L'AUTRE QUOTIDIEN

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L’éducatrice qui avait dénoncé les conditions d’accueil des mineurs étrangers dans la Marne à nouveau menacée de licenciement

Elle avait dénoncé les conditions d’accueil des jeunes migrants isolés par la Sauvegarde de la Marne, après le suicide d’un jeune Malien, Denko Sissoko, le 6 janvier 2017. Cette intervention avait fortement déplu à l'association, qui avait engagé une procédure de licenciement contre l’éducatrice. Malgré le refus de l’inspecteur du travail d’autoriser son licenciement, la Sauvegarde de la Marne persiste et signe. Et, dans son dossier, un mail des RG adressé à son employeur...

Manifestation en hommage à Denko Sissoko à Châlons

L’association la Sauvegarde de la Marne, qui prend en charge l’accueil des mineurs étrangers isolés dans le département, n’en démord pas. Elle veut la tête de Ibstissam Bouchaara, éducatrice spécialisée et déléguée du personnel Sud Santé Sociaux au sein de l’établissement, accusé d’avoir dénigré son employeur, après le suicide d’un jeune migrant, le Malien Denko Sissoko. Après avoir imposé à l’éducatrice de 37 ans une mise à pied conservatoire et sans salaire pendant près de deux mois, après l’avis défavorable de l’inspecteur du travail et alors qu’elle avait été réintégrée sur son poste, la Sauvegarde de la Marne a déposé, le 23 mai dernier, un recours auprès du ministère du travail, afin que celui-ci autorise le licenciement de cette éducatrice de l’aide sociale à l’enfance. Ibtissam Bouchaara devrait donc être entendue par la direction départementale du travail le 6 juillet à Châlons-en-Champagne. La CGT, la FSU et Sud organisent le 29 juin un rassemblement de soutien, le 29 juin prochain, devant les locaux de la Sauvegarde.

Quatre éducateurs pour 73 jeunes

Ce qu’on lui reproche ? D’avoir critiqué l’indigence des conditions d’accueil et de suivi des mineurs étrangers isolés, sur Radio Primitive, une radio associative rémoise, après la mort de l’un d’eux, Denko Sissoko, le 6 janvier 2017. Dans un article posté sur le blog dormirajamais.org, elle expliquait : « (…) un soir du 23 décembre quand je mets les pieds dans un service de SAMIE(1) de mon association, en tant que déléguée du personnel, je ne m’attends pas à ce choc des frontières sur notre territoire. Les chiffres sont terribles : 4 éducateurs, 73 jeunes. Pas de veilleur de nuit pour leur sécurité, pas de psychologue pour soigner les traumatismes, pas de maîtresse de maison pour le côté maternel mais un mélange de mineurs avérés, d’autres en cours d’évaluations et d’adultes en difficulté qui vivent dans le même bâtiment ». Aujourd’hui, alors qu’elle est à nouveau menacée de licenciement, Ibtissam Bouchaara, ne comprend pas l’entêtement de son employeur.

Un local en sous-sol

L’association tente en effet de la virer pour « dénigrement de l’entreprise, propos mensongers et critique du conseil départemental », son principal financeur. L’affaire avait abondamment été relayée par les médias le 30 janvier dernier, date à laquelle la Sauvegarde avait signifié à Ibtissam Bouchaara sa mise à pied pour faute grave. Dès le 27 janvier dernier, nous rendions compte de cette affaire, éminemment emblématique d’une France qui institutionnalise le délit de solidarité à l’égard des migrants. La déléguée Sud estime pourtant que son intervention a permis d’améliorer les conditions de travail de ses collègues du SAMIE. Alors que l’association leur avait alloué un local en sous-sol, ils bénéficient aujourd’hui d’un espace spacieux à proximité de leur lieu de travail. Elle s’étonne aussi que l’employeur tente de la licencier pour faite grave, alors que dans le même temps elle est chargée de l’encadrement des équipes et d’une dizaine de jeunes du département, en prévision d’un séjour de vacances.

Un avertissement à tous ceux qui dénoncent l’abandon des jeunes migrants

Michel Aubry, ex-directeur d’un service de la Sauvegarde et syndicaliste CGT,  nous expliquait dès le 1er février dernier, que l’association était prête à aller jusqu’au bout pour licencier l’éducatrice. Ce que confirme le recours déposé auprès du ministère du travail. Thierry Rose, de l’UD CGT de Reims, qui soutient Ibtissam Bouchaara, évoque un « acharnement patronal ». Pour le syndicaliste, il s’agit d’une « atteinte grave à la liberté d’expression d’une déléguée du personnel » et d’une tentative d’intimidation qui vise l’ensemble des salariés de l’association. Richard Moyon, co-fondateur du Réseau éducation sans frontière (RESF), qui défend les migrants contre l’arbitraire et organise leur prise en charge, dénonce une menace de licenciement qui va bien au-delà du seul cas de Ibtissam Bouchaara. Il s’agit pour lui d’un avertissement adressé à tous ceux qui dénoncent l’abandon dont sont victimes les mineurs étrangers isolés. D’autant que l’éducatrice de la Marne n’est pas la seule dans cette situation. Dans un article du site Regards paru le 27 janvier dernier, un salarié de la Croix-Rouge dénonçait le musellement des travailleurs sociaux confrontés à des situations de plus en plus extrêmes concernant les jeunes mineurs non accompagnés.

