L'AUTRE QUOTIDIEN

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L'arbre sous lequel nous discutions asile, par Marie Cosnay

Les absences totales de rationalité, on les expliquera, plus tard. On finira par comprendre, probablement avec très grande honte, qu’il y a des raisons que la raison ignore, veut ignorer et que ce sont des raisons qui tuent.

ça s’est passé au ralenti. Je crois bien qu’on discutait asile, la chance que c’est d’avoir un travailleur social qui prend le temps de t’interroger, de longues discussions semaine après semaine pour constituer ton dossier OFPRA, ça s’est passé au ralenti, on parlait littérature aussi, pourquoi les légendes antiques, celles d’Ovide, garçons transformés après violence en fleurs, pierres, arbres, pourquoi ces légendes, si tu ne crois pas à ces dieux-là, t’intéressent-elles, je vais répondre, je n’ai jamais reçu une question aussi difficile mais je vais répondre puis j’ai vu ton regard, tu as ouvert la bouche pour crier et le cri n’est pas sorti, autour ça s’est un peu agité, j’ai fait comme quand il y a un danger, j’ai fermé les yeux puis je les ai rouverts, sans savoir pourquoi j’ai mis les mains sur ma tête, j’ai lentement reculé, courbée, ainsi, tu reculais dans l’autre sens, sidéré, ton regard me poussait, je me suis recroquevillée et j’ai attendu - ça y est, enfin, les cris. L’arbre était tombé. L’arbre sous lequel nous discutions asile était tombé. L’abricotier sous lequel nous étions installés, debout, face à face, H monté dessus pour attraper les fruits tout en haut, s’est déraciné, on a constaté très calmement que les racines n’étaient pas profondes, l’écorce s’est ouverte et dedans, c’est spongieux. Deux ou trois mangeaient les abricots, on commentait l’odeur de champignon du tronc blessé, le goût d’abricot des abricots et Dominique a dit devant le grand arbre au sol que c’est la vie d’un arbre, il avait trente ans, la vie et la mort, est-ce que H s’était fait mal, qui était tombé avec l’arbre, sur l’arbre était tombé, le suivant dans la chute, à part des écorchures, pas trop.

On a marché un peu, on s’arrêtait de temps en temps pour regarder une femme ou un arbre avec paysage, derrière, petit pont, reflets, lumière sur les rouges et sur les jaunes. Quelques-uns dessinaient. Je ne savais quoi faire du temps sur mes épaules, pesant plus lourd qu’un abricotier qui allait me tomber dessus, quand je pensais le temps je ne pensais ni la durée ni l’âge croissant mais le temps en tristesses, le temps en accumulation de tristesses et de pertes, célébrations de dates de pertes, risques toujours plus grands de voir les groupes dans lesquels on est impliqué jusqu’au cou perdre et perdre, perdre la raison et le sens de l’humanité.

Ce que Nathalie disait trouver ici ? La spiritualité. Qu’on perd, a perdue mais tu vois bien, il n’y a pas qu’une manière de prier. On a marché un peu et avec Mustafa on a dit des générosités, on a laissé les bras tomber le long du corps, on oublie tout, tous les soucis, c’est bon pour lui et bon pour moi, on soulagé les bras le long du corps et fait de petits exercices d’étirements.

Au téléphone, l’enfant, le petit, comme dit Mustafa, expliquait que maintenant, en attendant le certificat original de naissance qui voyage de Conakry jusqu’à Paris, grâce aux volontés têtues de Mamadou, Philippe et DHL Guinée, maintenant, ce qu’il devait faire, c’était bien analyser la situation : les entraînements de foot et l’école, que les premiers ne prennent pas trop de place sur la deuxième, parce que l’objectif est étudier, étudier. Au téléphone, la liste de ceux qui aident et accompagnent. La ronde des prénoms. Je savais pas que ça existe, il dit. 
Il ajoute : mais l’administration ? 
Qu’est-ce qu’elle va dire de ma situation, l’administration ?

