L'AUTRE QUOTIDIEN

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Moralisation de la politique : n’oubliez pas les lobbies !

Monsieur le Président,

À l’époque du New-Deal aux États-Unis, le président Roosevelt était parti en chasse contre ce qu’il appelait« l’argent organisé » pour désigner l’alliance des nantis contre le bien commun. La démocratie représentative est aujourd’hui clairement entre les mains de lobbies répondant à cette définition d’argent organisé contre l’intérêt général. L’épidémie de conflits d’intérêts et des scandales de corruption participe à la contamination du « tous pourris » qui fait le lit du Front national.

Vous-même d’ailleurs, pendant la campagne présidentielle, avez été victime de cette porosité avec le monde des multinationales en ayant dû évincer précipitamment votre conseiller santé, M. Jean-Jacques Mourad, après avoir appris qu’il avait bénéficié de dizaines de contrats de prestations par le laboratoire Servier, à l’origine du scandale du Mediator.

Dans notre société du risque, l’éthique de responsabilité et le sens de l’intérêt général des dirigeants ont disparu du fait, bien souvent, de la dépossession des acteurs publics par les lobbies, dont la conduite est dictée par la défense de leurs seuls intérêts privés.

L’armée secrète des lobbies nous mène une guerre que nous ne voulons voir. Une guerre contre l’intérêt général. Une guerre pour la dictature de l’argent roi, pour la dérégulation des marchés, la déréglementation… Il est temps de désarmer ceux qui procèdent à la capture de nos institutions : la finance, les Bayer-Monsanto et autres mastodontes de la chimie, de la pharmacie, de l’agroalimentaire…

Construire un mur étanche entre intérêts privés et décision publique 

Leur emprise sur la sphère publique résulte de la démission des régulateurs, de leur soumission. Pour reprendre la célèbre phrase d’Étienne de la Boétie dans son Discours de la servitude volontaire :« Ils ne sont puissants que parce que nous sommes à genoux. »

La clé de voûte des lobbies est le contrôle de l’appareil d’État et des autorités régulationnistes. Or, l’argent facile des grands lobbies industriels inonde les experts des agences censés garantir la sécurité des consommateurs, les politiques impliqués dans le secteur concerné et la haute administration. Ces relations se nouent dans l’anonymat et le secret. Souvent, le lobby tient le stylo du législateur et détricote des dispositions législatives ou réglementaires défavorables à la pérennité de ses activités et de son emprise sur les pouvoirs publics. C’est le règne des trois « D » : l’industrie décide ; elle désinforme en payant de la contre-expertise pour semer le doute quant des risques ou des scandales sanitaires sont révélés ; et enfin, elle diffère, avec la complicité des pouvoirs publics, en arguant qu’il faut réaliser de nouvelles études (c’est le cas de la Commission européenne par rapport aux perturbateurs endocriniens).

De plus, le but d’un lobby pour asseoir son influence et sa« capture scientifique et réglementaire » en usurpant le pouvoir démocratique est de provoquer le désintérêt des citoyens par le dégoût ou la dépossession de tout contrôle démocratique du domaine qui est visé. Le culte du secret, les barrières scientifiques et techniques érigées par le petit microcosme scientifique et politique, sont là pour créer ce sentiment d’impuissance et cet entre-soi antidémocratique.

Il convient donc, Monsieur le Président, de construire un mur parfaitement étanche entre les intérêts privés et la décision publique. La gestion des biens communs et des services publics doit être fondée uniquement sur l’intérêt général, la transparence et les principes qui fondent le service public pour les usagers : la gratuité et l’égalité d’accès des citoyens.

Généraliser des outils pouvant servir de parades démocratiques 

Pour ce faire, Monsieur le Président, un renforcement de notre arsenal législatif est essentiel. Il faut :

  • assurer la transparence de la recherche et la traçabilité des financements publics en créant un pôle d’expertise indépendant ;
  • utiliser des mécanismes de recherche qui n’imposent pas de monopole en réorientant la recherche vers les besoins et non le profit ; en conditionnant les aides à la recherche au maintien de l’emploi et à une maîtrise publique ; en taxant les profits des firmes multinationales pour sauver les services publics ;
  • prohiber les « portes tournantes » (public / privé et vice-versa) et le pantouflage en instaurant un délai de carence de sept ans pour les dirigeants et hauts fonctionnaires comme cela est le cas au Canada ;
  • revoir les instances d’évaluation et de contrôle trop en lien avec l’industrie et ses intérêts ;
  • garantir une formation indépendante des professionnels et experts ;
  • garantir une information indépendante du public et la transparence ;
  • reconnaître après les actions collectives le statut de lanceur d’alerte.

Outre ces dispositions réglementaires participant à améliorer la transparence et à éviter les situations de conflits d’intérêts, il convient de généraliser des outils pouvant servir de parades démocratiques afin de limiter l’influence des lobbies et du clientélisme pour restaurer l’intérêt général. Nous citerons ici :

  • le contre-lobbying citoyen ;
  • l’initiative citoyenne à l’instar de l’ICE au niveau de l’UE ou de la votation suisse ;
  • la coélaboration des politiques publiques à chaque échelon ;
  • les nouvelles formes de débat public pour éclairer la prise de décision sur des politiques publiques d’infrastructures ou des questions sociétales à trancher : convention citoyenne / jury citoyen…

Vaincre la défiance des citoyens envers leurs dirigeants

Ces nouveaux mécanismes de délibération collective permettent également de répondre à la crise de représentation et de légitimité qui frappe notre démocratie. Ils répondent, selon l’heureuse formule de Jacques Testart, au concept d’« humanitude », qui porte en lui à la fois l’idée d’émancipation collective en visant la recherche active de solutions partagées, mais aussi le caractère altruiste, fraternel et empathique que véhicule la notion d’humanisme.

Car, comme l’écrivait le philosophe Alain, « la démocratie, c’est l’exercice du contrôle des gouvernés sur les gouvernants. Non pas une fois tous les cinq ans ni tous les ans, mais tous les jours ».

Puisse ce renforcement de la démocratie et de la transparence face à l’opacité et au règne des puissances de l’argent se produire, Monsieur le Président, pour réhabiliter la chose publique et vaincre la défiance des citoyens envers leurs dirigeants.

23 mai 2017 / Michèle Rivasi et Sébastien Barles

Michèle Rivasi est députée européenne EELV, cofondatrice de la Criirad. Sébastien Barles est docteur en droit public, enseignant à l’université Paris 8 Saint-Denis.