Comprendre le résultat des législatives à la lumière du rapport sur les inégalités
Si l’on lit attentivement le rapport publié récemment par l’Observatoire des inégalités, les résultats du premier tour des législatives apparaissent pour ce qu’ils sont : l’affirmation du pouvoir de classes supérieures totalement décomplexées.
Un vote de classe ? C’est en tout cas ce que laisse entrevoir une enquête Ipsos/Sopra Steria, réalisée entre les 7 et 10 juin derniers, sur Internet. Les candidats de la République en marche séduisent surtout les hauts revenus. Plus le revenu du foyer augmente, plus on vote pour le mouvement d’Emmanuel Macron. 43% des foyers dont le revenu est supérieur à 3000 euros par mois aurait voté pour En marche !, contre seulement 17% de ceux qui perçoivent moins de 1250 euros par mois. 73% des cadres ont voté pour des candidats LREM, LR ou PS. Dans les trois arrondissements parisiens ls plus riches – 16e, 7e et 15e- où on votait traditionnellement pour la droite, les candidats En Marche ! sont largement en tête avec plus de 40% des voix, talonnés par ceux de la droite classique qui recueillent entre 20 et 30% des suffrages. Le raz-de-marée annoncé est donc celui qui voit le vote en faveur de la République en marche remplacer non seulement le vote PS, mais aussi, dans une certaine mesure, celui en faveur des Républicains. Au point que l’expression « grand remplacement », popularisée initialement par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus, était l’une des plus reprises par les commentateurs politiques hier, pour décrire les scores imposants obtenus par le mouvement fondé par Emmanuel Macron. Des scores qui devraient lui permettre d’obtenir entre 415 et 455 députés sur 577, selon certaines projections.
L’abstention grande gagnante du scrutin
Pourtant, si l’on prend en compte les abstentionnistes -51,29% des inscrits- mais aussi ceux qui ne sont pas inscrits sur les listes électorales -non-inscrits, mineurs, étrangers et ceux qui ont été déchus de leurs droits civiques-, soit 29% de la population totale, ces résultats sont nettement moins impressionnants. A l’effet induit par le mode de scrutin -majoritaire à deux tours- s’ajoute ceux d’une participation historiquement basse. Si la France était un village de 100 habitants, nous apprend le site de France TV, moins de 11 auraient voté en faveur de l’un des candidats En marche !. Si l’on prend en compte le vote au premier tour des présidentielles, l’abstention ratisse large : 38% des électeurs des Républicains mais aussi d’Emmanuel Macron se sont abstenus, près de 60 % de ceux du FN, plus de 50% de ceux de Mélenchon et 43% des électeurs de Benoît Hamon. Mais, sans surprise, ce sont d’abord les jeunes et les ouvriers qui s’abstiennent. 66% des ouvriers et 63% des 18-24 ans ne sont pas allés voter.
Le retour du vote de classe ?
Il sera intéressant d’observer ce vote à la lumière de la sociologie. D’ores et déjà, le « rapport sur les inégalités en France » de l’Observatoire des inégalités publié cette année, est riche d’enseignements. Les 10% les plus riches perçoivent plus du quart des revenus, mais près de la moitié du patrimoine. Si l’on observe les dynamiques à l’œuvre en matière d’inégalités, le constat est encore plus terrible. Depuis une vingtaine d’années, les inégalités de revenu sont reparties à la hausse, alors qu’elles avaient baissé à partir des années 1970. Pire, depuis 2003, le niveau de vie des 10% les plus pauvres a baissé. Une baisse inédite depuis les années 1930, selon l’Observatoire des inégalités. Alors que « l’évolution du niveau de vie des 10% les plus riches est marquée par une progression ininterrompue entre 2003 et 2011, malgré la récession de 2008/2009 ». De toute évidence la crise n’est pas une mauvaise affaire pour tout le monde. Encore faut-il noter que pour l’Observatoire, on appartient aux 10% les plus aisés à partir de 3045 euros par mois pour une personne seule, ce qui masque des écarts énormes. Le revenu des classes moyennes, lui, stagne depuis l’année 2000.
Ouvriers et employés absents du discours politique
Parmi les catégories particulièrement à la peine, les jeunes, surtout ceux des quartiers populaires, les immigrés et les familles monoparentales, coincés dans des boulots mal rémunérés ou des temps partiels subis, quand ils ne sont pas au chômage. 36% des personnes vivant sous le seuil de pauvreté -que l’Observatoire calcule à 50% du revenu médian après impôts et prestations sociales, soit 761 euros mensuels- ont moins de 19 ans. Même s’ils sont rarement présents dans le discours politique, les ouvriers et employés représentent encore plus de la moitié de la population active. Or, alors que, jusqu’au milieu des années 1970, un ouvrier pouvait compter rattraper le niveau de vie d’un cadre en une quarantaine d’années, il lui faudrait, en 2013, 166 années pour arriver au même résultat.
Des quartiers sinistrés
Contrairement à une idée répandue, les plus pauvres habitent davantage en ville que dans le péri-urbain. Notamment dans les grandes villes et les banlieues, qui concentrent le plus d’inégalité. Grigny -ville d’Essonne où se situe la cité de la Grande borne- est la commune de France qui concentre le plus de pauvres, soit 44,8%. L’observatoire des inégalités dresse d’ailleurs un « portrait des quartiers les plus défavorisés » dans son chapitre consacré à la pauvreté. On y lit que ces quartiers concentrent à la fois la pauvreté, la précarité et le chômage, ce qui n’étonnera personne. En revanche, contrairement à une idée répandue, la moitié de ces quartiers sont situés dans le Sud de la France. « Il ne s’agit ni de ghettos, ni de territoires de non-droit, écrit l’Observatoire, mais simplement de lieux où vit la population la plus pauvre de France ».
Les riches à l’abri des regards
Si les données ne manquent pas concernant la pauvreté -un million de pauvres en plus en dix ans- celles concernant les riches manquent parfois, peut-être fort opportunément. « Pour vivre heureux, vivons caché », est une devise qui semble bien s’appliquer aux plus aisés et surtout aux très riches. Là encore, depuis les années 1980, la part du revenu global qui revient aux plus riches s’est accrue de quatre points. Même si la crise de 2008 a affecté les revenus tirés des placements financiers, « la remontée des indices boursiers laisse penser que revenus des plus aisés ont à nouveau progressé entre 2014 et 2017 », lit-on dans le rapport. S’agissant des patrimoines, pour lesquels les inégalités sont encore plus marquées que pour les revenus, l’Observatoire des inégalités doit concéder que « aucune comparaison dans le temps n’est possible », l’INSEE ayant changé les méthodes de comptabilisation à deux reprises depuis 2010. Au final, c’est bien le portrait de deux France qui se dégage. Celle dont les revenus s’accroissent et qui peut protéger ses enfants pour des générations entières et celle, concentrée sur sa survie et celle de ses enfants. Or, c’est cette dernière qui s’abstient. Seuls 33% des inscrits ont voté dimanche dernier en Seine Saint-Denis.
Véronique Valentino, le 13 juin 2017