L’internet des escargots | Xavier de la Porte
Chronique essentielle sur France Culture de Xavier de La Porte – dense, joyeuse, profonde – chaque matin, sur la vie numérique. Ce matin, il s’agit de rêver autour de l’internet des escargots. Je dépose ici sa chronique pour archive secret et exposé. L’internet des escargots : le titre est beau, et la pensée féconde qui la dépasse. C’est par exemple cette hypothèse qu’internet n’est pas une technique qui nous éloigne du vivant, mais une branche de l’histoire naturelle : qu’il prolonge les modes d’être animal et végétal, les communications comme les aspirations. Qu’en lui se dépose une sorte d’âme immanente. Qu’il ne propose pas des flux, mais conduit ceux qui lui préexistaient et les propulse. Je dépose donc ici le texte de Xavier de La Porte – aussi pour cette remarque incidente et précieuse sur la pensée des arbres.
Images : un réseau social solitaire
Arnaud Maïsetti
Depuis des mois, Yves Citton, théoricien de la littérature et grand connaisseur du numérique, me dit qu’il doit m’envoyer un article sur l’Internet des escargots. Vous imaginez un peu la fébrilité de mon attente. Un Internet des escargots ? Mais que cela peut-il bien être ? Un Internet qui irait à la vitesse de l’escargot ? Un Internet qui connecterait des escargots ? Ou un Internet pour les escargots (des sites de rencontre hermaphrodite ? ou des sites coquins célébrant la puissance érotique de la bave ?) Bref, je rêvais… Jusqu’à ce qu’enfin je reçoive cet article, signé Justin E.H. Smith, professeur d’histoire et de philosophie des sciences à Paris 7, formé en Allemagne et aux Etats-Unis, auteur de plusieurs ouvrages et contributeur régulier à des publications prestigieuses, parmi lesquelles Cabinet magazine, dont est tiré cet article en effet passionnant “The Internet of snails” - l’Internet des escargots.
Justin E.H Smith commence par évoquer un article paru dans le journal français La Presse, en 1850. Un certain Jules Allix y décrivait l’invention d’un système permettant la communication entre les esprits, un système de communication sans fil qui utiliserait des escargots. Allix s’appuie sur l’observation que lorsqu’ils copulent, les escargots relâchent une sorte de fluide presque invisible qui les maintient en lien, un fluide qu’on pourrait étendre à l’infini sans le briser,. L’idée d’Allix est la suivante : vous faites copuler autant de couples d’escargots qu’il y a de lettres dans l’alphabet, vous séparez les couples, les éloignez, et il suffit d’activer vos escargots d’un côté pour que ceux de votre interlocuteur bougent de l’autre, et forment des mots. Allix voyait là un système de communication à distance et simultanée entre tous les êtres humains, un Internet des escargots. Comme on peut trouver des escargots de toute petite taille (et que les escargots n’ont pa besoin d’électricité), on pouvait même imaginer des machines que chacun porterait sur soi. Allix rêvait ainsi que chacun pourrait recevoir du courrier et lire des journaux provenant du monde entier, grâce à une boîte portative d’escargots.
La communication par le vivant
De cette invention, qui n’eut pas de suite pour des raisons qu’on comprend aisément, Justin E.H Smith tire une leçon très intéressante. Il y voit une étape dans la longue histoire de l’Internet, “l’histoire profonde de l’Internet” qui, pour lui, est l’histoire de toute la biologie : trouver ce qui relie les êtres vivants. Et l’auteur de citer diverses expériences qui, depuis le 17ème siècle, ont postulé une communication à distance qui passerait par le vivant. C’était avant que la biologie ne se distingue des sciences de la nature, à un moment où l’on pensait que le cosmos s’était modelé à partir du corps animal et que l’on résoudrait les problèmes de la physique par l’étude de la physiologie, et non l’inverse. Une idée que l’on trouve chez les Stoïciens par exemple qui voyaient le monde comme un gigantesque animal. Mais se trompait-on complètement en imaginant ces étranges circulations ? La question, au fond, est de savoir si nous avons créé Internet à partir de rien, ou s’il n’est qu’une excroissance de ce qui était déjà là, dans la nature. L’auteur penche pour la seconde hypothèse. Et il s’appuie sur les travaux les plus récents qui montrent qu’il y a, par exemple, de la pensée dans une forêt, entre les arbres ou dans un réseaux de champignons. Pas de la pensée au sens d’une communication abstraite entre des esprits maniant des symboles, mais entre des êtres vivants échangeant d’autres signes, une pensée non humaine donc, mais une pensée.
Internet comme branche de l’histoire naturelle
N’y a-t-il pas Internet quelque chose de cet ordre quand, par exemple, je vois que mon tweet est lu ? Est-ce que je ne ressens pas quelque chose comme l’appartenance à un ensemble plus vaste ? L’idée de Smith est qu’Internet aurait tout à gagner à être étudié comme une branche de l’histoire naturelle, à être inscrit dans une généalogie qui ne soit pas uniquement technique.Internet n’est pas un gadget de plus, car il n’est pas un gadget du tout. Il s’inscrit dans la longue histoire de la communication qui, avant le livre, avant l’écriture, a toujours porté en elle quelque chose de mystérieux, au point d’être toujours investie par le divin. Extraire un fragment de sa vie, l’écrire, le poster sans savoir pour quoi et pour qui, c’est l’envoyer rejoindre le cosmos.”Internet est un peu comme un aqueduc, précise Smith, il n’a pas inventé les flux qui circulent entre nous, il les canalise juste.Ce qui circule entre nous, c’est du désir humain, de la haine humaine, qui ne sont en retour que les l’expression microcosmique des lois générales qui, selon Héraclite, gouvernent la nature.” Ce qui explique qu’Internet soit le lieu de la pornographie, et qu’il ait partie liée, depuis sa création, avec la guerre et la haine ; il les a captées. Et, pour terminer et vous inviter à la méditation, je vous cite la magnifique conclusion de cet article : “Internet, qui a toujours existé conceptuellement comme une possibilité est - de la même manière que le destin humain, le désir, les champignons, ou le mouvement des escargots - l’âme incarnée de l’animal.”
Xavier de la Porte