Le 10 juin 2017, ce grand jour où l'Etat français va forcer six Afghans à monter dans un avion pour Kaboul
La France expulse désormais par avion directement de Paris à Kaboul. Une situation qui n’avait plus eu lieu depuis 2009, sous le quinquennat Sarkozy.
C'est aujourd'hui. Le 10 juin 2017, ce grand jour où l'Etat français va forcer six Afghans à monter dans un avion pour Kaboul. Un retour en douceur aux déportations par charter qu'organisait Brice Hortefeux. Et pour être franc, je ne voulais pas parler encore une fois du malheur d'habiter un pays qui traite nos frères nés ailleurs comme du bétail qu'on envoie à la mort. Mais ce matin je n'y peux rien, la honte et la colère répandent leur amertume dans chacun des mots que j'écris, dans ceux que je rature aussi qui m'écorchent les yeux.
C'est Turkish Airlines et la police nationale de la France qui seront les convoyeurs depuis l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. La collaboration franco-turque est déjà en marche, nos votes n'y pourront rien changer et la technique est déjà bien rodée : des couloirs d’aéroports interdits au public et réservés à la police où les plus réticents des déboutés reçoivent une injection de sédatifs, menottés et bâillonnés avant d'être remis directement à la police de ce pays qu'ils avaient fui.
Le lexique qu'utilisent les associations d'aide aux migrants nous rappelle de très mauvais souvenirs — rafles, déportations — mais les journaux télévisés ont corrigé d'eux-mêmes. Adaptés, leurs mots sont ceux que recommande le ministère de l'Intérieur dans ses communiqués de presse — prise en charge par les services préfectoraux, reconduite à la frontière — demain les Français pourront aller voter le cœur léger, comme si les droits humains avaient encore un sens dans une tyrannie sans visage. Je reprends volontairement les mots de John Berger : «Ce qui distingue la tyrannie mondiale actuelle, c'est qu'elle n'a pas de visage.»
Une tyrannie sans visage et une histoire sans nom. Parce qu'il n'y a pas de nom pour raconter qu'il y a deux nuits, gare du Nord à Bruxelles, une centaine de réfugiés ont été embarqués par la police et qu'aujourd'hui, aucune association d'aide aux migrants ne peut savoir précisément où ils se trouvent. Pas de nom pour ce qu'on a découvert à Menton, où la préfecture utilise des locaux inconnus pour parquer les mineurs étrangers qui ont passé la frontière italienne. Et je ne parle pas des chasses à l'homme par des milices de volontaires qui s'organisent en Bulgarie. Non. Nous attendons d'autres récits, des contre-récits où la solidarité humaine est devenue un crime de plus en plus vital, une beauté simple et nécessaire.
Les histoires sans nom de la tyrannie sans visage dessinent un monde où les troupeaux de pauvres sont maintenant traités avec ces méthodes qu'on réservait jusque-là au bétail de l'industrie agro-alimentaire. Piqures, parcage, transport forcé pour sous-traiter l'abattage dans les pays d'origine. La mort des pauvres qui cherchaient naïvement un refuge en Europe est un nouveau marché à flux tendu. Turkish Airlines et la Police Nationale en sont les premiers opérateurs, en attendant que des sociétés se spécialisent pour faire baisser les coûts.
Je me demande de quoi nous avons peur ? Pourquoi attendons-nous encore avant de renverser ce monde qui se construit sous nos yeux ? Je ne sais pas exactement. Je ne peux plus dormir et je pense au geste de Piotr Pavlenski à Moscou, qui avait mis le feu au grand portail de la police politique. Peut-être est-il le seul à avoir lu Soljenitsyne ?
Tieri Briet, le 10 juin 2017