouvernement fait des erreurs (tous les gouvernements en font), mais que ce gouvernement bouleverse les bases mêmes de notre indépendance et du fonctionnement de notre société. Mais la majorité de la population est assoupie, ne fait pas attention à ce qui se passe, et je pense qu'il faut les tirer de ce sommeil.
Certaines de ces phrases, et d'autres qui appartiennent à ce même testament, ont été peintes sur plusieurs murs de Varsovie. Par le feu, Piotr Szczesny a donné à ses accusations une portée qui continue de résonner. Alain Salles les a portées jusqu'à nous, dans un article qui prend le temps de raconter la personnalité et la vision qu'avait cet homme, face à un gouvernement qui mériterait de périr par le feu, lui aussi.
Forcément, je pense aussi au geste de Piotr Pavlenski, qui a incendié un bâtiment de la Banque de France en octobre, à Paris, après avoir mis le feu aux portes du FSB russe, à Moscou. Pavlenski est en prison aujourd'hui, pour avoir appelé par son geste à la renaissance d'une France révolutionnaire. Dans l'attente de son procès, lui et sa compagne, Oksana Chaligui, ont entamé une grève de la faim sur laquelle nos journaux ont fait un grand silence. Vendredi 5 janvier, Oksana Chaligui a été libérée sous contrôle judiciaire, mais Piotr Pavlenski demeure emprisonné. N'oublions pas son geste, ni son regard qui affronte, lui aussi, un monde de plus en plus invivable.
Aux obsèques de Piotr Szczesny, le père Adam Boniecki, interdit de parole publique par l'épiscopat polonais, a parlé d'un homme qui a changé son existence en un cri, en un feu. Je ne pourrais pas trouver de mots plus justes. Comme Jan Palach en 1969, à Prague et face aux chars soviétiques, Apostolos Polyzonis, Djamel Chaar, Piotr Pavlenski et Piotr Szczesny ont transformé leurs existences en un cri de flammes qui devrait nous tirer du sommeil. A moins que nous ne soyons déjà morts, nous aussi.
Tieri Briet, le 11 janvier 2018
Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il a grandi à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui au fond de la Camargue, avec une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu voyageur-ferrailleur pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Il écrit pour la Revue des ressources, Ballast et L'Autre Quotidien en continuant d'explorer la Bosnie, le Kosovo et l'Albanie pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».
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