Eléna Ossipova, la vieille dame incroyable qui gâche l'humeur des Russes
« Elle nous a gâché notre humeur »
Eléna Ossipova, Petersbourg
Je découvre, regardant internet, à Petersbourg, qu’il existe une vieille dame incroyable, une artiste peintre naïve, Eléna Ossipova. C’est une grand-mère inflexible, qui vit dans un appartement communautaire, avec une retraite de moins de 8000 roubles (environ 120 euros), ce qui est en dessous du minimum vital, et qui proteste au grand jour.
Elle proteste contre le massacre de Beslan, contre le massacre du Nord-Ost. Le jour des attentats contre Charlie Hebdo, elle avait fait une peinture en solidarité avec le journal, elle proteste contre la guerre en Syrie, contre la guerre en Ukraine. — Elle proteste seule : c’est la seule condition, d’ailleurs, de sa protestation, parce qu’il existe en Russie un droit de manifester tout seul (sans personne avec vous), en brandissant une pancarte sur laquelle vous émettez telle ou telle doléance.
Une des grandes entreprises du régime de Poutine est ce qu’on appelle « le régiment immortel ». Il s’agit d’organiser à travers tout le pays, et dans le monde entier (partout où il existe des « communautés » russes), des manifestations de commémorations de la victoire sur le nazisme en demandant aux manifestants d’apporter des portraits de membres de leur famille qui ont vécu la guerre. Ces manifestations, en apparence apolitiques, se déroulent avec grand renfort de drapeaux, de rubans de St Georges, et l’idée est de réunir l’ensemble de la population dans une mémoire à la fois personnelle, tragique et festive — festive au sens où les manifestations regroupent un grand nombre de gens. Vladimir Poutine a participé en personne à des manifestations de ce genre.
Et donc, le 9 mai, à Pétersbourg, en pleine manifestation du « Régiment immortel », Elena Ossipova s’est assise sur la chaussée, en montrant deux de ses dessins, — dont une caricature de Poutine. Cela se passait en plein centre de Pétersbourg, sur le parcours de cette manifestation.
Elle s’est assise, devant un défilé de dizaines et de dizaines de milliers de personnes. Et la scène a été filmée.
Une fois n’est pas coutume, je partage cette vidéo. Comme c’est en russe, j’ai essayé de traduire les dialogues. — Je n’ai pas compris certaines répliques, trop lointaines.
La vidéo commence au milieu de l’action. Eléna Ossipova a dû tout simplement s’asseoir par terre, ce qui provoque un attroupement. Et les gens, on peut le supposer, se sont mis à l’injurier tour de suite. — Au moment où ça commence, elle est « protégée » par des OMON, des policiers — séparée des autres, mais, réellement, protégée, parce que, encore une fois, ce genre de protestation est légal.
Un policier : Si on fait quelque chose maintenant, ce sera dans les nouvelles, et ensuite…
Une voix : Pourquoi elle fait ça ?
Une autre : C’est une provocation, voilà ce que c’est
Une femme, en calot militaire de la guerre de 41-44 : Grand-mère, vous n’avez pas honte, de déshonorer notre président, il est la fierté de ma patrie, grand-mère… pourquoi vous vivez en Russie ? Nous, on est pour le président, grand-mère.
La femme continue, quand elle se rend compte qu’il y a quelqu’un qui filme : Ne filmez pas, il ne faut pas.
Une voix féminine : On est pour le président, grand-mère… la haine, ce n’est pas chrétien, et nous, on est chrétiens.
Le policier : Il ne peut pas ne pas filmer ? je vous en prie...
La femme : Ne faites pas ça. [filmer]
Le jeune homme qui filme : Pourquoi ?
La femme : Parce que.
Le jeune homme : Expliquez
(La femme se tourne pendant un long moment, puis elle revient : C’est une provocation… des judéo-maçons américains. [le mot « zhido-massony » est beaucoup plus violent — puisque « zhid », c’est youpin, pas juif »] Grand-mère, demandez pardon à Dieu. Vous haïssez notre président
(une voix off) : Il faudrait qu’ils se mettent à prier Poutine…
(autre voix off) : oui, oui
La femme : C’est clair, ça, non, — ça, ne l’écrivez pas. Notre président, elle le déteste. Le seul type bien, [le seul] pas alcoolique (sic !...)
Une autre voix : Vous nous avez gâché notre humeur, — oui, vous l’avez gâchée, pour le 9 mai. Et vous est-ce que vous n’avez pas honte, grand-mère ?
Une voix off : Occupez-vous de vos affaires.
(Une voix lointaine) : Faudrait enlever ça.
La femme au calot : Je ne demande pas de conseils, jeune homme, vous —occupez-vous de vos affaires. Vous comprenez, ne me salopez pas la Russie.
Le jeune homme : moi, je soutiens [Eléna Ossipova].
