Postface du 23 juin 2017
Fumeur :
J’avais encore en ma possession le dépliant sur lequel on pouvait lire : Les élèves l’appellent tout simplement «la Maison». Ce mot révèle tout ce que notre école représente pour eux: une famille, le confort, la compréhension mutuelle, l’attention bienveillante. J’avais bien l’intention de le faire encadrer et de le fixer dans ma future chambre, une fois que j’aurais quitté cet endroit. Peut-être même que j’y rajouterais des fioritures dorées. Il était incroyable, ce truc. Pas un mot qui ne soit ni vrai ni faux. J’ignore qui en était l’auteur mais, dans son genre, c’était un génie. On appelait effectivement cet endroit « la Maison », avec tous les sous-entendus que cela pouvait comporter. Il n’y avait guère que les Faisans pour y être à l’aise et peut-être même s’y sentir en famille, au milieu de leurs semblables. Une chose était sûre, s’il y avait des Faisans à l’extérieur, ils ne chercheraient qu’une chose : se réfugier ici. À la réflexion, il n’y avait sûrement pas de Faisans dehors... Non, c’était la Maison qui les avait créés. Autrement dit, avant d’échouer ici, c’étaient des enfants ordinaires. Et cette pensée n’avait absolument rien de réjouissant.
Mais trêve de digressions. À la page 3 du dépliant étaient mises en avant l’« histoire plus que centenaire » et les « traditions soigneusement préservées » du lieu. Tout ceci était vrai. Il suffisait de jeter un œil à la Maison pour comprendre ce dont il était question quand on évoquait son « histoire centenaire » : elle tombait déjà en ruine au siècle précédent. Les cheminées murées et le réseau complexe des conduits de fumée étaient là pour en témoigner. Quand le vent soufflait, les murs mugissaient aussi bruyamment que ceux d’un château du Moyen Âge ; un vrai bond dans le temps. Quant aux traditions, elles étaient effectivement « soigneusement préservées » : l’apathie générale qui régnait ici n’avait pu être instaurée que par plusieurs générations de souffreteux, chaque promotion apportant son lot de léthargie désespérée.
« Une vaste bibliothèque ». Certes, il y en avait une. De même qu’il y avait une salle de billard, une piscine, un cinéma... Tout était bien là. Sauf qu’en pratique, en ce qui concernait ces équipements, il y avait toujours un mais... Il y avait bien un billard, mais c’était le territoire des Bandar-Log ; les Faisans n’y avaient donc pas accès. La bibliothèque existait bel et bien, mais les filles y travaillaient ; impossible de s’y rendre la semaine, et le week-end, des tournois de cartes y étaient organisés – ce qui était encore pire. Par contre, on pouvait aller à la piscine, mais pas s’y baigner car elle était en travaux depuis déjà plusieurs années. « Et c’est pas près d’être terminé, parce qu’il y a le toit qui fuit », m’avaient aimablement informé les trois petits cochons. Car au début, ces derniers s’étaient montrés très avenants, ils répondaient à mes questions, me faisaient tout visiter et m’expliquaient les règles à suivre, convaincus qu’ils étaient de mener une vie digne d’être vécue dans un endroit aussi étonnant qu’exceptionnel. Leur enthousiasme me déprimait, mais je n’aurais sans doute pas dû chercher à le refréner. Nous aurions peut-être pu devenir amis. Au lieu de quoi, leurs trois signatures quasiment identiques figuraient désormais, elles aussi, au bas de la lettre demandant mon transfert. Avant de me prendre en grippe, ils m’avaient tout de même appris pas mal de choses ; tout ce que je savais de la Maison, ou presque, je le tenais d’eux. Heureusement que je les avais croisés, car la vie de Faisan n’était guère propice à vous instruire. Elle n’était d’ailleurs pas propice à grand-chose : l’emploi du temps du premier groupe était réglé comme une horloge suisse.
Maryam Petrossian
"La maison dans laquelle" - Editions MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE