L'AUTRE QUOTIDIEN

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Nous avons appris l'Amour tout entier, par Tieri Briet

Adan, le lycéen de Bergson frappé par un policier

Nous avons appris l'Amour tout entier, c'est un vers d'Emily Dickinson et le 13 mai 2016, à 19 ans, Océane a filmé ét diffusé en direct son suicide sur Périscope, après avoir été violée par son ex-amoureux. Qui s'en souvient ? Deux mois avant, Adan était immobilisé par deux policiers pendant qu'un troisième le frappait - un grand coup de poing dans la gueule - près du lycée Bergson où Adan, à 15 ans étudiait et manifestait contre la réforme du droit du travail. Sa première manif, en première année de lycée, bienvenue dans le monde du travail.

Avons-nous oublié le difficile, le merveilleux apprentissage de l'amour tout entier ? Qui se charge d'écrire l'histoire d'Océane et d'Adan, leur apprentissage de l'amour, l'affrontement avec la violence de la France en 2016, 2017 et demain ? Je voudrais que quelqu'un lèvre la main, dans les rangs des romanciers ou du côté des poètes. Personne ?

Vanessa Simoni, de l'association Les Amis du bus des femmes, évoque une «explosion du nombre de mineures prostituées depuis 2014». Une centaine d'entre elles, âgées en moyenne de 14 ou 15 ans et originaires du Nigéria, sont présentes à Paris. Ceux qui les payent pour les baiser ont pour la plupart le droit de voter, ils peuvent obtenir un passeport leur permettant de traverser les frontières. Dans son poème, Emily Dickinson dit que nous avons tout appris de l'amour — «L’Alphabet — les Mots — Un Chapitre — puis le grand Livre — Puis — la Révélation s’est refermée —» Que faisons-nous de cet amour si des enfants du Nigeria viennent sucer des queues à Paris pendant que nous allons voter ? Le prix est fixé par la loi du marché, entre 10 et 20 €. L'extrême capitalisme veut l'abrogation des lois qui protègent encore un peu les vies humaines. Les prisons pour enfants sont un nouveau marché en pleine expansion.

Le poème d'Emily Dickinson, l'un des plus beaux poèmes d'amour et de sagesse que je connaisse, appartient à un recueil titré «Nous ne jouons pas sur les tombes». Un an après son suicide, la tombe d'Océane reste sans fleurs et je ne sais pas si Adan continue d'aller au lycée. Je voudrais que les journaux nous donnent de ses nouvelles, plutôt que de raconter à pleines pages les moindres gestes des deux candidats, prêts à tous les sales coups pour gagner l'Elysée. Mais la propagande a ses lois qui ne laissent aucune chance aux enfants nigérians, ni aux lycéens tabassés par des flics.

Je recopie les deux autres strophes du poème. Pour la beauté profonde et convulsive qui manque à nos vies.

Nous avons appris l’Amour tout Entier —
L’Alphabet — les Mots —
Un Chapitre — puis le grand Livre —
Puis — la Révélation s’est refermée —

Mais dans les yeux de l’autre
Une Ignorance observait —
Plus divine que celle de l’Enfance
Et l’un pour l’autre, un Enfant —

Tentait d’expliquer
Ce qu’aucun de nous — ne comprenait —
Hélas, que la Sagesse est si vaste —
Et la Vérité — si variée !
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We learned the Whole of Love —
The Alphabet — the Words —
A Chapter —then the mighty Book —
Then — Revelation closed —

But in each Other’s eyes
An Ignorance beheld —
Diviner than the Childhood’s
And each to each, a Child —

Attempted to expound
What neither — understood —
Alas, that Wisdom is so large —
And Truth — so manifold!

Tieri Briet, le 29 avril 2017

Emily Dickinson, Nous ne jouons pas sur les tombes, Éditions Unes, poèmes traduits de l'anglais par François Heusbourg.

Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il grandit à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui à Arles, au milieu d'une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu veilleur de nuit pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Père de six enfants et amoureux d'une journaliste scientifique, il écrit pour la revue Ballast, Kedistan et L'Autre Quotidien, et voyage comme un va-nu-pieds avec un cahier rouge à travers la Bosnie, le Kosovo et la Grèce pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ». 

Blog perso : Un cahier rouge