Avec Mustafa on marchait, laissant aller les bras le long du corps, on saisissait les formes et les couleurs et à travers les formes, d’autres formes, des lignes. Beaucoup de vert, et ce soleil qu’on a, un mercredi après l’autre.

Karen Akoka venait d’écrire, dans la revue en ligne Projet : «quand les historiens se pencheront sur la période actuelle, ils se demanderont quelle était notre rationalité : pourquoi avoir dépensé autant d’argent, conduit à la mort des dizaines de milliers d’individus, gaspillé des vies laissées en errance à cause de la fermeture des frontières alors que le principe de solidarité aurait dû nous conduire au choix de l’entraide et que d’un point de vue pragmatique, nous avons « besoin » de ces populations, comme nous aurons besoin de solidarité, le jour où le vent tournera ? Il n’y a pas de crise des migrants, ni de crise des réfugiés, mais bien une crise des politiques d’hospitalité et de solidarité. Si le moment est inédit, c’est davantage en raison des dispositifs de contrôle, de fermeture des frontières qui n’ont fait que s’accentuer ces dernières décennies jusqu’au pic actuel. »

Karen Akoka le disait très clairement, dans un article très complet  « quand les historiens se pencheront sur la période actuelle, ils se demanderont quelle était notre rationalité ». 
L’absence totale de rationalité va de pair avec la mort de dizaines de milliers de personnes dans les déserts et la mer méditerranée et avec la maltraitance de ceux qui au bout du compte arrivent, sont classés, demandeurs d’asile légitimes ou pas, de moins en moins légitimes, en pleine ère individualiste du soupçon. 

Les absences totales de rationalité, on les expliquera, plus tard. On cherchera sans doute à sauver a posteriori l’innocence, même absurde, de nos décisions, de nos actions, se servant des mêmes discours, fromage et part de fromage, pas infini, et misère du monde. Puis on finira par comprendre, probablement avec très grande honte, qu’il y a des raisons que la raison ignore, veut ignorer et ce sont des raisons qui tuent. Qui tuent directement. Qui tuent autrement. Qui tuent ce qu’on trouve ici, nous, au jardin : le sens commun, l’extrême proximité, ce qui existe sans qu'on sache trop que ça existe, comme dit le petit. Ou Nathalie. Qui nous tuent ce qu’on a de meilleur, c’est à dire ce qui nous donne le plus de joie. Qui nous tuent les objectifs qu’on a pu avoir, individuellement ou collectivement, les idéaux, les mesures, les humanités. Un arbre tombait, sur le coup on n’a pas eu peur et on n’a même pas été très étonnés. Un arbre était un peu pourri, à l’intérieur. Il donnait pourtant encore quelques bons fruits. Bien sûr, on aurait pu être dessous, sans le cri muet et la pulsion de reculer lentement on aurait pu rester dessous. Nous tous. Ce même jour, un peu plus tard, après le soleil, la tempête emportait les branches, les fleurs des lauriers s’envolaient, les merles sautillaient mécaniquement, ne faisaient pas les malins, on entendait des volets, des volets inconnus de maisons inconnues, au loin claquer.

Un arbre était tombé, on l’avait évité ; c’était l’arbre qui pouvait te frapper au front, déchirer d’un coup de tronc radical et précis ton front en deux, emporter l’instant que tu es, individu aux épaules lourdes et bras ballants et en même temps emporter le temps lui-même, son épaisseur, ses projets et ses anciennetés, notre destin. L’arbre était tombé, on l’avait évité, j’avais reculé sous ton regard implorant et muet, tu avais reculé aussi puis on s’était réconforté.

Marie Cosnay, le 29 juin 2017

Marie COSNAY est professeure de lettres classiques et écrivaine. Elle a publié notamment Vie de HB (Nous, 2016), Cordelia la guerre (éditions de l'Ogre, 2015), À notre Humanité (Quidam éditeur, 2012), Villa Chagrin (Verdier, 2006) et Que s'est-il passé ? (Cheyne éditeur, 2003). Nous sommes heureux de l'accueillir parmi les chroniqueuses/chroniqueurs de L'Autre Quotidien. Vous pouvez la retrouver sur Facebook et dans son blog sur Mediapart.