L'art du contre-récit, par Tieri Briet
Si si, le récit peut aller obstinément vers la joie que donnent la dévoration du regard et l'étreinte, la gourmandise de l'ogre et le flot enivrant des caresses. Une joie entêtante et solaire, brandie contre la tristesse générale que nous avons tous appris à intérioriser — angoisse que nous imposent les médias, les réseaux de surveillance sociale qui leur servent d'échos. L'assourdissante noirceur imposée à nos vies sinistrées.
Hier, place de la Bastille, des lycéens dansaient face aux bataillons de flics en armes (voir vidéo). Mais ce matin, l'euphorie d'être en vie ne figure pas dans les gros titres de la presse. Peut-être est-ce une loi non écrite. En tout cas, c'est déjà une première tyrannie, le commencement d'une misère mentale devenue collective, interminable, un peu comme un ciment entre les gens qui ne parlent que de ça : le piège électoral et la peur de demain.
Les preneurs d’âmes, disait Deleuze, ont besoin de nous persuader que la vie est dure et lourde. Et Deleuze nous manque parce qu'il avait cette connaissance des entraves. Une connaissance espiègle, un art acharné à contredire toutes les aliénations qui s'inventaient.
Si bien que raconter la joie devient un art du contre-récit. Une tentative d'insoumission à ce ciment de la tristesse collective que les journaux répandent. «Ni Le Pen, ni Macron» : la police arrête une manifestation lycéenne non autorisée à Paris», titre Le Parisien ce matin. «Timide mobilisation lycéenne à Paris contre le Front national», mentait Le Monde d'hier soir.
La nasse que la préfecture de police avait savamment programmée autour de la Bastille ne visait rien d'autre que de bloquer la joie de la dernière insoumission. Des corps d'adolescents révoltés par le piège électoral étaient encerclés de boucliers et de lance-grenades, comme s'ils venaient menacer la paix des morts face aux écrans. En effet ils dansaient.
Et ils brandissaient des banderoles où ils avaient écrit un tout autre récit : «Le FN sert aryen» — «Au royaume des aveugles le borgne fait führer» — «Prenons la rue Pas les urnes» — «Ni banquier Ni raciste» — «Ingouvernables, nos voix ne rentrent pas dans les urnes» — «Bloquons la route au FN» — «Macron tu vas chialer» — «Ni patron Ni patrie» pendant qu'ils scandaient, en tapant sur des pots en plastique, «Tout le monde déteste le FN», ou qu'ils écrivaient sur les vitrines d'une agence bancaire : «Créer une banque ou l'attaquer ?» — «La police qui vote FN protège la Banque».
Pourquoi refusons-nous ce contre-récit d'une joie hirsute, non programmée et aussitôt nassée ? Le vieux récit, nous le connaissons déjà. C'est celui que les journaux télévisés nous imposent soir après soir comme un anxiogène inévitable — la responsabilité morale d'un front républicain. Ce n'est plus qu'une rengaine, elle pue la mort de cet ancien régime qui veut nos voix avec le droit de matraquer nos enfants sous nos yeux. Un chant funèbre pour envoyer les migrants à la mort qu'ils ont fuie.
Le monde que nous contestons fait encore semblant de nous donner le choix. Entre l'ordre d'une police de plus en plus fasciste et celui de la finance totalitaire, il ne s'agit plus que de voter en choisissant d'être matraqué ou affamé. Ou bien faire un pas de côté, le pas d'une danse enragée pour inventer la beauté d'un contre-récit nécessaire à nos vies.
Tieri Briet
Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il grandit à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui à Arles, au milieu d'une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu veilleur de nuit pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Père de six enfants et amoureux d'une journaliste scientifique, il écrit pour la revue Ballast, Kedistan et L'Autre Quotidien, et voyage comme un va-nu-pieds avec un cahier rouge à travers la Bosnie, le Kosovo et la Grèce pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».
Blog perso : Un cahier rouge