L’inspection du travail mise en cause

Ibtissam Bouchaara a reçu le soutien de la grande majorité de ses collègues ainsi que de la Ligue des droits de l’homme, du Réseau éducation sans frontière et de plusieurs syndicats. Deux rassemblements ont déjà eu lieu les 30 janvier et le 11 février derniers. Une pétition a rassemblé près de 8 000 signatures en février dernier. Et le comité d’entreprise, qui est automatiquement consulté en cas de licenciement d’un salarié protégé, s’était prononcé à l’unanimité contre son licenciement. Depuis, l’ambiance est si tendue au sein de l’association, que pour la première fois cette année, les salariés et délégués du personnel ont été interdits d’assemblée générale. Quant à l’inspecteur du travail, après deux mois d’enquête contradictoire, il a estimé, dans sa décision du 29 mars dernier, que l’intervention de l’éducatrice relevait bien de ses compétences de déléguée du personnel, un motif qui rend son licenciement inenvisageable. C’est cette décision que l’employeur remet en cause, arguant que l’intervention de l’éducatrice mais aussi celle de l’inspecteur du travail auraient traumatisé les salariés… Qu’un employeur attaque un inspecteur du travail n’est pas si courant.

Un mail du service départemental de renseignement du territoire

Mais il y a plus étrange, dans cette affaire. Lorsqu’elle a récupéré les pièces de son dossier, transmis à l’inspection du travail par la Sauvegarde, Ibstissam Bouchaara y a trouvé… un mail forwardé par le Directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) et chef du service départemental de renseignement territorial (SDRT) au président de l’association, Jean-Claude Aubert. Dans ce mail, pas grand-chose de croustillant à se mettre sous la dent. Juste un article signé par l’éducatrice et publié sur le blog dormirajamais.org de Olivier Favier, un militant très investi auprès des jeunes migrants, accompagné d’une photo de Denko et de ce commentaire laconique : « Olivier Favier, parisien, proche ultra g », pour ultra gauche. Comment un mail des RG s’est-il retrouvé dans le dossier de licenciement d’une éducatrice ? Selon un sous-préfet que nous avons consulté, la le Directeur de la sécurité publique dépend du préfet. Il est le supérieur hiérarchique des services de police dont fait partie le SDRT. Mais en aucun cas, il n’est censé renseigner le président d’une association de droit privé. S’agit-il d’un échange de bons procédés entre notables locaux ? En tout cas le DDSP termine son mail par cette indication : « à garder pour toi ». Une précaution que ne semble pas avoir observée Jean-Claude Aubert, puisque le mail figure dans la liste des pièces jointes au dossier.

La plainte sur le décès classée sans suite

Quant au décès de Denko Sissoko, il aura malheureusement permis de confirmer qu’il était bien mineur. Son acte de décès mentionne sa date de naissance : le 2 mars 2000. Il allait avoir 17 ans. Mais la plainte déposée deux mois après sa mort par ses parents a été classée sans suite le 21 juin dernier par le procureur de Châlons-en-Champagne. En mars, l’avocat de la famille, Me Emmanuel Daoud, avait déposé plainte contre X pour homicide involontaire et non-assistance à personne en danger. Mais pour le procureur, Eric Virbel, il n’y a eu aucun manquement de la Sauvegarde, ni sur la sécurité, ni sur le volet social et éducatif. Tout juste concède-t-il, s’agissant de la prise en charge des mineurs étrangers isolés (MIE) « qu’elle pourrait être meilleure ». Il ajoute que, s’agissant du décès, l’enquête n’a pas permis de déterminer s’il résulte d’un suicide ou d’un accident. Un classement sans suite que la Sauvegarde interprète comme une confirmation qu’elle n’est pas en cause. Pourtant, selon Thomas Rose, si la responsabilité juridique de l’association n’est pas établie, il en va différemment de sa responsabilité morale. Depuis le 21 juin dernier, la famille de Denko Sissoko, qui réside dans la région de Kaye au Mali, étudie avec son conseil le dépôt d’une plainte auprès d’un juge d’instruction. Plusieurs associations devraient se porter partie civile.

Véronique Valentino le 27 juin 2017

Pour en savoir plus sur les mineurs isolés : http://www.liberation.fr/apps/2016/03/mineurs-isoles-etrangers/#chapitre-1

Reportage photo paru dans Libération : http://www.liberation.fr/photographie/2017/03/22/bellevue-foyer-pour-mineurs-etrangers-isoles_1557347