La femme : Et moi, je ne soutiens pas
Lee jeune homme : si vous ne soutenez pas, vous pouvez demander une autorisation et… [sans doute, manifester votre désaccord]
La femme : Et si ça ne vous plaît, fichez-le camp de Russie, fichez le camp d’ici. La Russie ne vous plaît pas, fichez-le camp de Russie. Si vous haïssez la Russie, qu’est-ce que vous faites ici ?... provocateurs… (La femme s’écarte)
Eléna Ossipova : Vous voulez que vos enfants reviennent dans cet état-là (elle montre sa pancarte, qui dénonce la guerre en Ukraine et en Syrie). Elle « aime la Russie… »…
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On dirait une scène de Harms, non ?
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Mais ce ne sont pas les « judéo-maçons » qui m’ont vraiment frappé, et, dans cette chronique, je ne voudrais pas insister sur l’injure antisémite. Il y a des racistes partout, et, dans cette manifestation, à l’évidence, tout le monde ne pensait pas que toute protestation contre le président Poutine était un coup des youpins. D’autant que, Poutine, pour la dame au calot, c’était le seul « type bien », le seul « qui n’est pas alcoolique ». — Ce qui, déjà en tant que tel, mérite de rester dans les annales.
Non, ce qui m’a frappé, c’est la réplique de cette dame qui dit : « Vous nous avez gâché notre humeur ».
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« Gâcher l’humeur ». C’est ça, réellement, la phrase essentielle. — Parce que, encore une fois, cette phrase me rappelle le commentaire un peu perdu d’un militant breton, qui se proclamait de gauche, votait à gauche, au moment où Françoise avait mis à la lumière le fait que ces militants de gauche, militants « culturels », avaient fondé un lycée qui portait le nom d’un homme qui était un fasciste assumé, Roparz Hemon, un des collaborateurs bretons les plus notoires. — C’était la dernière réunion de l’Institut culturel à laquelle nous avons assisté. En désespoir de cause, après une dizaine de minutes d’invectives dans la salle, j’avais entendu une voix : « Mais pourquoi elle vient nous emmerder ? Elle peut pas nous laisser entre nous et partir ? »
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Le nationalisme, c’est, je l’ai dit, l’élaboration de l’entre-soi, mais d’un entre-soi de consolation réciproque : il s’agit toujours, dans la tragédie ambiante, de se rassurer les uns les autres, en se fabriquant les uns les autres, ressemblants et joyeux. — Cette dame, par exemple, qui est au centre de la vidéo, elle s’est créé une fiction : elle s’affuble d’un calot façon 41-45, et elle se donne l’impression qu’elle participe réellement à la guerre contre le fascisme. Le fait qu’elle ajoute à calot un ruban de St Georges, tsariste, ne la dérange pas, alors que ce ruban devrait dénoncer l’absurdité du calot — puisque les deux sont incompatibles. Non, il ne la dérange pas, parce que tout le monde porte ce ruban, et que ce ruban devient, en lui-même, le symbole de l’éternité du patriotisme russe, comme, par exemple, il est vain, Bretagne, de rappeler que le drapeau noir et blanc, gwenn ha du, produit aujourd’hui en masse et devenu « le drapeau breton », c’est, d’abord et avant tout un drapeau fasciste, puisqu’il était pendant la guerre l’emblème des nationalistes — et ce n’est pas sans raison que brandir ce drapeau, ou ne serait-ce que le mettre en auto-collant sur sa voiture était considéré comme un délit jusqu’aux années 70… Aujourd’hui, sur décision de la Région Bretagne socialiste, il est sur toutes les plaques des voitures. — Bref, on crée d’abord un décor dont la caractéristique essentielle est le fait qu’il se présente comme intemporel, sans référence historique précise, et, à l’intérieur de ce décor, d’abord, on se reconnaît entre soi. Et se reconnaître entre soi est la première condition pour se rassurer. C’est ce que Françoise appelle « le monde comme si ».
Le mode du « comme si », c’est un terme qui désigne par exemple, le monde du conte. Tout le monde sait que le conte n’est pas vrai, mais si l’enfant à qui vous dites le conte vous dit « ce n’est pas vrai », le conte cesse d’exister.
Quand on dit quelque chose contre, on casse le jeu.
Le moindre détail casse le jeu. Blesse, moralement, et physiquement. Parce que là, cette vieille dame, elle casse l’essentiel : l’unanimité. Parce que, pour le nationalisme, comme pour la dictature, il n’y a pas de détails. Tout est un. Chaque fragment est l’ensemble. Et la nation, ici, fabriquée par Poutine, agressée par le monde entier, elle est forte et éternelle, elle console, elle rend forts les gens faibles. Eléna Ossipova la casse à elle seule. Et le jeu devient triste. Et là, s’instaure le ressentiment. C’est le début de la haine.
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Juste le fait d’une vieille dame, assise sur la chaussée sur la Perspective Nevski à Pétersbourg.
André Markowicz, le 14 mai 2017
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.