L'AUTRE QUOTIDIEN

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Polychronies (6) - Coeur de pierre, par Marie Cosnay et Vincent Houdin

Hier encore, mardi 9 mai, à La Chapelle, les personnes qui s'étaient installées, à défaut d'être accueillies au Centre, entre les pierres sous le pont et tout autour, ont été emmenées ailleurs - on va espérer que c'est en un endroit où elles pourront se nourrir, dormir, se lier socialement. Avec Vincent Houdin, nous avions préparé cette chronique musicale il y a quelque temps - et c'est hier que Vincent l'a montée. Elle est dédiée à Jane Sautière et à Fred Thibault, les tout premiers.

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Vendredi, alors qu’il neige ou presque à Paris, sous le pont, porte de la Chapelle, la mairie fait installer de grosses pierres. Ainsi les personnes sans refuge ne pourront plus s’allonger, s’allonger les uns contre les autres, pour se tenir un peu chaud, sous ce pauvre abri qu’est le pont. Même pas un pont. Même pas les corps contre les corps. Des pierres au lieu des corps.

Les mots tuent. Les mots tuent mais avant ça ils sont tués. 
J’ai écrit ça pour commencer, j’étais tellement perturbée, empêchée, muette, étranglée. 

Les mots ne tuent pas tout seul. Les mots quand ils mentent tuent. Et ils mentent. Ils inversent le rapport aux choses, montrent le contraire de ce qu’on voit, ils nient la chose. Ils ne s’arrêtent plus de mentir. Tellement qu’on les rend responsables, on dit : ça suffit, les mots, tous les mots, taisez-vous, et quand on les avait jusque-là tellement en sources, ressources, en plaisirs, on baisse la tête accablés, on est impuissants, on est devenus débiles à souhait. 

C’est tellement ce qui nous arrive. 
Je n’ai pas fait la liste mais depuis que Macron a écrit Révolution, que Marine Le Pen a parlé de diversité, c’est phénoménal, c’est toujours plus. 
Toujours plus de mensonges, à devenir fou. 
Attention, nous allons devenir fous. Nous devenons fous. 
Guéant était condamné à deux ans dont un avec sursis mais l’autre, l’année ferme, il n’allait pas la faire non plus. 
Ferme mais pas ferme. Oui mais non.
Un viol n’est pas un viol. Un accident.
C’est d’un atroce cynisme, la blessure de dix centimètres dans l’anus est hors de doute. 
C’est d’un atroce cynisme qui tue d’appeler le viol accompagné d’insultes hors de doute accident. 
Oui mais non. 
La faute de la victime, la vieille affaire, le vieux mensonge pervers, exactement lui, qui ne permet pas, ne permettra jamais à la victime de se retaper un peu, se réparer. 
C'est tout le viol d’ailleurs qui est nié. Ca n’existe pas. La domination et la torture non plus. L’histoire de la lutte contre les dominations et tortures non plus. 
Comment briser quelqu’un, il y a plein de moyens. Le viol et le déni du viol. 
On est en train de devenir fou. 

Je parle ici, qui nous rendent fous, des mots et des énoncés officiels. 
Je ne parle même pas des énoncés courant sur les réseaux sociaux, de ce qu'on nomme cyber attaque, de cent quarante signes qui peuvent faire ou défaire des présidents, on a entendu ça, Poutine veut faire élire le Pen, il va y avoir des faux comptes, des faux tweets, de fausses infos, des mots menteurs. Je ne parle même pas non plus des grimaces, des absurdités devenues virales, de la vieille réponse enfantine : c’est celui qui dit qui est, contre toute vraisemblance, contre toute évidence, attaquer, en réponse à l’information qui devrait nous scandaliser et avoir des conséquences (un homme à responsabilités publiques s’enrichit amoralement, ment, s’offusque, se maintient, continuant à conspuer les assistés) ceux qui aident à la produire, cette information. 

Les énoncés officiels mentent, le rapport de l’IGPN est une honte, une pure honte, les mots sont verts de honte, ils n’ont plus qu’une envie : se défiler. Ils le voient bien, les mots, qu’ils servent à clouer au pilori le bon sens et quelque chose comme le rapport, les rapports. Le lien, les liens. Ils étouffent. 

Ils sont devenus, les mots, tués à force de servir à l’envers, ils sont devenus vecteurs de cruauté.

On a la tête à l'envers,  le corps pèse le poids des pierres. 

Vendredi, alors qu’il neige ou presque à Paris, sous le pont, porte de la Chapelle, la mairie a fait installer de grosses pierres. Ainsi les personnes sans refuge ne pourront plus s’allonger, s’allonger les uns contre les autres, pour se tenir un peu chaud, sous ce pauvre abri qu’est le pont. Même pas un pont. Même pas les corps contre les corps. Des pierres au lieu des corps. 

Combien, le prix des pierres ? Combien, le prix d’une nuit pour une personne dans un centre d’hébergement ?
Les pierres sous le pont de Paris, porte de la Chapelle, les pierres au lieu des corps, c’est la pierre de trop. 
On n’est pas seulement en train de devenir fous: on est en train d’accepter la grande grande cruauté qui vient. Ou est venue.

Marie COSNAY est professeure de lettres classiques et écrivaine. Elle a publié notamment Vie de HB (Nous, 2016), Cordelia la guerre (éditions de l'Ogre, 2015), À notre Humanité (Quidam éditeur, 2012), Villa Chagrin (Verdier, 2006) et Que s'est-il passé ? (Cheyne éditeur, 2003). Elle fait partie depuis cet été des chroniqueuses/chroniqueurs de L'Autre Quotidien. Vous pouvez la retrouver sur Facebook.

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